Au-delà de l’État-nation : le confédéralisme démocratique, une alternative politique pour les Kurdes au Moyen-Orient

La présence des femmes kurdes au sein des organisations politiques kurdes : le Komala et le PKK

, par KARIMI Fatemeh , ROSTAMPOUR Somayeh

Avec leurs émergences tardives (début du XXe siècle) par rapport au nationalisme, plusieurs organisations politiques kurdes de tendance marxiste comme l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) au Kurdistan d’Irak, le Komala au Kurdistan d’Iran et le PKK au Kurdistan de Turquie apparaissent dans le champ politique de la société kurde dans les années 1960 et 1970. Leur objectif principal est de remettre en question la répression politique des Kurdes par les États centraaux qui les dominent, ainsi que la marginalisation de la cause kurde chez les marxistes des pays où ils et elles habitent. Parmi ces organisations, le Komala et le PKK insistent d’une manière distinctive sur la participation politique des femmes. Ainsi, la première présence des femmes kurdes en tant que combattantes se fait d’abord au sein du Komala en 1982 et puis au sein du PKK en 1984. Le mot kurde « peshmerga » signifie "celui qui affronte la mort". C’est une sorte de référence métaphorique aux combattant·es qui n’hésitent pas à affronter courageusement le danger et la mort pour la cause kurde. Ce mot entre pour la première fois dans la littérature politique du Kurdistan iranien en 1946. Alors que pour ces forces armées, quel que soit le sexe, le Komala utilise le mot « peshmergas », le PKK utilise le mot non kurde de « guérilla », hérité de la gauche turque. Se faisant, ces partis mettent en avant la figure de la femme active sur la scène politico-armée kurde et bousculent l’essentiel des normes de genre qui présentent la femme comme « faible » et « fragile », ayant besoin de « protection », à l’opposé de l’homme « fort », « brave » et « combattant ». En acceptant la participation des femmes, ils se différencient ainsi des autres courants politique de leur époque, surtout des nationalistes kurdes, qui jusque-là ignorent la question des femmes.

Il est important de noter que les contextes dans lesquels le Komala et le PKK émergent ne sont pas nécessairement les mêmes. Le Komala, influencé d’abord par la tendance maoïste, puis par le marxisme révolutionnaire depuis 1983, émerge officiellement sur une scène politique débarrassée du pouvoir au lendemain de la victoire de la révolution de 1979 en Iran, et son apogée politique se limite aux années 1980. Le PKK, essentiellement marxiste-léniniste lors de sa fondation à la fin 1978, émerge en Turquie deux ans avant le coup d’État de 1980. La présence politique et armée du PKK se perpétue au niveau national et régional jusqu’à aujourd’hui. Le PKK, à partir de l’année 2000, se prolonge dans une nouvelle orientation idéologique, proche du communalisme, connu sous le nom du « confédéralisme démocratique ».

Femmes peshmerags du Komala. Photo d’archive

Dès son émergence, de 1979 jusqu’à la fin des années 1980, le Komala attire l’attention de nombreuses femmes provenant de différentes villes kurdes, la plupart âgées de moins 30 ans, analphabètes ou scolarisées aux niveaux primaire et secondaire, issues de classes sociales variées (enseignantes, élèves, femmes au foyer, etc.). Après le début de la lutte armée, des villageoises, plutôt analphabètes, rejoignent également l’organisation en tant que combattantes. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer : tout d’abord, un discours radical mettant en avant à la fois la cause kurde, la justice socio-économique, ainsi que les droits des femmes (comme l’égalité des droits entre les sexes, critiquer le voile obligatoire imposé par le gouvernement, la violence faite aux femmes, la polygamie, etc.,) et l’entrée de l’organisation dans la lutte armée contre les forces de la République islamique d’Iran en avril 1980. Alors que les priorités politiques du Komala en tant qu’organisation d’extrême gauche sont principalement fondées sur la question kurde et la justice socio-économique (axée sur l’anticapitalisme), l’organisation produit également une réflexion sur la question des femmes, même au plus fort des tensions politiques auxquelles elle est toujours confrontée. En raison de l’intensité des événements politiques et de la priorité du domaine pratique sur le domaine théorique, les membres du Komala ne peuvent pas consacrer beaucoup de temps à l’écrit entre 1979 et 1983. L’insistance du Komala sur l’égalité entre les sexes et l’appel aux femmes à s’engager politiquement se font oralement, sans textes ni définitions précises. Pour la première fois et à l’initiative de certaines figures de l’organisation, la Journée internationale des droits des femmes est célébrée au Kurdistan iranien en mars 1979. Après le retrait dans les zones rurales et montagneuses à partir de l’année 1981, la question des femmes apparaît de plus en plus dans les sources écrites de l’organisation. Au sujet de l’évolution du traitement de la question de la femme, le Komala souligne dans le quatrième article de son programme pour l’autonomie du Kurdistan en 1984 « la pleine égalité des hommes et des femmes dans tous les droits et l’abolition de la discrimination selon le sexe ». Et dans le cinquième article, il énonce également « la pleine égalité des droits légaux pour toutes les personnes de la communauté autonome, sans distinction de sexe, de religion, et de convictions politiques ». Une partie de l’éducation (la formation) des nouveaux peshmergas est également consacrée à « la question des femmes et à l’égalité totale des droits des femmes et des hommes ». Les politiques discriminatoires de la République islamique d’Iran sont également critiquées dans certaines sources écrites de l’organisation.

Monireh Modaresi, peshmerga du Komala tuée le 14 novembre 1985. Photo d’archive

Le PKK, un mouvement de libération à la fois nationaliste et fanoniste, rêve de mettre fin au colonialisme de l’État turc, car ce dernier ne respecte pas les droits des Kurdes qui représentent 20% de la population du pays. À cette fin, il facilite grandement la mobilisation des femmes. Alors que la première vague des mobilisées du PKK, massive dans les années 1990, inclue les femmes peu éduquées, principalement issues de la classe populaire des zones rurales qui cherchent une solution dans la kurdicité en fuyant la pression familiale, celles des dernières générations s’engagent à la fois pour des buts féministes et pour l’autonomie des Kurdes. Après les années 2000 en particulier, les participantes actives sont jeunes, célibataires et relativement plus éduquées. Pour elles, des questions telles que « la représentation des femmes aux niveaux supérieurs du parti » et celle de « la participation active au processus de prise de décision » sont principales. D’autre part, l’intégration des femmes devient un argument politique pour le PKK de contester l’image arriérée et non civilisées des Kurdes : les femmes, ces « moteurs de la modernisation », s’investissent dans la « Kurdicité » du PKK. De cette manière, il peut remettre en cause l’image idéologique que gouvernement turc dépeint des Kurdes, comme arriéré·es et non civilisé·es. Les premiers textes sur la « femme kurde libre », qui reformulent la structure familiale au Kurdistan, apparaissent dans les écrits du leader du PKK en 1986. En intégrant des thèmes liés à l’égalité des sexes, Öcalan crée l’idée d’une kurdicité moderne qui apparaît également comme un récit critique de la famille, de la féminité conventionnelle et de la virilité. Il fait également une critique de l’État, du capitalisme et du patriarcat. Les premières analyses théoriques concernant l’exploitation patriarcale des femmes via des sources mythologiques ont servi à placer les femmes au centre de la libération nationale kurde. Depuis lors, les différentes tentatives théoriques telles que la théorie de tuer l’homme dominant, la théorie de rupture des femmes des hommes (nommée aussi la théorie du divorce total) et l’idéologie de la libération des femmes annoncée en 1998, développent l’aspect théorique du mouvement sur la question des femmes. Les derniers développements intellectuels du mouvement conduisent à l’émergence de la jinéologie [voir article sur le sujet], qui est une tentative de localiser (même kurdiser) le féminisme.

Sur le plan pratique, dans les premiers temps entre février 1979 et 1982 (caractérisés par la négociation et le dialogue entre les forces politiques kurdes, y compris le Komala et le nouveau gouvernement en Iran), les femmes kurdes participent activement aux activités sociopolitiques menées par le Komala en tant que sympathisantes. Elles organisent et prennent part à des manifestations (contre l’obligation du port du voile, pour la libération des prisonniers politiques), mais aussi à des grèves, notamment en faveur des revendications politiques des Kurdes, contre la présence des forces gouvernementales dans les régions kurdes ou pour fournir aux femmes défavorisées un service de santé, une éducation de base, des cours de couture et de tricot et, dans certains cas, une aide financière. Également, elles œuvrent à sensibiliser et attirer l’attention des femmes défavorisés sur des sujets politiques tant au niveau national que régional comme la cause kurde et la discrimination socio-économique. Dans la deuxième étape, à partir d’avril 1980 et juqu’à la fin des années 1980, la lutte armée gagne du terrain et l’organisation connaît finalement sa défaite politique et armée. Au cours de cette période, les tâches des femmes au sein de l’organisation entrent dans une nouvelle phase, à savoir la lutte armée. Certaines tentent d’aider le Komala de manière clandestine (collecter des fonds, des médicaments, des vêtements, transmettre des messages, des journaux, des articles nécessaires notamment aux zones de combat). Cependant, la présence des femmes au sein de cette nouvelle organisation ne se limite pas uniquement au statut de militantes dans l’espace urbain. Après le début de la lutte armée, les femmes deviennent membres officiels du Komala en tant que « peshmerga » en 1981. Émerge ainsi pour la première fois un nouveau modèle de femme engagée sur la scène politique kurde : la femme combattante, qui prend les armes et se bat aux côtés des hommes à partir de 1982. Elles deviennent non seulement membres officielles de l’organisation en tant que peshmergas, mais prennent également de nouvelles responsabilités liées à la lutte armée, comme l’édition de journaux et de brochures de propagande, la radio, l’enseignement, la logistique, l’approvisionnement, l’alimentation et le soin aux blessé·es, pour finalement devenir combattantes en 1982.

Combattantes du PKK dans les monts Qandil, avril 2014. Photo d’archive

Les femmes du PKK, pour leur part, s’organisent surtout à partir de 1992, afin de se rendre indépendantes des hommes ainsi que des mouvements nationalistes kurdes et des féministes turques du pays. En créant des bataillons féminins identifiés comme forces d’autodéfense des femmes, les combattantes du PKK peuvent atteindre un haut niveau de participation à la lutte armée. Alors que la présence des femmes dans les rangs des guérillas au sein du PKK en Turquie est relativement faible à la fin des années 1980 et au début des années 1990 (10% des troupes), leur présence a aujourd’hui fortement augmentée et atteint les 40%. On estime que plus de dix mille femmes combattantes s’engagent au sein du PKK, qui se compose d’environ 35.000 guérillas dans son ensemble. Au sein de ce mouvement, les longs combats donnent l’occasion aux femmes kurdes de renforcer leur place au sein de leur propre organisation en occupant notamment des postes très importants dans la hiérarchie. En effet, selon les quotas, chaque sexe doit être représenté à hauteur de 40 % minimum dans les postes de direction armé et politique du PKK. Au niveau politique, les femmes kurdes en Turquie jouent également un rôle dans les partis politiques pro-kurde, les municipalités et la diplomatie. Elles jouent également un rôle social au sein d’institutions telles que l’académie des femmes, les maisons des femmes et toutes sortes d’organisations civiles féminines où elles luttent particulièrement contre les violences faites aux femmes. Au niveau individuel, les femmes sont présentes dans les grandes manifestations, les grèves de la faim, les rassemblements, réunions ou les actions.

Alors que le Komala et le PKK accélèrent la politisation et la participation des femmes kurdes à la vie politique et armée, ce sont les femmes du PKK qui mènent la mobilisation des forces féministes et consolident la position des femmes, tant au sein du mouvement que dans la société. Pour ce faire, elles développent des organisations féminines non-mixtes afin de pouvoir aborder le problème de l’inégalité entre les sexes de manière transformatrice.

Côte à côte, Helbest Goyî et Sarina Lales Sengal une militante politique et une combattante tuée par l’armée turque lors de la guerre des villes au Kurdistan Nord en 2015 / 2016.

Malgré la défaite du Komala sur les plans politique et armé et l’exil de nombreux·ses membres – notamment vers des pays européens au début des années 1990 –, la présence massive des femmes kurdes dans la vie politique et armée, à l’instar du cas des femmes du PKK, présente une rupture profonde dans le processus de la socialisation des femmes, confinées pour la grande majorité au statut d’épouse et de mères. Cela permet ainsi une reconfiguration dans la division sexuelle du travail au sein de la société kurde. La mort violente de centaines de femmes du Komala et du PKK tombées au combat (48 femmes pour le Komala et des centaines pour le PKK) ou assassinées en prison dans le cas de Komala (41 femmes) ou lors d’attaques-suicide parmi les combattantes du PKK (11 cas entre 1996 et 2013), prouvent que les femmes sont également capables de combattre et mourir pour leurs convictions politiques. En ce sens, elles constituent une rupture dans les normes de genre dominantes parmi la société kurde avant les années 1970. Dans les deux cas, loin des stéréotypes de genre considérant les femmes comme « vulnérables » ou « pacifiques », toutes les femmes peuvent choisir de participer à la branche armée. La volonté personnelle et les capacités physiques et mentales sont les seules conditions requises pour participer au domaine armé, marqué par la « masculinité » et la « non-mixité ». Les deux contribuent à modifier plusieurs normes de genre qui font du « sujet politique », « combattant », « peshmerga/guérilla », « martyr », des caractéristiques exclusivement « masculines ». Si les femmes peshmergas du Komala n’ont pas réussi, en une courte décennie marquée par un échec organisationnel, à remettre en question leur invisibilité dans leur organisation, c’est désormais chose faite pour les femmes du PKK. C’est avec la continuité/permanence de la lutte du PKK pendant plus de 40 ans, que le statut des femmes au fil du temps ainsi que leur visibilité ont pu évoluer en profondeur au sein de l’organisation. Si c’est au sein de Komala qu’émerge pour la première fois la figure d’une femme kurde combattante, c’est le PKK qui la popularise massivement comme un modèle pour les jeunes kurdes politisées, dans un idéal de style de vie lié à l’identité de genre. Le rôle des femmes au front est symboliquement reconnu et certains visages féminins sont progressivement héroïsés et iconisés à travers la lutte des femmes du PKK.

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Fatemeh Karimi est docteure en sociologie de l’EHESS. Sa thèse de doctorat est intitulée « Les rapports de sexe entre les forces politiques Kurdes en Iran entre 1979-1991 : le Komala ». Son travail se concentre sur les femmes kurdes et les problèmes de genre et d’ethnicité dans les régions kurdes d’Iran. Elle a publié 2 livres en farsi, l’un sur les mutilations génitales au Kurdistan d’Iran, l’autre sur les effets de la polygamie dans les régions kurdes d’Iran.

Somayeh Rostampour est doctorante en Sociologie politique à Paris 8, elle travaille sur les thématiques croisées du genre, de la politique et la lutte armée.