Au-delà de l’État-nation : le confédéralisme démocratique, une alternative politique pour les Kurdes au Moyen-Orient

Entre justice communautaire et justice internationale : construire la réconciliation

, par COLOMBANI Anouk

La justice est une aspiration cruciale de toutes les révoltes. Une fois la révolte passée, comment la mettre en œuvre ? Comment transformer en droit la justice ? Face aux horreurs du XXe siècle et aux communautés fracturées, on pense aujourd’hui que la justice est un élément essentiel dans la cohésion et la construction d’une société, mais que celle-ci ne doit pas être punitive.

Diyarbakir, mars 2016. Abdullah, 52 ans, tient une photo de son fils Gündüz. En décembre, au début des combats, il est revenu aider sa soeur à quitter. Sur lors d’un cessez-le-feu. Une vingtaine de jours plus tard, son pàre a appris sa mort à la télé, dans une liste de personnes que la police affirmait avoir été tuées. Sa famille attend depuis 2 mois et demi de récupérer son corps.

Dans la charte du Tev-dem de 2013, l’article XII est consacré à la Justice. Dans le contrat social de 2016, c’est un chapitre entier (le chapitre 8), qui s’occupe du « Système de justice » [1]. On peut déceler dans ces textes une conception spécifique de la justice liée à l’expérience politique et sociale de cette région.

Soumis à des justices d’État oppressives et inégalitaires, les Kurdes en Syrie comme en Turquie ont entamé des réflexions dès le début des années 1990 sur la mise en œuvre d’un système de justice qui soit sociale, non violente et vise à réparer les collectifs humains au lieu de punir. Ils tirent leurs inspirations des souvenirs et pratiques de « conseil des anciens », mais aussi des expériences qui ont émaillé les années 1990 dans d’autres ex-dictatures (Afrique du Sud, Argentine, Chili, Chiapas…). Avec la naissance du Système fédéral démocratique de Syrie du Nord, la question s’est faite plus crue : créer une administration autonome, c’est nécessairement penser un système de justice efficient, comprenant à la fois la question des ennemis de guerre comme daech, mais aussi des fauteurs de trouble internes à la société. Il s’agit aussi de faire rupture avec la « justice » de l’État syrien (et plus généralement des États qui entourent la région) fondée sur une raison d’État vengeresse. Enfin, cette naissance est liée au mouvement politique kurde, qui a fait naître l’idée de confédéralisme démocratique. L’idéologie qui sous-tend cette proposition politique ne se reconnaît pas dans les traditions du droit bourgeois et libéral occidental, elle propose un droit où le collectif tient une place plus centrale.

Une justice non violente

Parmi les mesures évidentes à leurs yeux, les peuples de l’AANES ont supprimé la peine de mort (encore en vigueur en Syrie et en Irak), supprimé les pratiques de tortures (quasi institutionnelles en Syrie et en Turquie) et plus largement les mauvais traitements. Ces mesures s’inscrivent dans le refus d’une vengeance institutionnelle sur les corps des soldats adverses comme cela a été massivement pratiqué par l’armée turque ou encore les corps des opposants, des « anormaux » … dans les prisons turques ou syriennes. Ces mesures ne sont pas anecdotiques d’autant plus qu’elles prennent effet dans un cadre de guerre, où le non-respect de la justice ordinaire est plutôt la règle.

Le traitement des prisonniers de daech est à ce titre intéressant. L’administration appelle à constituer un tribunal international qui traiterait des crimes commis par daech. Pour ce faire, l’AANES tente de fournir une connaissance assez précise des membres de daech, de tous âges et des deux sexes qui ont été arrêté·es. Or la connaissance de l’ennemi permet de voir l’humain derrière le criminel. De ce travail minutieux, l’AANES a tiré des pistes de justice qui pourraient exister du rapatriement des ressortissant·es non syrien·nes vers leur pays à un tribunal spécifique géré par l’ONU. [2]

Que l’AANES prenne en charge cette question de que faire de ces combattant·es est en réalité assez étonnant, étant donné qu’elle n’est toujours pas reconnue comme une entité administrative. Il y a là une contradiction très forte des institutions internationales qui refusent de reconnaître son autonomie mais lui laissent gérer des milliers de prisonnier·es de guerre. [3] Dans un autre contexte et sans réflexion sur la justice, cela aurait pu aboutir à l’assassinat massif des membres de daech. L’attitude des institutions internationales est inconséquente et dangereuse pour tous les acteurs de la région. À l’inverse, on mesure la force de la décision de l’AANES de traiter sérieusement la question. En même temps, le faire, c’est appuyer leur reconnaissance par les institutions mais aussi entamer une réflexion d’ampleur sur la justice de leur territoire.

Une justice fondée sur la paix et le consensus

Cette décision est sans doute liée à la prégnance du terrain. En tant que directement concerné·es et en tant qu’héritier·es de nombreuses injustices, les habitant·es de la Syrie du Nord souhaitent construire une justice qui fasse tenir leur société. Or daech est une construction internationale monstrueuse, mais il est aussi la continuité des violences que connaissent les habitant·es de la région depuis sa partition au début du XXe siècle. Par ailleurs, cela n’est pas une question extérieure à l’administration, daech attise les tensions entre les diverses communautés présentes sur le territoire. Un dernier élément, très courant après les conflits de masse, joue : le nombre important de criminels. Or l’AANES n’a pas les moyens de garder en prison tous les combattants de daech, encore moins si elle doit s’intéresser à leur condition de détention. Des pays européens en 1945 jusqu’à l’Afrique du Sud de 1990, en passant par le Rwanda après le génocide, au Cambodge et à l’Argentine, la conclusion est toujours la même : il va falloir vivre avec des bourreaux.

Cette question du nombre de criminels mais aussi de l’inhumanité de fait induite par la prison a amené l’AANES a décidé de deux amnisties en 2020. La première a concerné les prisonnier·es de droits communs, incarcéré·es pour des délits « mineurs », l’autre concerne les prisonnier·es de daech. [4] L’amnistie est un mécanisme paradoxal mais important de l’État de droit, puisqu’elle autorise la réintégration dans la société de condamné·es, elle réinjecte aussi de la justice sociale en assumant une part politique à la justice.

À la fois à cause de la situation des prisonniers islamistes et de l’histoire violente entre les communautés de la région, l’AANES avance que la justice doit être fondée sur le consensus et viser à réparer les plaies de façon permanente depuis le bas. En droit, cela donne la création de plusieurs mécanismes de justice à tous les niveaux de la société au travers d’institutions, de commission, de conseils… ayant la charge de la justice sur le territoire. Les expériences internationales des commissions Vérité fournissent de la matière, mais les Kurdes se sont aussi appuyé·es sur les expériences de « comité Paix et Consensus » apparues dès le début des années 1990. Ceux-ci prenaient en charge les problèmes quotidiens au sein des communautés, se plaçant ainsi en deçà de l’État syrien, qui réprimait violemment les populations.

Avec l’émergence du Rojava, ces comités ont pu se déployer en toute légalité. Dans la charte du Tev-Dem, ils prennent le nom de comité de la Réconciliation et de la Justice Sociale. Le contrat social précise : « La justice dans la société est considérée comme une base pour organiser et auto-protéger la société. La justice passe par la résolution des problèmes dans les Communes de villages, de quartiers et de ville. Cette résolution se fait au moyen du dialogue, de la négociation et du consentement mutuel ». Très concrètement le Contrat social stipule que dans les villages, les groupes peuvent former les mécanismes de justice qui leur correspondent – dans les cadres fournis par le contrat social. Tout ce qui peut se traiter localement se traite localement. Ils y voient la garantie d’une justice démocratique. On trouve aussi des conseils de justice des femmes composés uniquement de femmes qui prennent en charge la question de leurs droits, des violences conjugales et domestiques, du sexisme, des questions de divorce ou encore de la garde des enfants.

Manbidj, avril 2018. Maison des femmes. Jihan reçoit ce couple, dont la femme veut divorcer. La maison des femmes est un espace d’organisation pour les femmes, contre les violences familiales et conjugales et pour faire respecter leurs droits. © Loez (tous droits réservés)

Une justice sociale et collective

La pratique du droit repose sur la reconnaissance d’une part politique de la justice. Sa mise en œuvre repose sur des idées féministes mais aussi écologistes. Le premier aspect bénéficie d’une histoire entamée en Turquie. Dès les années 1990, le mouvement féministe kurde avait mis en place une justice interne. Celle-ci s’appuyait sur des prises en charge en non-mixité (sans homme) des violences. Plusieurs activistes rencontrées témoignent d’histoires où des hommes auteurs de violences sexistes ont perdu leur poste dans des mairies tenues par le BDP. [5] Mais au fil du temps, ce système de pression va devenir une pratique collective. Cette justice est féministe, pas parce qu’elle s’exerce en non-mixité, mais parce qu’elle considère que les questions traitées relèvent du collectif. Elle casse l’isolement des femmes face aux violences patriarcales et les insère dans un système de solidarité où les problèmes qu’elles rencontrent sont partagés et les solutions cherchées ensemble. C’est sur ces mêmes idées que la justice qui s’expérimente doit être écologiste.

Le fonctionnement de la justice ne part pas des droits de l’individu, mais des constructions collectives. La transformation en droit de l’idée de justice tente donc de suivre ce principe. Les mécanismes sont donc soit liés à un groupe précis (tel peuple, telle groupe religieux…), soit au contraire pensés pour être représentatifs de la société entière. Quoiqu’il en soit, l’objectif est une « concorde sociale », une « paix » entre les parties impliquées – sur le tout chapitre (assez court), le mot individu n’apparaît qu’une fois.

Conclusion

L’expérience du Rojava nous rappelle que si la justice est universelle, sa matérialisation en droit est située. La justice proposée par le Rojava est à la croisée de la justice pénale, la justice restaurative et une justice non violente. Elle est loin d’être finie dans sa construction. Elle se superpose d’ailleurs parfois avec la justice syrienne ou des justices communautaires ou locales persistantes. Plusieurs questions sont en suspens et ne se régleront qu’avec la pratique : celle de la confrontation entre une justice de terrain et le besoin du Conseil de Justice de l’AANES - qui supervise l’ensemble des mécanismes - de faire converger des pratiques qui puissent correspondre au principe du Contrat Social. L’autre question est celle des individus face à une justice collective. Si le droit libéral échoue régulièrement à satisfaire les individus dans leur plainte, une justice collective fondée sur la discussion peut-elle le faire ? La justice fondée sur le consensus passe aussi beaucoup par la reconnaissance de la victime, et sur cet élément, rien n’apparaît clairement dans le système de l’AANES. Rien de grave là-dedans, il faut prendre la proposition de l’AANES pour ce qu’elle est : une proposition supplémentaire de tentative située de rendre justice. Aucun pays du monde ne possède actuellement une justice et un droit satisfaisant, cela demeure un des défis majeurs pour le XXIe siècle. Cette expérience vient apporter à la longue réflexion entamée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.