Quand l’espoir cède à la colère : la rue gronde en Iran

Introduction

, par AFPICL-BU HDL

Un pays à nouveau isolé de la communauté internationale

La liesse des Iranien·nes au lendemain de la signature de l’accord de Vienne sur le nucléaire [1], le 14 juillet 2015, après douze années de négociations, laissait entrevoir la fin de l’isolement de l’Iran et l’ouverture d’une nouvelle ère pour l’économie iranienne. La réélection du président Rohani, l’un des architectes de l’accord, pour un second et dernier mandat, ne faisait que renforcer cette perspective. Mais, en 2018, le président Trump en a décidé autrement. Qualifiant cet accord de « désastreux », il a décrété le retrait des États-Unis du JCPOA [2], le rétablissement de sanctions et l’application d’une politique de « pression maximale » contre l’Iran alors même que ce dernier respectait ses engagements, comme l’ont confirmé les rapports de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) [3]. L’éclaircie tant espérée par le peuple iranien s’est alors volatilisée et a laissé place à une très forte récession qui a paralysé à nouveau les rouages de l’économie iranienne. La tension entre les deux pays n’a alors cessé de croître pendant les quatre années de pouvoir de Trump. À la politique de pression maximale de ce dernier, l’Iran a choisi de répondre par celle de la « résistance maximale » et de se libérer progressivement des contraintes imposées à son programme nucléaire. L’arrivée d’un nouveau président des États-Unis n’est en aucun cas une garantie de retour des négociateur·rices étatsunien·nes et iranien·nes autour d’une table. Sans compter que l’Iran va également élire un nouveau président en juin 2021. Quelle que soit sa tendance politique, outre l’avenir de l’accord nucléaire et les tensions régionales, il devra faire face à des troubles intérieurs liés, entre autres, à l’appauvrissement de la population, la crise économique et la pandémie de coronavirus.

Une économie très détériorée par la corruption

L’économie nationale, victime d’une mauvaise gestion récurrente et détériorée par la corruption institutionnalisée, a subi de plein fouet les nouvelles sanctions étatsuniennes. Les entreprises internationales et les investisseurs qui étaient revenus sont repartis sous la menace de pénalités infligées par les États-Unis [4]. La monnaie iranienne s’est effondrée face aux devises étrangères : l’euro s’achetait, à la mi-décembre 2020, à presque 312 000 rials sur le marché noir, soit deux fois plus cher qu’il y a un an [5]. Le produit intérieur brut qui avait augmenté de 12,5 % en 2016, est passé à -4,8 % en 2018 et à -9,5 % en 2019 selon les estimations du FMI [6]. Les exportations pétrolières, poumon de l’économie iranienne, ont chuté au moment de l’entrée en application de l’interdiction des exportations. La production est passée de 4 millions de barils par jour (Mb/j) en 2017, à un peu plus de 2,3 Mb/j en 2019 dont environ 2 Mb/j pour ses besoins internes. Les exportations ne représentent donc plus que 300 000 b/j, essentiellement vers la Chine, la Turquie et la Syrie. Ces clients ont bénéficié de dérogations pendant quelques mois mais ont dû diminuer leurs commandes en mai 2019 en raison des menaces étatsuniennes de rétorsion. Toutefois, la reprise des exportations pétrolières iraniennes ne ferait pas forcément l’affaire des autres producteurs de pétrole, ni celle des États-Unis producteurs de pétrole de schiste, déjà obligés de baisser leur production en raison de la crise sanitaire mondiale, pour éviter une trop forte chute du prix du baril [7]. Les transactions bancaires entre l’Iran et le reste du monde sont bloquées. Mais, bien avant l’arrivée de Trump, la croissance économique était déjà faible, le chômage élevé et l’inflation forte. Cette dernière a atteint presque 40 % en 2019 [8].

Les sanctions très lourdes prises à l’encontre de l’Iran ne suffisent pas à expliquer sa situation économique actuelle alarmante. Les racines du mal sont bien plus ancrées. Ainsi la corruption [9], dont les Gardiens de la révolution [10] ainsi que des dignitaires religieux portent une lourde responsabilité en raison de leur mainmise sur l’économie – ils en contrôleraient plus de la moitié – et sur le pouvoir, est aussi une des causes de la crise actuelle. Les sommes issues des ventes de pétrole sont peu réinvesties dans la production interne, mais servent à la spéculation et à l’importation dont l’Iran est devenu très dépendant car il a perdu ses capacités de production du fait des embargos successifs. Les reventes de ces importations – denrées alimentaires, médicaments, voitures, etc. –, qui sont hors de prix pour une bonne partie de la population, profitent essentiellement aux Gardiens de la révolution [11], exemptés de tout impôt et de toute taxe. Ils contrôlent les ports, des banques privées et des institutions financières et de crédit qui ne respectent aucune réglementation bancaire [12]. Le système bancaire iranien aurait dû adopter les nouvelles réglementations internationales et des mesures internes anti-corruption et anti-fraude pour se replacer dans le système bancaire mondial. Le retour des sanctions a compromis les quelques efforts du gouvernement iranien en ce sens et paralysé cette économie rentière.

Crises sociales à causes multiples

L’accord sur le nucléaire n’a pas eu pour effet la levée totale de l’embargo, contrairement à ce qu’en attendaient les Iranien·nes entre 2016 et 2017. En effet, certaines restrictions liées directement à la législation des États-Unis n’étaient pas incluses dans l’accord et sont restées en vigueur et, en premier lieu, contre les entreprises étatsuniennes. Sous peine d’être fortement sanctionnées elles-mêmes, ces dernières n’ont pas pu reprendre les échanges avec l’Iran sur lequel pesaient encore les sanctions propres aux États-Unis. Les bienfaits économiques annoncés à la signature de l’accord par le président Rohani se sont ainsi trop fait attendre pour les Iranien·nes soumis·es aux privations depuis très longtemps. Mi-décembre 2017, à l’annonce par ce même président de la réduction des budgets sociaux et de l’augmentation du prix des carburants, des manifestations ont éclaté à Machhad, seconde ville d’Iran, pour dénoncer la vie chère et cette politique d’austérité économique. De décembre 2017 à janvier 2018, les manifestations se sont propagées dans la capitale et dans d’autres villes moyennes. Les manifestant·es issu·es de classes populaires et moyennes, écrasées par l’envolée des prix et le chômage, ont également reproché aux autorités iraniennes les dépenses occasionnées par les interventions dans des conflits extérieurs [13] ou pour former et soutenir des milices chiites, tel le Hezbollah au Liban et en Irak, au lieu d’améliorer le quotidien du peuple iranien. Les répressions violentes ont causé la mort de plusieurs dizaines de personnes et près d’un millier d’arrestations. En novembre 2019, d’autres émeutes, plus importantes que celles de 2017-18, ont éclaté dans les principales villes du pays après l’annonce de la hausse du prix de l’essence. Des pompes à essence, des supermarchés, des banques, des bâtiments publics ont été incendiés. Au-delà de l’exaspération des Iranien·nes les plus touché·es par la crise économique, ces mouvements ont également critiqué le régime, tandis que Khamenei, le guide suprême [14], les accusait d’être manipulés par des puissances étrangères. Le 16 novembre 2019, une sanglante répression a fait au moins 143 mort·es selon Amnesty international [15] et entraîné des milliers d’arrestations. Internet a été bloqué par les autorités, pendant une dizaine de jours, sur tout le territoire, avec des conséquences économiques catastrophiques pour les entreprises. En instaurant ce genre de coupure, pour la première fois sur une durée aussi longue, les autorités veulent faire taire les mouvements de contestations politiques ou sociales, limiter leur propagation sur les réseaux sociaux et pouvoir réprimer toute opposition, sans qu’il y ait de témoignages écrits ou visuels. Pour éviter des conséquences négatives sur le commerce et surtout s’affranchir d’Internet, le réseau national iranien actuel, National Information Network, « est conçu pour permettre un contrôle par les autorités des chemins qu’empruntent les données afin de pouvoir les bloquer de manière sélective » [16]. Si la seconde présidence de Rohani pouvait laisser espérer un début d’ouverture démocratique, il n’en a rien été. Toute velléité d’indépendance vis-à-vis du guide suprême de la République islamique d’Iran a été vite court-circuitée, ce dernier imposant ainsi à Rohani ses décisions.

Les causes des soulèvements de 2017 et 2019 qui ont entraîné des milliers de mort·es et d’arrestations sont bien à chercher dans la pauvreté, le chômage, l’inflation, les privations et la malnutrition, mais sans minimiser la corruption généralisée et la gestion économique désastreuse qui ont aggravé les conditions de vie de la population. La fracture sociale s’est agrandie entre les pauvres et les riches, alors que la révolution iranienne de 1979 avait porté haut la promesse de réduire les inégalités et la pauvreté. Les inégalités ont persisté en raison d’un système économique et administratif miné par la corruption et en l’absence de réformes structurelles qui auraient permis, entre autres, un accès plus juste à l’éducation, l’emploi ou aux crédits bancaires [17] de toutes les classes sociales. Cela a contribué à renforcer le manque de confiance des Iranien·nes en leurs institutions publiques. Les manifestations ont été réprimées, certaines dans un bain de sang, pour faire régner la peur et empêcher toute protestation plus ou moins politique qui aurait pu déstabiliser le régime.

Un autre élément va aggraver la situation économique de la population iranienne dans quelques années et pourrait provoquer une grave crise sociale : le système des retraites. Le déficit accumulé par les caisses de retraite est colossal et il ne devrait qu’augmenter au vu du vieillissement de la population actuelle de l’Iran. Les causes sont diverses : des programmes de retraite anticipée soutenus par l’État, des fonds de pension alimentés par l’État, un faible taux de cotisation en raison de la diminution importante du nombre de personnes actives qui cotisent par rapport au nombre de retraité·es (moins de 5 pour 1 en 2014), l’âge de la retraite à 50 ans. La crise est accentuée par une mauvaise gestion des fonds de pension et par leur utilisation parfois frauduleuse. Une réforme du système de retraite est urgente.