À contre-courant : arts, politique et transformation sociale

Sœurs d’armes. Les femmes polonaises à Berlin

, par KRENZ Anna

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En Pologne, histoire et politique sont intimement – et depuis toujours – liées à la culture et aux arts. Le pays est riche d’une longue tradition d’art engagé et politique s’inscrivant pleinement dans le panorama culturel polonais. Les arts ont toujours été un outil au service de la liberté et le sont encore, y compris pour les luttes féministes. L’art est un vecteur d’émotions comme de messages politiques, un instrument de soutien ou de contestation du régime, en Pologne comme au sein de sa diaspora. L’art est la conscience de l’humanité, et nous en avons plus que jamais besoin.

Huit années mouvementées

En 2015, le retour au pouvoir du parti conservateur Prawo i Sprawiedliwość (PiS, « Droit et justice ») a entraîné la dislocation immédiate des structures démocratiques nationales : fin de la séparation des pouvoirs, prise de contrôle des médias et des entreprises publics, atteintes aux droits des femmes et des personnes LGBT+, chaos généralisé dans l’éducation.

Dans les régimes autoritaires, la défense d’une culture indépendante est toujours un exercice délicat. En Pologne, pendant les huit années (2015-2023) de gouvernement du PiS, la situation des artistes et des centres culturels s’est fortement dégradée. De nombreuses institutions culturelles indépendantes ont vu leur financements publics se tarir et leurs programmes radicalement modifiés, privilégiant des valeurs chrétiennes et nationalistes. Des directeur·rices chevronné·es d’institutions culturelles ont été congédié·es pour être remplacé·es par des personnes sans expérience mais « adoubées » par le PiS, tandis que les artistes proches de l’Église, du parti au pouvoir et de la droite en général ont bénéficié de fonds publics considérables. Désireux de mettre un frein à la liberté d’expression artistique, le gouvernement polonais a adopté une posture répressive à l’égard de la scène culturelle et artistique libre du pays.

Depuis que le PiS est au pouvoir, le gouvernement a inauguré quarante-cinq nouveaux instituts, fonds et agences qu’il abreuve d’argent public. Il a également créé des doubles d’institutions qui existaient déjà, en version nationaliste de droite. Ainsi du Centre national pour la culture, qui a investi des millions dans des initiatives calquées sur les intérêts du PiS et de la droite. D’autres institutions ont vu le jour : Musée des soldats exilés et des prisonnier·es politiques de la République populaire de Pologne (2016), Institut de la culture et du patrimoine de la ruralité (2019), Institut du patrimoine de la pensée nationale (2020), etc. Entre autres institutions absurdes, un Institut national de la liberté – Centre pour le développement de la société civile a également vu le jour sous la houlette du vice-Premier ministre et ministre de la Culture Piotr Gliński, soi-disant pour encourager le développement des ONG, du bénévolat et des associations à but non lucratif.

Il n’en a pas été autrement par-delà les frontières polonaises : ambassades et instituts culturels ont été mis au service du parti au pouvoir en faisant la promotion exclusive d’une politique culturelle en phase avec les intérêts du parti. En Pologne comme à l’étranger, de nouvelles institutions culturelles publiques sont sorties de terre, comme l’élégant Institut Pilecki à Berlin. Bien situé (Pariserplatz), doté d’un programme intéressant et, sans doute, d’un budget considérable, ce n’en est pas moins une émanation culturelle de l’exécutif polonais, ce même gouvernement qui viole les droits des femmes et les droits humains. Ce qui n’empêche pas les historien·nes, artistes et théoricien·nes allemand·es qui prétendent soutenir la démocratie polonaise de participer aux événements organisés par l’Institut Pilecki. Un bel exemple de camouflage culturel à grand renfort d’argent public, dont les Allemand·es semblent pourtant s’accommoder.

Pendant de nombreuses années, les médias allemands ont renvoyé une image négative de la politique polonaise, méprisé les travailleur·ses polonais·es, mais plutôt loué les arts et la culture polonais (quand ils daignaient en parler), qui font figure de « vitrine » du pays en Allemagne. Je vis à Berlin depuis 20 ans et j’y pratique un art engagé, qui aborde souvent les relations entre les deux pays. Pendant neuf ans (2003-2012), j’ai cogéré la galerie ZERO à Berlin où nous avons exposé un grand nombre d’artistes, notamment polonais·es. Nous nous étions donné pour mission de lutter contre les stéréotypes dont les Polonais·es sont victimes, et de montrer que les artistes polonais·es produisent des œuvres formidables. Au total, nous avons organisé une centaine d’expositions, de concerts et de performances. Notre galerie était en quelque sorte un institut indépendant de la culture polonaise à Berlin.

Les femmes en lutte

Avec l’appui de l’Église catholique, d’organisations de droite et de groupes nationalistes hostiles à l’Union européenne, le parti Droit et justice s’en est aussi violemment pris aux droits des femmes en Pologne, notamment en modifiant la loi sur l’avortement, déjà très restrictive. C’est la Cour constitutionnelle, menée par Julia Przyłębska, et non le Parlement qui a signé cette modification législative, prétextant que l’avortement pour cause de malformation du fœtus était incompatible avec la Constitution polonaise. La décision est entrée en vigueur en janvier 2021. Les médecins ont désormais peur de pratiquer des avortements en cas de grossesse à risque, des jeunes femmes meurent des suites de complications, d’autres vont à l’étranger pour se faire avorter et d’autres encore craignent de tomber enceinte. À Berlin, le collectif germano-polonais Ciocia Basia accompagne les femmes en situation de grossesse non désirée. Les militant·es n’ont d’autre choix que de prendre les choses en main pour pallier les insuffisances de l’État.

Anna Krenz, coiffée de plumes noires et rouges, se tient derrière son parapluie ouvert devant elle, sur lequel est peint un utérus faisant un doigt d'honneur.
Action artistique d’Anna Krenz.
Alors qu’en avril 2017, Ivanka Trump prend la parole au gala du Forum des Femmes du G20 à Berlin, à l’extérieur des manifestant·es tournent l’événement en dérision et pointe l’hypocrisie de l’événement. Anna Krenz, membre du collectif Dziewuchy Dziewuchom, déploie son parapluie au message explicite.

En 2016, j’ai fondé le collectif féministe Dziewuchy Berlin en réponse aux tentatives du PiS de durcir la loi sur l’avortement. Le 3 octobre de cette année-là, nous avons organisé une « Marche noire », notre première manifestation d’ampleur à Berlin : environ 2 000 personnes se sont jointes à nous, dépassant largement nos attentes. Les témoignages de solidarité de la part des Berlinois·es et d’autres pays nous ont fait comprendre que le soutien des Polonaises à l’étranger serait essentiel. Au fil des huit années suivantes, nous avons organisé un grand nombre de manifestations et entrepris d’autres actions, ce qui nous a valu de recevoir le prix féministe Green Pussyhat en 2018 et le prestigieux Clara Zetkin–Frauenpreis en 2021. En tant qu’artiste, je ne pouvais toutefois me contenter de manifester, et c’est pourquoi j’ai dirigé diverses activités artistiques, notamment des performances parathéâtrales et des expositions s’inscrivant dans le cadre de notre activisme.

Pour chaque manifestation, j’ai non seulement mis au point un concept artistique différent, mais aussi toute une identité visuelle à base de motifs et dessins faits à la main, de textes et de manifestes. À l’occasion, j’ai élaboré des scripts (en général dessinés, comme pour un storyboard) et des concepts de performances ou de happenings. Je considère les manifestations comme du Gesamtkunstwerk intersectionnel, c’est-à-dire des spectacles proposant une expérience riche en émotions. Mon rôle d’artiste est d’aborder des enjeux difficiles, car l’art est la conscience de l’humanité.

En février 2017, après un an d’activité seulement, j’ai exposé à la galerie d’art locale Schau Fenster des affiches et des banderoles tirées de nos marches berlinoises, ainsi que des clichés de photographes qui avaient couvert les événements. Ce fut l’occasion de réaliser une sorte de chronologie artistique et militante retraçant nos actions, qui semblaient faire écho à l’histoire de la Pologne. C’était pour moi une expérience intéressante, car les œuvres engagées et nées dans la rue que j’expose habituellement dans les galeries font appel aux mêmes techniques et outils. La différence, c’est que l’art contestataire est vu par davantage de personnes qui n’évoluent pas forcément dans le milieu de l’art. C’est aussi un art en grande partie anonyme. Quand j’ai exposé mes œuvres contestataires dans une galerie, j’étais donc curieuse de voir comment le monde de l’art réagirait face à un tel manifeste politique. Au fond, je me demandais : l’art, c’est quoi ? Faut-il que quelque chose soit exposé dans une galerie pour être de l’art ? Ou bien les œuvres d’un artiste sont-elles de l’art quel que soit le lieu ? J’ai trouvé ma réponse à ces questions, contrairement au milieu de l’art ou aux cercles militants. Ce type d’exposition s’est tout de même fortement développé par la suite en Pologne.

Lors des premières manifestations, nous avons invité les Berlinois·es à témoigner leur solidarité avec les Polonaises. Au fil des ans, nous nous sommes fait une place au sein de la communauté féministe de Berlin, au point de devenir des partenaires d’égales à égales avec les militantes allemandes, à qui nous proposons nos modes d’action artistique et notre solidarité au lieu de réclamer quelque chose.

À l’automne 2020, quand Julia Przyłębska a annoncé la décision radicale de la Cour constitutionnelle sur l’avortement, nous avons organisé des « Semaines sanglantes » de protestations, d’actions et de manifestations artistico-politiques à Berlin. Comme des milliers de personnes en Pologne et au-delà, nous étions furieux·ses. D’autant que Julia Przyłębska, la femme de l’ambassadeur de Pologne à Berlin, qui œuvrait à brider les droits des femmes à Varsovie, vivait confortablement avec son mari dans une belle demeure du quartier affluent de Berlin, une ville notoirement à gauche et multiculturelle. Ce contraste nous a poussé·es à organiser des marches devant la résidence de l’ambassadeur, « armé·es » de banderoles et de mégaphones. Au cours des Semaines sanglantes, l’ambassadeur et sa femme ont déménagé dans un hôtel puis, quelques mois plus tard, l’ambassadeur a quitté ses fonctions avant de rentrer avec sa femme en Pologne début 2022. Qui sait, peut-être en avait-il assez de se plaindre des responsables politiques allemand·es, ou bien que la diaspora polonaise ne voue pas un culte à Jarosław Kaczyński, ou encore de donner des interviews aux médias allemands de droite ? Quoi qu’il en soit, nous (Dziewuchy Berlin) considérons son départ et celui de sa femme comme une victoire personnelle.

M. Przyłebski n’a pas perdu de temps pour trouver un nouveau poste : celui de président de l’Instytut De Republica tout juste créé par le premier Ministre Mateusz Morawiecki, et dont le but est de vulgariser une « pensée scientifique autochtone dans les domaines des humanités et des sciences sociales ». De son côté, Mme Przyłebska préside toujours la Cour constitutionnelle, bien qu’il se murmure, dans les cercles de juristes, que son mandat aurait peut-être dû se terminer légalement le 20 décembre 2022. Ce sera à la Cour constitutionnelle de trancher… cour que Mme Przyłebska dirige.

Malgré le départ de l’ambassadeur de Pologne à Berlin, les portes de l’ambassade restent fermées depuis 2015 à la majeure partie de la diaspora polonaise, celle qui a soif de démocratie. Certes, nous autres militant·es polonais·es installé·es à Berlin ne sommes pas menacé·es directement par les persécutions des autorités polonaises. Pour autant, l’ambassade ne nous soutient en aucune manière. Pire, lorsque la présidente de l’association d’aide aux Polonaises à Berlin a proposé ma candidature à un prix remis au nom de la diaspora polonaise, elle a reçu un appel de l’ambassade polonaise l’informant qu’elle cesserait en conséquence de financer les initiatives de l’association.

À la recherche de l’autonomie

Face à l’absence d’une institution ou d’une autorité qui représenterait mes intérêts en Allemagne, j’ai décidé d’ouvrir ma propre ambassade : l’Ambassade des Polonaises (Botschaft der Polinnen* en allemand). Il s’agit d’un projet artistique, une installation constituée d’une structure légère et de rideaux en dentelle en guise de murs, qui mesure 2x2x2 m, bien qu’il soit possible d’en modifier les dimensions car sa structure est modulable. Ses matériaux semi-transparents en font un espace « sécurisant », qui tient également lieu de support mobile pour l’exposition d’œuvres. Ce concept, je l’avais imaginé il y a longtemps, en 2003, dans le cadre de mon projet « Polish Wife », avec lequel je « vendais » ironiquement des Polonaises à des Allemands pour qu’elles deviennent leur femme. Les Polonaises ont depuis cessé d’être des marchandises destinées à être « exportées », aussi cette installation est devenue un manifeste physique pour d’autres enjeux. La Botschaft a servi dans le cadre de performances et de manifestations organisées par Dziewuchy Berlin, mais aussi d’expositions que j’ai présentées à Berlin, Poznań et Wrocław. Botschaft signifie « ambassade » en allemand, mais c’est aussi un message. L’inauguration officielle de la Botschaft der Polinnen* a eu lieu en juin 2021, au centre culturel Haus der Statistik. Deux ans plus tard, je fondais une association portant le même nom, mais en polonais (Ambasada Polek e.V.). Je suis une artiste : créer est mon métier.

Au premier plan, deux femmes vêtues de noir avec de la peinture rouge sur le visage crient. En arrière plan, d'autres femmes également vêtues de noir se tiennent devant des draps en dentelle blancs et deux piliers en pierre.
« Cri Global » au cours de la performance organisée par Dziewuchy Berlin, 28 septembre 2020.
©Oliver Feldhaus

L’une de nos actions phares est un projet consistant en une minute de hurlements, intitulé « Global Scream », que j’ai conçu puis proposé pour la Marche des femmes qui s’est tenue en Allemagne le 8 mars 2019. L’objectif était d’unir la communauté féministe divisée de Berlin. Pendant une minute, plus de 25 000 personnes ont crié simultanément pendant soixante secondes en plusieurs endroits de Berlin. Nous répétons cette performance chaque année pour des causes diverses mais d’une même voix, indépendamment de nos origines, nos croyances ou notre couleur de peau. Cette initiative a été reprise ailleurs en Allemagne et dans d’autres pays. Malheureusement, en cette Journée internationale des droits des femmes de 2019, l’idée d’organiser des actions en solidarité avec Berlin n’intéressait pas les militant·es polonais·es, qui jugeaient que « crier est inutile ». Il a fallu attendre quelques années pour qu’une militante biélorusse reprenne cette action à son compte et la mette en application en Pologne en la revendiquant, faisant fi au passage de tout droit d’auteur.

Pour nous autres émigré·es polonais·es à Berlin, il n’est guère étonnant que la solidarité féministe germano-polonaise soit à sens unique. Pendant des siècles, les Polonais·es vivant à l’étranger ont soutenu leur contrée natale financièrement et politiquement. La Pologne a été frappée par diverses tragédies (partitions, guerres, soulèvements avortés, colonisation, etc.), si bien que la société polonaise sait se prendre en main, tout comme la diaspora polonaise. Il n’en a pas été autrement lorsque le PiS est arrivé au pouvoir. Il y a quelques années, la situation était alarmante en Pologne. Les droits des femmes, des enfants, des personnes LGBT+ et des enfants étaient sans cesse violés. Cela s’est fait du jour au lendemain, sans coup de semonce et sans retenue. De notre côté, à Berlin, nous avons délaissé nos obligations personnelles et professionnelles pour organiser des actions de solidarité.

En Allemagne, il reste beaucoup à faire pour les droits des femmes, à commencer par la dépénalisation de l’avortement et la suppression de l’article 218 du code pénal. Cette disposition, vieille de plus de 150 ans, stipule que l’avortement est un acte passible de sanctions juridiques sauf si certaines conditions sont réunies : il doit avoir lieu au cours des douze premières semaines de grossesse et être réalisé par un médecin, et la femme enceinte doit également demander conseil au préalable pour ne pas risquer de finir en prison. Des conditions pour le moins draconiennes. Mais en Allemagne, on ne change pas le droit en un claquement de doigt dès lors qu’aucune menace ne se profile. Cependant, face à l’essor d’une vague marron de nationalistes en Allemagne (comme le parti Alternative pour l’Allemagne et d’autres groupes nationalistes) et plus largement en Europe, à la montée en puissance des organisations anti-avortement et des extrémistes religieux·ses, il est primordial de voir ce qui se passe ailleurs dans le monde et de tisser des réseaux féministes. La solidarité à sens unique ne fera pas l’affaire.

« La nouvelle Polonaise de mamie »

L’asymétrie des relations entre la Pologne et l’Allemagne, accentuée par les difficultés économiques de la Pologne par le passé (colonisation, occupation par les Nazis), a entraîné un afflux considérable de main-d’œuvre polonaise bon marché en Allemagne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Polonaises étaient associées aux Ostarbeiterinnen (« travailleuses de l’Est ») et aux Zwangsarbeiterinnen (« travailleuses forcées »). Avec l’effondrement du communisme en Pologne (1989) et l’adhésion du pays à l’Union européenne (2004), bon nombre de Polonaises ont émigré en Allemagne pour y travailler comme femme de chambre ou de ménage. Ces dernières années, elles sont nombreuses à travailler comme aides-soignantes pour les personnes âgées. Le stéréotype de la Polonaise se démenant pour un salaire de misère demeure très présent en Allemagne, notamment dans la culture populaire comme la série télévisée Magda to załatwi (« Magda va régler ça ») (RTL), ou dans le slogan dégradant Omas Neue Polin (« La nouvelle Polonaise de mamie ») utilisé dans des publicités ou des programmes télévisés publics (ARD). Ces clichés sont le prolongement logique des théories politiques et raciales coloniales d’Alfred Rosenberg, qui avait conceptualisé la théorie de la « race inférieure » du Lebensraum Osten (« Espace vital oriental ») d’Hitler, qui s’appliquait à toute l’Europe de l’Est, pas seulement la Pologne.

Briser le triple plafond de verre en tant que femme, en tant qu’immigrée et en tant qu’immigrée issue d’Europe de l’Est est un combat et un défi de taille. Les agences pour l’emploi n’arrivent pas à trouver de postes aux Polonaises avec un haut degré d’instruction, car leurs qualifications dépassent les besoins des postes. Accessoirement, cela nécessiterait des fonctionnaires qu’ils fassent un effort.

L’humiliation et les discriminations subies par les travailleur·ses polonais·es en Allemagne tranchent avec les opportunités et le respect dont bénéficient les Polonaises aux plus hauts postes, notamment dans la culture. Ainsi de Katarzyna Wielga-Skolimowska qui, après avoir dirigé l’Institut polonais de la culture à Berlin, est depuis l’automne 2022 la directrice artistique du Kulturstiftung des Bundes. De son côté, Katarzyna Niewiedział occupe le poste de commissaire à l’intégration et aux migrations au Sénat de Berlin, tandis que l’artiste Alicja Kwade expose dans les meilleures galeries du pays. L’art polonais se vend sur le marché de l’art et dans les galeries privées. Les artistes polonais·es sont célébré·es dans des galeries non commerciales, des centres pour les arts et lors de manifestations. Les modes vont et viennent en fonction de l’actualité politique et de l’intérêt des médias. Néanmoins, l’art polonais est absent des musées et des galeries nationales à Berlin. C’est pour tenter d’y remédier que l’exposition Zerreißprobe. Kunst zwischen Politik und Gesellschaft Sammlung der Nationalgalerie 1945 – 2000 (« Tension extrême. L’art entre politique et société. Collection de la Nationalgalerie 1945-2000 »), dont l’une des curateur·rices est Marta Smolińska (originaire de Poznań), a été inaugurée en novembre 2023. C’est un événement de grande importance car les œuvres d’artistes polonais·es de renom comme Ewa Partum, Natalia LL, Magdalena Abakanowicz ou Tadeusz Kantor s’y frayent une place parmi les travaux d’artistes internationaux·ales. Une place acquise de dure lutte.

Au fil des siècles de voisinage entre l’Allemagne et la Pologne, une relation de bourreau et de victime s’est construite. Certes, outre les guerres, les partitions et les conflits, les deux pays sont également unis par l’amour, la fraternité et la sororité que notre collectif Dziewuchy Berlin incarne. Difficile néanmoins de bâtir de saines relations de voisinage quand certains traumatismes n’ont pas été dépassés, que la question de la colonisation de l’Europe de l’Est demeure taboue, ou qu’une rancœur mutuelle subsiste. Les gouvernements successifs du PiS ont misé sur la propagande, le patriarcat et la polarisation pour diviser la société polonaise et (re)faire des Allemand·es les ennemi·es de la Pologne. À la liste des adversaires du PiS s’ajoutent entre autres les féministes, la communauté LGBT+, les athées et les réfugié·es (sauf les Ukrainien·nes). Le PiS s’est montré rusé dans sa récupération de l’histoire et de la culture mémorielle en consolidant la posture de victime de la Pologne (et des Polonaises), tourmentée par l’Allemagne, l’Europe ou le monde (au choix). Jarosław Kaczyński, l’homme qui tire les ficelles du PiS, serait le sauveur de la Nation, le seul à même de remettre sur pied la Pologne. Un discours qui n’est pas sans rappeler celui de Donald Trump aux États-Unis.

Mais avons-nous encore besoin de ce rôle de « victime » ? Sommes-nous des victimes ou des survivant·es ? Ou peut-être même des guerrier·es ? Et si nous nous relevions de notre propre chef, en faisant fi de la propagande nationaliste et fanatique de droite ? Et si nous autres Polonaises, de Pologne et d’ailleurs, nous étions déjà relevées ?

Sœurs sans frontières

À travers ses initiatives politiques et artistiques, le collectif Dziewuchy Berlin s’efforce de redéfinir la place des Polonaises pour qu’elles ne soient plus considérées comme les « pauvres sœurs » d’Europe de l’Est, comme des victimes de la politique, du patriarcat ou de l’histoire, mais comme des sœurs tout court. Les Polonaises ayant émigré sont confrontées à des discriminations multiples, à cause de leur genre comme de leur extranéité, tout en étant marginalisées et oubliées dans leur pays natal pour l’avoir quitté. Il est donc primordial que la diaspora polonaise soit vue sous un nouvel angle. C’est notamment pourquoi j’ai participé à la création du Conseil international des Polonaises+, qui a vu le jour officiellement le 8 mars 2021. Il réunit une quarantaine d’émigrées polonaises vivant dans quelque 13 pays. À travers nos actions collectives, nous exprimons notre solidarité avec les femmes et les personnes LGBT+ en Pologne et, surtout, nous tentons de défendre nos intérêts dans les pays où nous vivons, car personne ne le fera pour nous.

En septembre 2022, Dziewuchy Berlin a décerné ses premiers prix « Sisters* » pour services rendus à la sororité et aux luttes féministes à des militantes de Pologne et d’Allemagne : l’activiste LGBT+ Aleksandra Magryta de Varsovie, la photographe Maciej Soja et le collectif Omas gegen Rechts Berlin (NdT : « Grands-mères contre l’extrême droite - Berlin »). Nous avons voulu saluer des militantes qui travaillent souvent dans l’ombre et, de surcroît, gratuitement, et consacrent leur temps et leur énergie au bien commun en défendant les droits des femmes et des personnes LGBT+, ainsi qu’une sororité qui dépasse les frontières. Ces prix s’inspiraient du nouveau Traité germano-polonais sur la sororité positive et la coopération féministe que j’avais rédigé en février 2022, et qui remettait au goût du jour, en version militante et populaire, un Traité de bon voisinage ratifié en 1992 par les gouvernements polonais et allemand. Le texte officiel était un peu vieillot à mon sens et avait grand besoin d’un éclairage féministe sur les relations germano-polonaises.

Vers un avenir radieux ?

Les élections parlementaires du 15 octobre 2023 ont fait souffler un vent de changement et d’espoir sur la Pologne. La coalition de partis démocratiques (Coalition civique, Gauche et Troisième voie) a obtenu la majorité au Parlement, ce qui augure à la fois de changements imminents et d’un long processus compliqué de reconstruction de la démocratie en Pologne et de réunification d’une société divisée, qui s’étalera sur des mois, voire des années. Le résultat de l’élection est à mettre sur le compte de la société civile polonaise, des militant·es, des journalistes, des artistes et, surtout, des femmes polonaises qui, une fois encore, ont montré comment se battre pour la liberté.