Au-delà de l’État-nation : le confédéralisme démocratique, une alternative politique pour les Kurdes au Moyen-Orient

Les luttes civiles du mouvement kurde au sein des frontières de l’État-nation turc

, par Loez

Avec la création du PKK au Kurdistan Nord, les luttes des Kurdes au sein des frontières de l’État-nation turc ont pris une importance particulière au cours des 50 dernières années.

Newroz 2016. Ces jeunes kurdes sont refoulées par la police turque à l’entrée de la fête du Newroz en raison de leurs robes aux couleurs du Kurdistan. © Loez (tous droits réservés)

Le coup d’état militaire de 1980 en Turquie mené par le général Kenan Evren instaure un pouvoir autoritaire sans contestation possible. Quelques années après, la pression se relâche légèrement, et la création de partis d’opposition est de nouveau autorisée. Entre les années 1990 et aujourd’hui, la stratégie électorale kurde au sein de l’État turc est passée par bien des partis, structures et appellations différentes.

Dans un premier temps, les militant·es politiques kurdes progressistes rejoignent le parti social-démocrate populaire (SHP). Mais fin 1989, sept députés kurdes en sont exclus pour avoir participé à une conférence à l’Institut kurde de Paris. Pour protester, d’autres démissionnent, et c’est ainsi qu’en juin 1990 est créé le parti du travail du peuple (HEP). Parmi les 81 membres fondateurs, on trouve Musa Anter, figure importante du nationalisme kurde, ainsi qu’Ahmet Türk. Selon Öcalan, la création du HEP n’émanait pas du PKK. Mais celui-ci s’est rapidement intéressé à l’initiative, qui a vite rencontré l’adhésion de sa base populaire. [1]

Vedat Aydın, président de la section de Diyarbakır du HEP, est assassiné en juillet 1991. Cela marque le début d’une vague de disparitions et d’assassinats orchestrée par des forces paramilitaires clandestines pilotées par l’État turc et qui s’appuient largement sur l’organisation islamiste kurde Hizbollah. Le HEP s’allie avec le SHP pour les élections de 1991 afin de franchir le barrage des 10% de voix sans lesquelles il est impossible de siéger à la Grande Assemblée nationale de Turquie. 22 député·es du HEP y sont élu·es. Le 6 novembre 1991, lors de sa prestation de serment, la nouvelle députée de Diyarbakir Leyla Zana monte à la tribune en portant sur ses épaules un foulard aux couleurs nationales kurdes, vert, jaune et rouge. Elle prête serment suivant la formule officielle, inscrite dans la constitution, mais conclut en ajoutant : « je dédie ce serment à la fraternité entre les peuples turc et kurde ». De nombreux·ses député·es des autres partis protestent, furieux·ses. En raison de ses activités de promotion des droits culturels et politiques kurdes, le HEP est interdit par la Cour constitutionnelle le 14 juillet 1993. Il est remplacé par le Parti de la démocratie (DEP) créé en mai 1993 en prévision de son interdiction.

Le DEP est particulièrement réprimé, alors que sa base populaire s’étend dans l’espace kurde et que le PKK y exerce de plus en plus d’influence. En juin 1994, le DEP est dissout et remplacé par le HADEP créé un mois avant. Mais jusqu’en 2007, les partis kurdes ne parviennent pas à franchir la barre des 10% qui leur permettrait d’envoyer des député·es au Parlement. Le HADEP est dissout en 2003 mais le DEHAP prend sa relève. Il obtient 6,19% aux élections législatives de 2002, qui marquent le début du règne de l’AKP (parti de la Justice et du Développement, islamo-conservateur), et la reprise du processus d’adhésion à l’Union Européenne et des (toutes relatives) avancées démocratiques. Le DEHAP s’auto-dissout en 2005 et ses membres rejoignent son successeur, le DTP (parti de la société démocratique), qui s’inscrit dans sa continuité. Dans les régions kurdes, la concurrence électorale entre l’AKP et les partis pro-kurdes se renforce. Lors des élections nationales de 2007, grâce à une stratégie consistant à présenter des candidat·es « indépendant·es », le DTP parvient à envoyer 22 député·es à l’Assemblée (sur 550). Finalement, il est interdit en 2009 pour « séparatisme » et remplacé par le BDP, parti pour la paix et la démocratie. Le BDP sera particulièrement actif dans la mise en place d’une politique d’autonomie démocratique dans les régions kurdes. Il s’auto-dissout en 2014, et est remplacé par le DBP, parti démocratique des régions, dans le cadre d’une nouvelle reconfiguration politique.

Le DBP est la composante kurde du HDP, parti démocratique des peuples, co-présidé par le charismatique avocat Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, davantage liée à la gauche radicale turque, et qui a vocation à être un parti politique national en Turquie, portant un programme largement inspiré par le confédéralisme démocratique. Outre le DBP, on trouve au sein du HDP six autres partis, issus de la gauche turque, et une trentaine de groupes issus notamment du mouvement de contestation de la place Gezi, de l’écologie, des mouvements LGBTQI+... Cette stratégie permet au HDP passer le barrage des 10% aux élections législatives de 2015, et d’obtenir 80 sièges de député·es. Mais cette victoire marque le début d’une nouvelle vague de répression, et la fin d’une période d’espoir.

L’évolution des noms des partis est symptomatique de l’évolution idéologique du mouvement kurde. La stratégie visant à s’insérer dans une lutte légaliste en Turquie est mise en place durant la période où le PKK est placé dans la liste internationale des organisations terroristes. Cela coïncide également avec la décision du PKK d’abandonner l’objectif d’un Kurdistan indépendant et de commencer à développer une solution pacifique basée sur la démocratisation de l’État turc. La tactique d’institutionnalisation de la politique kurde s’est liée ensuite au processus de démocratisation de la Turquie et l’ouverture suite à la demande d’adhésion à l’Union Européenne.

La construction d’une autonomie démocratique dans les régions kurdes de Turquie

La période de 2010 à 2015 marque un essor du projet d’autonomie démocratique théorisé par Öcalan depuis sa prison dans les régions kurdes de Turquie, portée par le BDP et le DTK, Congrès pour une Société Démocratique. Ce dernier, créé au même moment que le BDP, et dans la suite du changement de paradigme du PKK, est une fédération à la forme de « proto-parlement », comme la qualifie Pierre Bance. Elle est mise en place dans les régions kurdes afin de regrouper dans une grande assemblée toutes les initiatives politiques, syndicales, sociales, économiques, culturelles visant à la mise en place du confédéralisme démocratique et de l’autonomie au Kurdistan. BDP et DTK proclament en juillet 2011 l’autonomie démocratique dans les régions kurdes. On retrouve dans leur programme les composantes du confédéralisme démocratique : démocratie directe, émancipation des femmes, sensibilité à l’écologie... Quatre points sont mis en avant : la lutte pour l’enseignement et l’utilisation officielle de la langue kurde, l’arrêt de la répression, la suppression du barrage des 10% et la libération des prisonnier·es politiques.

Le mouvement tente alors de mettre en place dans les régions kurdes de Turquie, et notamment dans les municipalités qu’il a gagnées aux élections, un projet politique inspiré du confédéralisme démocratique, en décidant de s’organiser en dehors de l’État dans des structures parallèles. Depuis longtemps déjà, le champ syndical a été investi, notamment dans la confédération des services public KESK [2]. Le mouvement des femmes a créé une association légale, et ouvert plusieurs structures dont des coopératives, qui sont pour les femmes à la fois des vecteurs de formation économique mais aussi d’éducation. Des dizaines de structures se créent dans le secteur associatif : éducatives (apprentissage de la langue kurde), culturelles, humanitaires, sociales... Chacune adopte le système de co-présidence et un fonctionnement démocratique à l’image de celui proposé dans le confédéralisme démocratique. Dans les villes dirigées par le parti kurde légal, des assemblées de quartier sont créées. Elles permettent aux mairies d’avoir un lien direct avec la population pour permettre aux habitant·es d’auto-organiser la vie locale, en proposant notamment une résolution des conflits indépendante du système judiciaire turc, qui a été jusque là un instrument d’oppression du peuple kurde.

© Loez (tous droits réservés)

Cette politique va permettre la formation et l’implication de centaines de militant·es qui s’emparent du projet de confédéralisme. Si celui-ci a été théorisé par Öcalan en prison, puis dans les montagnes, il finit par dépasser le cadre du PKK, et s’enrichit de son appropriation par une population beaucoup plus urbaine que par le passé, par les femmes, par la jeunesse... Si les partis pro-kurdes représentent l’idéologie du PKK dans la scène légale, ils sont en même temps un espace qui permet de la faire évoluer.

Serdar [3] a été condamné à une peine avec sursis pour avoir participé à des activités sur la langue kurde. Rencontré en 2017 dans un café de Diyarbakir, il explique : « il y a des organisations différentes, avec des manières différentes de lutter ; toutes ne sont pas armées, tout le monde ne peut pas prendre les armes, nous ne sommes pas des robots ; mais toutes se battent pour la même chose : la liberté. » Ainsi se crée une galaxie d’organisations de taille plus ou moins importante, notamment après la vague de répression de 2016, plus ou moins connectées aux structures politiques, mais agissant toutes dans une volonté de s’autonomiser par rapport à l’État et de lutter dans la société civile pour les droits du peuple kurde. L’appropriation des idées politiques d’Öcalan par une jeunesse urbaine attachée à son identité kurde et déterminée à agir de quelque manière que ce soit, sans forcément vouloir rentrer dans les cadres existants, l’affaiblissement du mouvement civil du fait de la répression des structures politiques légales, et les débats au sein de celles-ci sur les stratégies à adopter, tout cela a contribué à faire évoluer les dynamiques pour le mouvement kurde, et à ré-équilibrer la balance des pouvoirs entre ses différentes composantes. Si autrefois, le PKK avait un fort ancrage rural et que ses idées se diffusaient de la montagne et les villages puis les villes, depuis ces dernières années les zones urbaines jouent un rôle de plus en plus important qui n’est plus ignoré par la direction du parti dans les montagnes de Qandil, malgré le poids que celle-ci conserve sur les orientations du mouvement.

La guerre des villes [4]

En décembre 2015, une jeunesse kurde poussée à bout par l’absence de perspectives et la répression constante de l’État turc, trouvant trop limitée l’action des mouvements légalistes et appuyée par des cadres du PKK, déclarait l’autonomie dans les quartiers de plusieurs grandes villes du Kurdistan, déchaînant sur elle la violence de l’État turc. Des quartiers entiers de grandes villes kurdes sont assiégés par les forces spéciales, bombardés par l’aviation. Si les pertes sont difficiles à estimer, on peut compter des centaines de morts et des milliers de déplacé·es suite aux combats. En février 2016, environ 180 civils sont brûlé·es vif·ves par l’armée turque alors qu’ils et elles étaient réfugié·es dans des caves de la ville de Cizre pour se protéger des combats. L’action de l’État turc s’inscrit dans la continuité d’une volonté de « rénovation » urbaine.

Quartier historique de Sur à Diyarbakir, rasé par l’armée turque dans les combats de 2015/2016. © Loez (tous droits réservés)

M. est est une figure influente du quartier de Sur à Diyarbakir. Pour lui, comme pour nombre d’habitant·es et d’activistes, après avoir échoué à faire partir les habitant·es qui refusaient les maigres dédommagements proposés en échange d’aller vivre dans des quartiers périphériques fortement excentrés, « l’État a utilisé le soulèvement de la jeunesse comme prétexte pour raser une partie du quartier ». L’emploi de moyens militaires complètement disproportionnés, allant jusqu’aux bombardements aériens, appuie cette thèse. Les populations des quartiers populaires, soutien du mouvement kurde, sont dispersées dans des quartiers périphériques où les liens communautaires sont brisés, et sont poussées à s’endetter pour acheter des logements sociaux de mauvaise qualité. Quant aux zones détruites des quartiers historiques, l’État y fait construire de coûteux bâtiments qui reproduisent l’architecture traditionnelle, destinés aux classes aisées qui seules pourront se permettre leur achat.

Suite à la guerre des villes, puis à la répression qui suivra la tentative de coup d’État de juillet 2016 contre Erdogan en Turquie, initiée par le mouvement de son ancien allié Fethullah Gülen mais dont les circonstances exactes restent troubles, la majorité des structures sont fermées et les maires appartenant au HDP limogé·es et remplacé·es par des administrateur·rices nommé·es par l’État. « Dans certaines villes et districts où nous servons en tant qu’administrateurs locaux, les déclarations d’auto-organisation, (...) ont été décidées avec l’accord commun des assemblées populaires locales, les organisations de la société civile, les initiatives civiles et les administrations locales dans le cadre des principes de la décentralisation en tant qu’acte civil contre la pression de l’État » peut-on lire dans une lettre du DBP [5] adressée au Conseil de l’Europe [6] qui dénonce la répression violente de ces initiatives. Depuis 2016, les élus kurdes et les militant·es des structures civiles sont régulièrement arrêté·es lors d’opérations d’envergure, empêchant la reconstruction d’un mouvement puissant de contestation civile. Plus de 6 000 membres du HDP sont actuellement en prison, dont S. Demirtas et Figen Yüksekdag, anciens co-président·es. A ceux-ci s’ajoutent les militant·es d’autres organisations, les journalistes, les civil·es...

L’expérience accumulée dans les régions kurdes de Turquie servira à la mise en place du projet politique de confédéralisme au nord de la Syrie, et verra ce projet développé à grande échelle, avec certes des contraintes dans un contexte de guerre, mais du moins pas celles imposées par la présence d’un régime autoritaire refusant toute expression d’une autonomie kurde.