À contre-courant : arts, politique et transformation sociale

L’utopie en science-fiction : une fabrique de futurs désirables

, par DOLHEN René-Marc

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Si la dystopie est apparue très tôt dans la science-fiction (Le Talon de Fer de Jack London décrit dès 1908 l’avènement d’un régime capitaliste totalitaire après l’échec d’une révolution socialiste) et est devenue depuis un thème majeur du genre (du 1984 d’Orwell aux Hunger Games de Suzanne Collins), l’usage de l’utopie est plus rare et souvent plus ambigu. A cela une raison principale : il est plus facile de développer une intrigue dans une société qui va mal. L’homme (car souvent c’est un homme) va se rebeller contre un pouvoir totalitaire ou une organisation sociale (typiquement dans 1984) ou contre la technologie (Un bonheur insoutenable d’Ira Levin où la population est contrôlée par un ordinateur qui injecte des médicaments supprimant toute volonté individuelle).

Dans une société utopique il est plus difficile de trouver un ressort dramatique. Il faut alors soit explorer les défauts de cette société utopique, comme le fait Ursula Le Guin dans Les Dépossédés (1974), où l’organisation anarchique provoque une stagnation de la société et où le manque de ressources rend la vie difficile ; soit trouver des conflits avec des êtres « déviants » ou extérieurs à l’utopie. Le meilleur exemple est le cycle de la Culture de l’écossais Iain M. Banks. L’écrivain, soutien du parti socialiste écossais, se situe clairement à gauche. La Culture est décrite comme une utopie socialiste permise par une société de l’abondance ; la technologie a tellement progressé que tout ou presque est possible : les machines sont devenues sentientes grâce à des IA aux capacités cognitives extraordinaires, les humains sont libérés du travail, les voyages interstellaires sont courants. Les conflits viennent alors d’autres organisations extérieures à la Culture (comme dans le roman L’Homme des jeux) ou de personnalités ne respectant pas les règles de la Culture (un service interne à la Culture appelé circonstances spéciales est alors chargé de s’en occuper).

Mais il est aussi possible de construire des utopies où les conflits restent à l’échelle humaine voire disparaissent. Cela peut passer par la réorganisation en micro-communautés (l’œuvre collective Bâtir aussi en est un bon exemple, même s’il gomme certains effets négatifs de la disparition de la technologie comme l’absence de médicaments ou de médecine de pointe). Ce morcellement de la société et la suppression des moyens de transports de masse rapides permettent le retour à une organisation proche d’un communisme primitif où le capitalisme et le nationalisme ne peuvent pas se développer.

Comme le souligne Alice Carabédian dans son essai Utopie radicale, la construction d’une utopie n’est pas seulement la remise en cause d’une logique de classe, mais doit toucher à tous les domaines : race, genre, citoyenneté, biologie… Il est donc logique que les plus belles utopies viennent de personnes appartenant à des catégories minoritaires ou opprimées : Herland (1915), de Charlotte Perkins Gilman, décrit une société peuplée uniquement de femmes, société bien mieux organisée sans pauvreté ou délinquance que les États-Unis dont viennent les trois hommes qui la découvrent. Dans Ecotopia, d’Ernest Callenbach (1975), trois États américains ont fait sécession pour créer une utopie écologique où l’être humain n’est pas fait pour produire mais pour occuper une modeste place parmi les êtres vivants, un discours toujours minoritaire aujourd’hui. Enfin, citons l’œuvre de Becky Chambers, autrice la plus connue du genre hopepunk (une science-fiction positive et bienveillante), dont les romans évitent largement les tensions dramatiques pour se concentrer sur les personnages, humains ou artificiels, explorant divers modes de vie et sexualités. Elle crée ainsi un récit alternatif, positif et confortable, assez peu habituel dans le domaine du space opera.

Alice Carabédian cite encore dans Utopie Radicale le philosophe marxiste étatsunien Fredric Jameson : « On ne peut imaginer de changement fondamental dans notre existence sociale qui n’ait d’abord projeté des visions utopiques comme une comète des étincelles ». Dans un monde où l’action politique se heurte au retour du fascisme et au capitalisme incontrôlé, les utopies décrites par la science-fiction ne sont pas des modes d’emploi, mais permettent de se représenter des images positives, des avenirs désirables, de réfléchir à un autre monde, de tester par la fiction des processus de transformation de réalité sociale.

La science-fiction n’a pas pour but de prédire l’avenir, mais plutôt de réaliser des expériences de pensée, comme Banks le fait en imaginant avec la Culture une société post-rareté où le capitalisme n’a plus d’intérêt, ou comme Chambers avec son exploration spatiale dont le but n’est ni colonialiste ni impérialiste. Enfin, Ecotopia est l’une des inspirations du mouvement biorégionaliste étatsunien. Comme le dit Alice Carabédian, il ne faut pas se contenter des miettes que le capitalisme peut concéder, mais « amener le réel à s’ouvrir et à concevoir comment [les] débordements fictionnels peuvent l’enrichir » ; la science-fiction utopique est une boite à outils permettant un élargissement de la pensée militante pour imaginer la transformation de la société.

Bibliographie

  • Alice Carabédian, Utopie radicale, Seuil, 2023.
  • Becky Chambers, Apprendre, si par bonheur, l’Atalante, 2020 (To be Taught if Fortunate, Hodder & Stoughton, 2019).
  • Charlotte Perkins Gilman, Herland, Robert Laffont, 2016 (Herland, Forerunner, 1915)
  • Iain Banks, cycle de la culture, 10 tomes principalement au Livre de poche, (The Culture, Macmillan & Orbit, 1987-2012).
  • Ernest Callenbach, Ecotopia, Stock, 1978, Folio SF, 2021 (Ecotopia, Banyan Tree Books, 1975).
  • Atelier de l’antémonde, Bâtir aussi, Cambourakis, 2018.