À contre-courant : arts, politique et transformation sociale

Sortir de la vitrine : pratiques artistiques de guérilla culturelle des deux côtés de l’Atlantique pendant la Guerre froide

, par BARREIRO LÓPEZ Paula

Téléchargez librement et gratuitement le n°25 de la collection Passerelle en format PDF.

À Buenos Aires, le 13 de mai 1968, l’artiste Pablo Suárez envoyait une lettre par laquelle il renonçait à participer à l’exposition Experiencias du critique d’art Jorge Romero Brest, directeur de l’Instituto Di Tella (foyer des avant-gardes expérimentales du pays) et siège de l’exposition. Réclamant l’œuvre comme un acte qui dessine des nouvelles formes de vie, il concevait la pratique artistique comme une modalité d’action politique révolutionnaire en forte expansion en Argentine qui cherchait à renverser la dictature et ses institutions (y compris celles qui soutenaient le milieu artistique). Pour Suárez, il était évident que l’art était une « une arme » qui n’avait « de sens [que] dans l’action. Dans la vitrine du magasin, il manque de toute dangerosité ». [1]

La décision de quitter l’espace institutionnel était motivée par une critique profonde des pratiques expérimentales des années soixante envers le système de l’art et la fonction de l’œuvre comme marchandise. Néanmoins, dans le cas de l’avant-garde argentine, cette exigence ne peut pas être dissociée des révoltes et contestations étudiantes et ouvrières dans les rues de Paris et de Buenos Aires, ainsi que des projets révolutionnaires qui se multipliaient dans le Sud. Des artistes comme Suárez ont consciemment formulé ces liens par écrit, en affirmant que les « révoltes étudiantes à Paris et les actions du Che Guevara [2] » étaient plus artistiques que les œuvres d’art exposées dans les Salons et les Galeries d’Art. L’impulsion des soulèvements sociaux et politiques révolutionnaires réaffirmait la nécessité de quitter le musée et la galerie pour inaugurer une forme d’intervention artistique-politique dans le tissu social. Il s’agissait d’une sorte de foquisme (multiplication de foyers de guérilla) artistique, qui réinterprétait dans le champ de l’art les modèles d’action politique révolutionnaire du Che décrits par Régis Débray dans son livre Révolution dans la révolution. [3] Ce type de basculement du terrain militaire au terrain artistique était en train de dépasser le contexte argentin pour s’enraciner dans géographies multiples de l’Atlantique.

Les pratiques d’intervention collective, avec l’intégration « des arts plastiques dans la rue », [4] étaient centrales dans les débats cubains des années soixante qui s’étaient répandus rapidement dans les contextes latino-américains et européens, à travers des structures de coopération qui cherchaient, depuis Cuba, à galvaniser les efforts de l’avant-garde politique et artistique. L’OSPAAAL (Organisation de la Solidarité des Peuples d’Afrique, Asie et Amérique Latine) ou Tricontinental, fondée en janvier 1966 à La Havane, répondait aux efforts du gouvernement révolutionnaire pour centraliser un mouvement transnational de résistance et de solidarité dans le Sud global (Amérique latine, Afrique et Asie). Défendant la guérilla comme moyen de parvenir à la libération nationale et à l’union des forces révolutionnaires, l’OSPAAAL visait à la construction d’un front commun contre le colonialisme et l’impérialisme.

Sur la couverture du numéro de la revue tricontinentale, on voit trois personnes reconstituées de morceaux de différentes personnes issues visiblement de différents continents, avec des fusils dans les mais et des chapeaux sur la tête.
Couverture de la revue Tricontinental n°10, 1969.
Titre : « De la Tricontinental au Sud Global : Race, Radicalité et Solidarité Transnationale ».
OSPAAAL (domaine public)

Bien que leur intérêt se trouvait dans l’alignement des mouvements politiques, anticoloniaux et révolutionnaires entre des géographies du Sud, leur appel se multipliait à travers des évènements culturels internationalistes de différents ordres : le Festival de la Canción Protesta en 1967, le Salón de Mayo, le Congrès Culturel de La Havane en 1968, etc. [5] Ces activités cherchaient à faciliter l’intégration des travailleur·ses de la culture dans la lutte tricontinentale, en tissant des liens avec des artistes et des intellectuel·les des géographies du sud (et du nord). Ainsi, ils et elles élargissaient consciemment la notion de guérilla en direction d’une action tactique qui s’inscrivait également dans le champ culturel et intellectuel, et qui partageait certains aspects de leur travail avec les luttes de libération que la Tricontinental soutenait : c’était la guérilla culturelle, un terme qui s’est répandu entre 1967 et 1968 dans le monde entier. [6]

Cette conception combattante de l’art a eu comme résultat l’expansion de l’action de rue, avec l’ambition d’attaquer le système politique en parallèle à l’attaque du système de production artistique capitaliste. Cela a provoqué la reconfiguration des nouveaux modèles de création, un processus qui s’est développé au moment même où s’activait la guérilla urbaine tant en Amérique Latine qu’en Europe, suite au démantèlement de la guérilla paysanne après la mort du Che en Bolivie. Dans de nombreux cas, comme l’explique Ana Longoni à propos des Argentin·es, les actions des artistes dans ces contextes « impliquaient une opération de traduction : les pratiques, les ressources et les procédures « militantes » (le tract, le graffiti, le sabotage, le kidnapping, l’action clandestine, etc.) ont été appropriés comme matière artistique [7] ». En ce sens, il faut comprendre la tentative d’un groupe d’artistes de l’avant-garde argentine (dont Roberto Jacoby, Pablo Suárez, León Ferrari, Margarita Paksa, Beatriz Balvé et Juan Pablo Renzi), de colorer de rouge l’eau des fontaines de Buenos Aires le 8 octobre de 1968, un an après la mort du Che. Même si l’action a échoué (car la peinture n’a pas changé la couleur de l’eau), l’intention des artistes était claire. Paksa la décrivait en ces termes : « Notre acte guérillero [8] », soulignant les modèles performatifs, dématérialisés et politisés dans lesquels l’avant-garde argentine était en train de s’engager. Tucumán Arde, acte de contre-information mobilisant des affiches, des graffitis et la mise en exposition dans des syndicats de matériaux issus d’une véritable enquête sociologique pour dénoncer la situation précaire des ouvrier·es de la région de Tucumán après la fermeture des usines de sucre, a marqué une étape supplémentaire dans leur engagement de sortir de l’espace de l’art « formel » pour rejoindre la lutte urbaine.

Pour agir dans la rue, les artistes ont trouvé un moyen d’intervention efficace dans le travail graphique. L’affiche, avec un héritage antifasciste bien établi depuis les années trente, leur permettait de produire, avec leurs moyens artistiques, des artefacts pour la révolte. L’efficacité pour galvaniser solidarité et collaboration était incontestable : la Tricontinental, par exemple, la considérait comme un des instruments clé de la guérilla culturelle. [9] La production d’affiches qui accompagnaient et circulaient dans la revue Tricontinental contribuait à la construction d’un appareil graphique sophistiqué, qui détournait la fonction originelle du support de l’affiche et la déplaçait hors des espaces de validation bourgeois. Cette démarche s’inscrivait précisément, par le biais de l’appropriation de l’esthétique bourgeoise du pop art, dans un continuum visuel qui allait de la revue à l’inondation des murs, tant à Cuba que dans d’autres contextes tricontinentaux. [10]

Également membre de la Tricontinental, le Black Panther Party était bien conscient du pouvoir de l’image et avait spécifiquement soigné la dimension graphique et visuelle de son programme à travers le travail d’Emory Douglas, ministre de la Culture du Parti et responsable de la production graphique. [11] Douglas entendait cet aspect comme un instrument de plus de l’arsenal révolutionnaire des Black Panthers, tant par sa capacité d’ubiquité, que par le bouleversement des codifications visuelles traditionnelles. Ces affiches configuraient une nouvelle iconographie des subalternes en tant qu’individus émancipés et combattants (portant fusil, pistolet, munitions, et des casquettes à la Guevara), actifs dans la lutte pour la libération des afro-américain·es. La pratique artistique révolutionnaire de Douglas cherchait à donner « aux gens l’image correcte de leur lutte ». [12] Pour cela il ne s’agissait pas d’une simple représentation de la réalité, mais d’une « confrontation physique avec les tyrans » et d’une stimulation pour continuer « l’attaque vigoureuse de l’éducation continue à travers leur participation et observation »13. Avec son style direct, qui détournait les stratégies massives du pop, ses affiches se démarquaient de la nature unidimensionnelle de la propagande, et véhiculaient un imaginaire de lutte qui, pour reprendre les mots de David Craven, aidait « à penser de manière alternative et donc à imaginer le monde à nouveau, [… encourageant] leur public à se détacher du paysage mental imposé par les hiérarchies de pouvoir établies ». [13]

Se révoltant contre les images canoniques serviles et racistes des Afro-américain·es, le travail graphique de Douglas se révoltait aussi contre la fonction de l’image comme objet bourgeois et marchand, revendiquant son appartenance à la rue, « le ghetto en soi-même », au lieu du musée. « Mes œuvres -expliquait Douglas– se collent sur les murs du ghetto ; sur les fenêtres, les vitrines, sur des clôtures, des portes, des poteaux de téléphone et des cabines, des bus qui passent, les ruelles, les stations-service, les salons de coiffure, les salons de beauté, les laveries, les magasins d’alcool, ainsi que les huttes du ghetto [14] ». C’était là ou se trouvait, pour lui, la véritable Galerie de l’Artiste Révolutionnaire.

Effectivement, les affiches colonisaient l’espace public autour des sièges du Parti, détournant le rôle majeur du poster comme stratégie publicitaire capitaliste. Cette centralité de l’image, à travers la multiplication de l’affiche dans l’espace public, est l’un des aspects qui a le plus marqué les artistes internationaux de visite à La Havane en 1967. Et c’est justement après l’organisation du Salon de Mai à Paris, et après un séjour de presque un mois à Cuba, qu’ils et elles soulignaient leur soutien au projet révolutionnaire et leur admiration pour la capacité des Cubain·es à mener les « arts plastiques dans la rue ». [15]

Sur l'affiche, on voit au centre une personne jetant un pavé, avec écrit au dessus d'elle "La beauté" et en dessous "est dans la rue".
Affiche de mai 1968.
« La Beauté est dans la rue, Montpellier, Mai 68 »

Quelques mois plus tard à peine, dans le Paris de 1968 avec de forts mouvements étudiants et ouvriers, une bonne partie des artistes qui étaient allé·es à Cuba prenaient leur place dans la révolte en quittant l’atelier pour la rue : « On ne dort plus à l’atelier […] –disait Fromanger –, chez les uns, chez les autres, dans des lieux occupés, bureaux de poste ou autres ». [16] Organisant l’Atelier Populaire à l’École de Beaux-Arts de Paris, ils et elles ont aussi commencé à produire des affiches. Leur production, comme dans le cas d’Emory Douglas, cherchait à s’intégrer à l’arsenal révolutionnaire et devenait un objet pour la révolte. Dans un communiqué collectif, l’Atelier définissait ses affiches comme « des armes au service de la lutte, (dont) la place légitime (était) au centre du conflit, c’est-à-dire dans les rues et sur les murs des usines… Voilà pourquoi ces travaux ne devraient pas être pris comme des résultats finaux d’une expérience, mais comme une incitation à trouver, à travers le contact avec les masses, de nouveaux niveaux d’action, à la fois sur le plan culturel et le politique ». [17] Leurs affiches (créées collectivement et anonymement par des artistes, mais aussi des militant·es sans formation artistique), reniaient leur valeur esthétique et leur place dans les espaces artistiques institutionnels (au moins pendant les mois de révolte, car une première exposition des affiches de mai a eu lieu au MoMA dès novembre 1968). [18] Établissant des nouveaux liens entre l’œuvre, le·la producteur·rice et le·la spectateur·rice, les affiches quittaient la galerie pour prendre part à la lutte dans la rue aux côtés d’autres objets de la révolte (les pavés de la rue Saint Michel, les barricades, les cocktails Molotov). [19]

Cette conception combattante de l’image était bien établie également dans d’autres contextes tricontinentalistes à partir de 1968. La peinture murale des Brigadas pictóricas, une pratique collective émergente au Chili autour des Jeunesses Communistes, affirmait avec force le rôle de la peinture comme instrument dans la lutte sociale depuis la fin des années soixante. [20] Se réaffirmant consciemment comme des brigades (un terme très connoté, en lien avec les traditions antifascistes), des collectifs de militant·es ont participé à des actions rapides de contre-information dans la ville (qui reprenaient des modèles proches de la guérilla urbaine) afin de peindre des murs pour distribuer le programme de l’Unidad Popular. Ces actions étaient des actes de guérilla culturelle, indispensables pour rendre visibles les slogans socialistes pendant la violente campagne électorale entre droite et gauche qui a débouché sur la victoire d’Allende.

Toutes ces pratiques ont impliqué une participation active des artistes dans des actions de résistance, d’occupation et de réorganisation collective, en tant qu’artistes militant·es et révolutionnaires, dans le ralliement temporaire (et précaire) qui s’est produit entre avant-garde artistique et avant-garde politique. Les stratégies de guérilla (culturelle) urbaine liées au militantisme dans des contextes de dictature, de révolte et de conflit, revendiquaient l’espace urbain comme terrain d’action, comme territoire ennemi où des tactiques rapides d’offensive avaient lieu, devenant des modes de contestation et de lutte politique. Les transformations politiques que les mouvements populaires et post-dictatoriaux dans les années 1960 et 1970 ont engendré, ont bouleversé la définition de l’espace et des pratiques artistiques, avec la perspective évidente de reconquérir la rue, dans le but de la transformer en un lieu de construction sociale.

Notes

[1Longoni, Ana et Mestman Mariano, Del Di Tella a Tucumán Arde. Vanguardia artística y política en el 68 argentino, Buenos Aires, Eudeba, 2008, p. 210.

[2« Asalto a la conferencia de Romero Brest » (1968), Longoni, Ana et Mestman Mariano, Del Di Tella a Tucumán Arde. Vanguardia artística y política en el 68 argentino, Eudeba, Buenos Aires, 2008/Ibid. 2008, p. 122

[3Régis Débray, Revolution dans la revolution ? Lutte armé et lutte politique en Amérique Latine, Paris, François Masperó, 1967.

[4Leiris Michel et alt., « Pour le congrès culturel de la Havane », Opus International, nº 3, Paris, octobre, 1967, p. 33

[5Il faut comprendre le tricontinentalisme au-delà de l’exclusive politique internationale cubaine et ses intérêts stratégiques, comme le propose Anne Garland Malher Garland_Mahler dans From the Tricontinental to the Global South. Race, Radicalism and Transnational Solidarity, Duke University Press, 2018.

[6Voir Barreiro López, Paula, « Un Vietnam en el campo de la cultura : objetos promiscuos en el arsenal de la guerrilla », Barreiro López, Paula (dir.), Atlántico frío : historias transnacionales del arte y la política en los tiempos del telón de acero, Madrid, Brumaria, 2019, pp. 117-154. Voir aussi : J. Galimberti, « A Thid-Worldist Art ? Germano Celant’s invention of Arte Povera », Art History, N. 36, Wiley Online Library, 2013 et Pratas, Cruzeiro, C. (2022). « Flower Freedom, Fire Imagination, Strength Unity, Art Revolution : the symbolism of cultural guerrilla in the Portuguese revolutionary process (1974-1976) », Calle14 : revista de investigación en el campo del arte, 17(32), 302-319. DOI : https://doi.org/10.14483/21450706.19624

[7Longoni, Vanguardia y revolució, op. cit.

[8Paksa, cité dans Longoni et Mestman, op. cit., p. 155.

[9Stites Mor, Jessica, « Rendering Armed Struggle. OSPAAAL, Cuban Poster Art, and South-South Solidarity at the United Nations », Anuario de Historia de América Latina, 56, 2019, p. 42-65

[10Sontag, Susan, « Posters : Advertisement, Art, Political Artifact, Commodity », Michael Bierut, ed., Looking Closer 3, New York, Allworth Press, 1999, p. 196-218.

[11Durand, Sam, Black Panther. The revolutionary Art of Emory Douglas, New York, Rizzoli, 2007.

[12Douglas, Emory, « On Revolutionary Art », The Black Panther. Black Community News Service, vol 1, 3, Oakland, 20 juin 1967.

[13Ibid

[14Douglas, op. cit.

[15Leiris Michel et alt., « Pour le congrès culturel de la Havane », Opus International, nº 3, Paris, octobre, 1967, p. 33.

[16Henri-Françoise Debailleux, « Gérard Fromanger, 28 ans, peintre. Militant actif de l’atelier populaire des Beaux-Arts. "L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art", Libération, 14 mai 1998 (disponible https://www.liberation.fr/cahier-special/1998/05/14/special-mai-68-gerard-fromanger-28-ans-peintre-militant-actif-de-l-atelier-populaire-des-beaux-arts-_235995/).

[17"Déclaration de l’Atelier Populaire", 1968.

[18Paris : May 1968-Posters of the Student Revolt, the Museum of Modern Art, 23 novembre au 31 décembre, 1968. L’exposition, organisé par Emilio Ambasz, a été surtout faite à partir de collections privés du photographe Philipe Vermés et Patricia Prunel. Sur cette exposition et l’institutionalisation des affiches de mai voir Scott, Victoria H. F., Silkscreens and television screens : Maoism and the posters of May and June 1968, State University of New York at Binghamton, Department of Art History, 2010, p. 170-199

[19Sur l’usage des objets voir Paula Barreiro López, « Une guérilla des choses ? Objects, subversion et anti-impérialisme », Lettre du Séminaire Arts & Societés, nº 99, 2018, URL : http://www.sciencespo.fr/artsetsocietes/fr/archives/3343.

[20Castillo Espinoza, E, Puño y letra. Movimiento social y comunicación gráfica en Chile, Ocholibros, Santiago, 2010.