À contre-courant : arts, politique et transformation sociale

En Inde, des identités culturelles plurielles et disputées

, par KUMAR Madhuresh

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La trame culturelle de l’Inde est faite d’un entrelacs de traditions orales pluriséculaires et fermement enracinées, dont l’influence dépasse souvent celle des écrits. Le noyau dur de ce patrimoine est composé d’épopées, telles que le Ramayana et le Mahabharata, de védas et d’upanishads, transmis par voie orale de génération en génération par le biais de récits, de poèmes et de contes. Même le Rig-Véda n’aurait pu parvenir jusqu’à nous sans la tradition orale.

L’Inde compte toutes sortes de modes d’expression orale : dohas, chaupais, distiques, ghazals, poèmes, contes, pièces de théâtre, proverbes. Tous ont joué un rôle essentiel dans des mouvements historiques d’importance, comme les mouvements soufi et bhakti, ou dans la lutte pour l’indépendance. Ces traditions sont des vecteurs d’expression culturelle qui ont trouvé un écho dans la littérature, la musique et le théâtre de rue, au service d’une pluralité de causes.

Un groupe musical est assis par terre, derrière leurs micros.
La campagne d’opinion #NotInMyName (Pas en mon nom) a organisé un événement culturel à Mehrauli, Delhi en opposition à la haine et l’intolérance envers les communautés minoritaires en septembre 2017.
Joe Athialy

Les mouvements bhakti et soufi ont vu le jour au Moyen-Âge pour défendre d’autres valeurs que le rigorisme et le fondamentalisme des institutions religieuses. De vénéré·es saint·es du mouvement bhakti (comme Kabir, Chaitanya, Ravidas ou Nanak) et des porte-parole du mouvement soufi (comme Amir Khusrau ou Moinuddin Chishti) ont ainsi dépassé les divisions induites par les identités religieuses, très répandues à l’époque médiévale, en insistant sur l’expérience spirituelle. Leurs chansons, chaupais, qawwalis et autres formes d’expression ont traversé les époques jusqu’à nous : ce sont aujourd’hui encore de véritables boussoles pour la pratique spirituelle, qui témoignent de la vigueur immuable des traditions culturelles.

Malgré l’essor des moyens de communication modernes, ces traditions orales conservent une force qui leur est propre et réside dans leur capacité à susciter des émotions, à tisser des liens et à façonner des identités culturelles. Ce sont des outils fondamentaux de l’affirmation, de la prise de conscience et de l’identification culturelles et politiques, en particulier chez les communautés opprimées ou pour quiconque survit en marge de la société. Pourtant, l’histoire dominante a souvent favorisé les discours des castes supérieures et des communautés dominantes et participé à asseoir leur hégémonie, en écartant et en sapant la contribution culturelle des groupes marginalisés tels que les Dalits et les communautés tribales. Cette dichotomie explique qu’il y ait eu à la fois des affirmations de l’identité culturelle et des tensions culturelles tenaces entre ces communautés.

Culture populaire et construction nationale dans l’Inde indépendante

De même, lors de la lutte pour l’indépendance du pays, chansons et poèmes ont grandement contribué à mobiliser et galvaniser le peuple en lui insufflant un sentiment de patriotisme et de nationalisme. Songeons à la chanson Mera rang de basanti chola de Bhagat Singh, aux bhajans de Gandhi comme Vaishanv jan to tene kahiye, aux compositions de Rabindranath Tagore, Bankim, Chandra Chatterjee et de bien d’autres poète·sses et écrivain·es de l’époque. Les faits d’armes de Rani Laxmibai pendant la première guerre d’indépendance, en 1857, sont arrivés jusqu’à nous par l’intermédiaire de la poésie de Subhadra Kumari Chauhan.

Arrêtons-nous sur l’Inde indépendante, et notamment sur l’industrie cinématographique de Bollywood, dont l’influence est considérable et à qui le gouvernement indien, bien conscient de son rayonnement, avait alors demandé de participer à la grande entreprise de construction nationale. L’Inde, confrontée à de nombreux problèmes urgents (pauvreté, analphabétisme, manque de services de base, infrastructures défaillantes, réforme foncière, système des castes, tensions intercommunautaires, crises identitaires, etc.) s’est tournée vers Bollywood qui, à travers ses films, a largement contribué à sensibiliser les masses et à mettre divers enjeux sociopolitiques au cœur du débat. On citera notamment Mother India, Do Bigha Zameen et Naya Daur.

Le sentiment de désillusion qui régnait dans les années 1970 et 1980, alimenté par la lenteur du progrès, la corruption du monde politique et le marasme généralisé, s’est notamment exprimé à travers l’image du jeune héros en colère interprété par Amitabh Bachchan, véritable incarnation de l’homme du peuple aux prises avec les injustices du système. Plusieurs de ses films, dont Sholay, Ardh Satya ou Aakrosh, mettent en scène les luttes menées de l’intérieur comme à l’extérieur du système. C’est également à cette époque que naissent des courants cinématographiques parallèles et indépendants qui abordent les enjeux liés aux femmes, aux migrations, au féodalisme, aux minorités, au chômage et au bouillonnement de la jeunesse.

Dans le même temps, les membres de l’Indian People’s Theatre Association (IPTA) et de la Progressive Writers Association, dont bon nombre d’auteur·rices-compositeur·rices, de musicien·nes et d’acteur·rices de Bollywood très connu·es, ont mis leur créativité au service des grands enjeux de l’époque. On songe par exemple à Kaifi Azmi, Avtar Kishan Hangal, Sahir Ludhianvi, Majrooh Sultanpuri, Khwaja Abbas ou encore Chetan Anand. Collectivement, ils et elles ont su parler aux masses en maniant le verbe et la poésie d’une façon accessible. Leurs œuvres ont servi de tremplin aux débats sur les enjeux sociétaux de l’époque.

Dans son essai en cinq parties sur l’histoire du cinéma indien, Manoj Kumar souligne que dans une nation qui avait grand besoin du baume de l’harmonie, suite au drame de la partition, Sultanpuri a su répondre présent avec Tu Hindu Banega na Musalman Banega, Insan ki aulad hai Insan Banega [Tu ne deviendras ni hindou·e, ni musulman·e, tu es l’enfant d’un être humain, et être humain tu deviendras]. À celles et ceux qui avaient tout perdu en cette glorieuse matinée de l’indépendance, Ludhianvi a écrit quant à lui Woh subah kabhi to ayegi [Un jour cette aube se lèvera]. Shailendra, après avoir croisé pour la première fois le chemin de Raj Kapoor lors d’un événement organisé par l’IPTA, a composé Mujhko ye narak na chaihiye, mujh ko phool, mujhko preet, chahiye. Mujhko chahiye bahaar [Je ne veux pas de cet enfer, je veux des fleurs, je veux de l’amour. J’ai besoin du printemps].

Il existe ainsi un fil rouge qui relie la musique grand public, la culture populaire et toutes les formes d’expression intermédiaires. Malgré la domination de la culture populaire et du marché, le cinéma engagé et désireux de porter un message social ou politique demeure aussi présent qu’hier.

Rappelons ici que les mots servent à exprimer des émotions depuis fort longtemps. La poésie aborde souvent des sujets en lien avec ces thèmes forts du quotidien que sont l’amour et l’amitié. Tout·es, nous composons spontanément des poèmes pour formuler nos émotions et donner corps à nos sentiments. La poésie trouve donc un écho naturel et profond en chacun·e d’entre nous, et c’est pourquoi les personnes marginalisées voire invisibilisées, au quotidien difficile, comme les personnes transgenres, les ouvrier·es, les femmes, les migrant·es, les prisonnier·es, les Dalits ou encore les minorités se la sont appropriée.

De nos jours, on retrouve cette même propension à mettre la chanson et la poésie au service d’une cause dans divers mouvements : écologie, droits des paysan·nes, émancipation des femmes, auto-détermination, promotion de la diversité, luttes pour les droits des Dalits, droit du travail, courants socialistes, etc. L’utilisation de la musique et de la poésie comme vecteurs de l’expression militante et sociétale fait plus que jamais partie intégrante de la boîte à outils des mouvements indiens.

L’art comme outil d’affirmation et de résistance

Si, par le passé, une petite élite dominait les productions culturelles et les outils de communication, on observe aujourd’hui une tendance nette à la démocratisation. Cette évolution est à mettre au crédit de l’innovation technologique, de la généralisation des téléphones portables et de la mutation de secteurs industriels entiers au fil du temps. Les moyens de communication modernes dont nous disposons aujourd’hui (qu’il s’agisse des réseaux sociaux, des médias visuels ou encore des arts) sont, certes, l’apanage des grandes entreprises, des cultures dominantes et du capital. Un écosystème alternatif est néanmoins en train de surgir, porté par les marginalisé·es qui veulent être entendu·es. La poésie de la résistance et des expressions culturelles se fraye un chemin entre ces forces hégémoniques, et donne une raison de se battre et une voix à celles et ceux qui n’en ont pas.

Une lueur s’insinue,
Les récits d’antan sont dépoussiérés,
Des brumes surgit un visage,
Quelqu’un inscrit l’aube à l’horizon,
Des mots s’apprêtent à rompre les silences,
Tandis que les cœurs bouillonnent de rage.

 Extrait du poème de Yash Malviya intitulé Daby pairon se ujala aa raha hai sung par Yalgar Sankritik Manch (traduction : Adrien Gauthier)

Cette démocratisation incontestable des moyens de communication et des formes d’expression culturelle a permis aux mouvements dalits et aux autres groupes marginalisés de s’affirmer davantage. Ces communautés se sont forgé une identité culturelle en montant leurs propres groupes de musique, en créant des pages dédiées sur les réseaux sociaux (Twitter, Facebook, YouTube, TikTok), en organisant des festivals de cinéma et de littérature, en produisant des films et en donnant de la visibilité à leurs traditions culinaires et culturelles uniques.

Pour affirmer leur importance historique et traditionnelle, ces communautés plaident également pour la reconnaissance de leurs festivals, leurs divinités, leur gastronomie, leurs chansons, leurs tenues vestimentaires et leurs figures de proue culturelles et politiques, au-delà des figures incontournables de Jyotirao Govindrao Phule et Bhimrao Ramji Ambedkar. Malgré le peu d’espace que leur accordent les grands journaux en hindi comme en anglais, ces groupes revendiquent la place qui leur revient de droit dans l’histoire du pays en passant par d’autres outils de communication. Des outils indispensables pour façonner une identité collective, mais aussi pour exprimer le vécu de la discrimination, de la violence quotidienne et des injustices qui subsistent, malgré des avancées réelles au fil des ans.

Elle ou lui
Vert ou brun
Roses ou jasmin
Épines ou cactus… 
Ici-bas n’a pas cours
La binarité
Vertes sont les feuilles
Mais aussi bleues, brunes, vertes, jaunes, grises, orange 
Les couleurs ne sauraient exprimer la diversité
Que recèlent les feuilles
D’un arbre colossal que l’on étreint
Dont on étale les cendres
Dont on transporte les plaies du formidable
Tronc dans son corps… 

 Rumi Harish, artiste et militant pour les droits humains, raconte son vécu en tant qu’homme transgenre, traduction du kannada par Mamta Sagar (et vers le français par Adrien Gauthier)

De la même façon, la communauté musulmane du nord-est de l’Inde a mis la culture et l’art (notamment la poésie miya) au service de la défense de son identité, et du combat contre la discrimination et l’agressivité dont elle a fait l’objet suite au processus du National Register of Citizens (NRC). [1] D’autres événements marquants de mémoire récente, comme la révocation de l’article 370 au Cachemire [qui lui accordait un statut spécial], les épisodes de lynchage, les violences à l’encontre des femmes, la situation des Dalits ou encore les émeutes intercommunautaires ont été abordés à travers une pluralité de formes d’expression et de résistance culturelles. Ritimo a d’ailleurs consacré un dossier au sujet de plusieurs de ces incidents et manifestations : « La résistance culturelle face à la montée de l’autoritarisme en Inde ».

À ma mort un arbre je deviendrai

Comme une langue morte
Sans trace écrite
Et sans poète·sses.
Je serai une poignée de blé
Qui anéantira la faim à jamais
Pour que nul n’ait jamais plus à vendre ses reins.

À ma mort une terre je deviendrai
Où les humains valent plus que le bétail
Où l’on pourra s’indigner sans que fuse une balle.

À ma mort je survivrai
Dans le cœur de celles et ceux qui savent défendre un patrimoine,
De celles et ceux qui ont un foyer sans pays.
Je survivrai à travers le combat d’une tribu sans lignée.

 Heena al Haya, poète miya de l’État d’Assam, traduction par Shalim Hussain

Face à la montée de l’autoritarisme de droite en Inde, la population n’a de cesse de recourir à la poésie, la caricature, aux longs et courts-métrages et au théâtre pour contrecarrer l’influence des partisan·es extrémistes de l’hindutva [nationalisme hindou]. On assiste là à une vraie tendance de fond : des artistes comme Neha Singh Rathaur, une poétesse hindi populaire, ou des humoristes de stand-up comme Munawar Faruqui ou Kunal Kamra mettent leur verve et leur influence au service de la critique du gouvernement et des détenteur·rices du pouvoir. À l’heure où les grands médias ferment trop souvent les yeux sur les actions des puissant·es, elles et ils posent les questions qui fâchent. Au point d’en subir les frais, puisque bon nombre ont été écroué·es, font l’objet de procédures pénales, de boycotts, voient leurs représentations annulées, sont victimes de harcèlement, en perdent leur gagne-pain... Autant de raisons qui expliquent pourquoi, depuis dix ans, l’Inde dégringole dans les classements des pays par indice de démocratie et de liberté de la presse.

Réorienter et s’approprier le débat public

Comment encourager efficacement la pensée critique au sein de la population ? Une fois arrivées au pouvoir, les idéologies d’extrême-droite cherchent souvent à capter et influencer les esprits, à aiguiller les mentalités, à promouvoir l’acceptation de l’idéologie et à décourager toute remise en question. Les artistes et les voix dissidentes mettent en œuvre diverses stratégies pour y remédier, afin de réorienter et de s’approprier le débat public.

Les détracteur·rices du pouvoir ont recours à tout une palette de modes d’expression pour formuler leurs critiques à l’encontre des puissant·es, comme le stand-up, le rap ou les mèmes. L’art et la culture sont de plus en plus mis au service de la critique sociale et de la contestation, notamment chez les jeunes générations. Ces outils sont souvent considérés comme l’apanage des classes moyennes urbaines, mais certains groupes comme Maraa et le Bhartiya Digital Party (BhaDiPa) se sont associés via la plateforme Kaay Boltay pour rassembler des membres des réseaux de Shramik Elgar (basé à Chandrapur), Lok Panchayat (Sangamner), Muktivaadi (Satara) ou encore Sangram (Sangli), dont les voix sont muselées et qui sont systématiquement marginalisé·es ou sous-représenté·es dans les grands médias ou dans le monde des humoristes grand public. Ensemble, elles et ils ont donné des représentations à travers tout le Maharashtra, dans des lieux qui n’avaient jamais accueilli de tels spectacles, abordant des sujets tels que la prostitution, le mariage de mineurs, les tensions entre zones rurales et urbaines, l’agriculture, la sexualité ou la gouvernance locale. Ces représentations ont largement contribué à réorienter le débat public, à redonner une place aux dialectes du marathi et à faire ressortir d’autres discours au Maharashtra.

Le mouvement paysan est encore un bel exemple de la pertinence de cette démarche, et de la difficulté à se faire entendre lorsque les grands médias choisissent d’ignorer tel ou tel combat. En réaction, le mouvement paysan a mis à profit divers outils culturels et de communication pour donner de la visibilité à sa lutte, et faire entendre un autre son de cloche que le discours dominant qui le desservait. Son utilisation avisée de ces outils l’a grandement aidé à exprimer ses doléances.

Avant de réaliser un sit-in d’un an autour de la ville de Delhi en 2020-2021, les paysan·nes ont manifesté plusieurs fois à Delhi. Nation for Farmers a organisé la Manifestation de Kisan Mukti le 30 novembre 2018, à Delhi.
Joe Athialy

Dans un dossier de Ritimo, Sunil Kumar souligne que des groupes de jeunes du mouvement paysan, constatant que les grands médias avaient choisi de l’ignorer, se sont fait un devoir d’y remédier en exprimant leur mécontentement à travers des affiches et des slogans : « Médias, dites la vérité » ; « Nous sommes des paysan·nes, pas des terroristes » ; « À bas les médias Godi [2] ». Ils sont allés jusqu’à expulser les journalistes de Zee News, d’Aaj Tak ou encore de Republic TV des lieux de manifestation, car ils les accusaient d’être à l’avant-garde de la campagne de désinformation à leur encontre. Le mouvement paysan et ses leaders ont ainsi décidé de prendre les choses en main et, avec l’aide de jeunes instruit·es, de bénévoles et d’autres soutiens, ont créé leurs propres chaînes sur YouTube, leurs pages Facebook, leurs comptes Twitter et même un journal baptisé Trolley Times. Au final, c’est tout un écosystème de modes d’information alternatifs qui a vu le jour et a bénéficié du soutien massif apporté par des chaînes YouTube, des comptes sur les réseaux sociaux ou encore des portails d’information, exerçant ainsi une vraie pression sur les grands médias papier et les chaînes de télévision.

Le recours à ce type de stratégie n’est cependant pas inédit. Ainsi, le mouvement Narmada Bachao Andolan avait accompagné de chansons et de slogans sa lutte contre les énormes barrages qui menaçaient la rivière Narmada, estimant qu’ils ne pouvaient être synonymes de développement puisqu’ils allaient détruire des communautés entières. La chanson Narmada ki ghati mein ab ladai jaari hai [Le combat dans la vallée de la Narmada continue] est devenu un puissant outil de mobilisation d’un bout à l’autre de la vallée, et même au-delà. Bien qu’analphabètes, les communautés locales avaient conscience des enjeux et de la menace qui pesait sur leur quotidien et leurs moyens de subsistance, et ont décidé de se mobiliser et d’exprimer leur détresse en composant des chansons dans les langues régionales : pawri, bhilali, nimadi, marathi… Le mouvement a ainsi pu communiquer à un très large public des idées fortes et complexes autour du développement, de la finance, de la Banque mondiale et des arcanes de la politique.

Ce modus operandi, divers mouvements sociaux des quatre coins de l’Inde se le sont approprié, du Chhattisgarh au Kerala en passant par l’Odisha. Qu’il repose sur des chansons, des pièces de théâtre ou des textes écrits, sa force n’est plus à démontrer. À travers le pays, il est une chanson en particulier que reprennent souvent les militant·es écologistes : Le mashale chal pade hain log mere gaon ke.

Les gens de mon village se sont mis·es en marche, muni·es de torches
Les gens de mon village vont conquérir les ténèbres

Des cabanes s’échappent des cris de colère tandis que les champs se demandent,
Quand cessera le pillage de mon village ?

Ici, on n’obtient rien sans se battre, et c’est pourquoi
Les gens de mon village sont en lutte…

 Balli Singh Cheema

Ce type de chanson a été repris, adapté, et réadapté maintes et maintes fois d’un mouvement, d’une époque, d’une région et d’une langue à l’autre. À ce sujet, Vaishanvi Rathore s’est d’ailleurs penchée de près sur un grand nombre de chansons et de poèmes qui ont accompagné les luttes des mouvements populaires pour le droit à la terre, à l’eau et aux forêts.

La culture, un espace disputé

En Inde, la sphère culturelle est un espace farouchement disputé, car les mouvements progressistes de gauche et la droite ont tout autant conscience de son rôle primordial. La droite a d’ailleurs compris très tôt l’importance des symboles culturels (alimentation, chansons, festivals, identités religieuses, divinités, etc.) et de leur appropriation pour en diffuser une interprétation idéologique propre. Ce faisant, elle ne cesse de mobiliser et de chercher à asseoir son discours hégémonique et homogène en l’adossant à ces symboles culturels.

Une croyance répandue, entretenue par la droite, veut par exemple que les Hindou·es soient essentiellement végétarien·nes et ne mangent pas de bœuf. L’histoire nous enseigne pourtant que la consommation de bœuf était une tradition dès l’époque védique : les bovins possédaient alors une valeur économique considérable. Sans compter que les discours liés aux grands récits épiques, comme le Mahabharata et le Ramayana, et les festivals comme Diwali, Holi et Dussehra, sont très différents d’une région à l’autre de l’Inde. Malgré cette diversité, la droite tente d’imposer ses propres versions et interprétations pour réécrire l’histoire et populariser sa vision suprémaciste, l’hindutva, qui se nourrit de la haine des musulman·es et de l’idée d’un âge d’or imaginaire en Inde.

L’un des stratagèmes employés par cette droite extrême consiste à jouer sur les mots, par exemple en remplaçant le terme adivasi, qui signifie « peuple autochtone », par vanvaasi, qui lui signifie « habitant·es des forêts » ; une manipulation linguistique qui en dit long sur son programme. Elle encourage aussi la sanskritisation de l’hindi et veut faire de l’hindi un moyen de communication officiel, comme pour renouer avec un prétendu âge d’or. Le gouvernement ne cesse de nommer des villes, de promulguer des lois, d’élaborer des politiques et de mettre en œuvre des programmes dans une version sanskritisée de l’hindi. Les nationalistes hindou·es vont même jusqu’à dépeindre sous un autre jour des divinités aussi importantes que Rama, Hanuman ou Shiva pour en faire des dieux et déesses vengeur·esses et ulcéré·es par la situation du pays, alors qu’il s’agit de divinités traditionnellement pieuses et justes.

Cependant la diversité de l’Inde, dont témoigne la myriade de langues, de pratiques, de religions, de croyances et d’identités du pays, est propice à la contestation. La droite tire parti de l’exercice du pouvoir pour imposer sa vision du monde à travers la machine étatique, mais l’opposition s’organise. La bataille culturelle à l’œuvre fait écho à la lutte politique qui secoue le pays, témoignant de la nature protéiforme de ce territoire disputé. Sa diversité fait sa force et les deux camps s’efforcent d’en tirer parti, dans un bras de fer entre des visions du monde et des idéologies opposées.

À titre personnel, j’ai pu voir combien l’art pouvait contribuer au changement social. Mais il y a encore un long chemin à parcourir, particulièrement à l’égard des communautés marginalisées. Même au sein des communautés progressistes, des mouvements sociaux et de la gauche au sens large, on constate que certaines classes, certaines pratiques en étouffent d’autres. Nous avons grand besoin d’avancées, mais que faire pour y parvenir ?

Difficultés et responsabilités

Aussi limitée soit-elle, l’expérience indienne recèle un potentiel exceptionnel de par sa diversité culturelle remarquable. Il y a bien des enseignements à en tirer, et les autres pays pourraient d’ailleurs puiser de nouvelles idées dans les traditions indiennes. Un dossier de Ritimo sur les mouvements indiens a justement mis en avant plusieurs exemples de l’importance des pratiques culturelles dans les mouvements populaires, dont nous serions bien avisés de nous inspirer.

S’il fallait n’en retenir qu’une chose, ce serait la nature dynamique des arts et de la culture qui, à l’instar des mouvements sociaux, ne sont jamais figés et évoluent sans cesse. Ce sont non seulement des outils de mobilisation, de prise de conscience, d’affirmation personnelle, politique et de résistance, mais aussi des outils d’expression de soi et de rapprochement entre des communautés plurielles, ainsi que des relais pour les sans-voix que sont la faune, la flore ou la nature.

Pour terminer, on ne peut passer sous silence les difficultés auxquelles sont confronté·es les artistes et les militant·es, notamment lorsqu’ils et elles « disent leurs quatre vérités » aux puissant·es. Ce faisant, ils et elles s’exposent bien souvent à des arrestations, des incarcérations et des persécutions. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau : songeons par exemple à Pablo Neruda ou Faiz Ahmed Faiz. Dans l’Inde contemporaine, les violences de Bhima Koregaon ou les émeutes de New Delhi se sont ainsi soldées par l’incarcération de journalistes, de professeur·es, d’artistes, de défenseur·es de la culture et de jeunes militant·es. Leur crime ? Avoir exprimé leur mécontentement et exposé au grand jour l’autoritarisme et les injustices commises par la droite. L’histoire regorge d’exemples de personnes courageuses qui se sont dressées contre le fascisme ou le nazisme au cours des Guerres mondiales. Les circonstances actuelles sont elles aussi difficiles, et exigent de nous tou·tes que nous protégions les artistes et militant·es en danger. Défendre leur vie, leur liberté et leur voix relève de notre responsabilité collective.

Quand ils sont venus chercher les communistes,
Je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,
Je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste

Quand ils sont venus chercher les juifs,
Je n’ai rien dit, je n’étais pas juif

Quand ils sont venus chercher les catholiques,
Je n’ai rien dit, j’étais protestant…

… Puis ils sont venus me chercher,
Et il ne restait plus personne pour dire quelque chose.

 Martin Niemöller