Démocraties sous pression. Autoritarisme, répression, luttes

Sommaire du dossier

Repenser la démocratie

, par TAYLOR Astra

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Depuis la chute du mur de Berlin il y a plus de trente ans, la démocratie libérale règne en maîtresse. Fondée sur un certain nombre de principes (une personne = une voix, organisation de scrutins à intervalles réguliers, droits constitutionnels, économie de marché), la démocratie s’est diffusée à travers le monde.

De nos jours, la démocratie libérale et ses promesses semblent à bout de souffle : la démocratie serait en crise, nous dit-on. De récentes études soulignent que la démocratie, telle que définie par les attributs susmentionnés, a régressé dans le monde entier ces dix dernières années. D’après le rapport annuel de 2018 de Freedom House, « les droits politiques et les libertés civiles ont connu un net déclin dans soixante-et-onze pays » en 2017, conduisant ainsi à un recul global des libertés mondiales. Ce même rapport relève que durant la pandémie de Covid-19, la démocratie et les droits humains se sont érodés dans quatre-vingts pays, dont le Belarus, l’Égypte, la France, le Sri Lanka, les États-Unis, l’Ouganda et bien d’autres, « entérinant ainsi quatorze années consécutives de déclin des libertés » à travers le monde.

Toutefois, la démocratie ne recule ni de son propre fait, ni en raison d’un quelconque processus organique ou immuable. Elle est sapée, attaquée, laissée à l’abandon. Elle tombe en ruines et dans le discrédit, de par l’action ou l’inaction des êtres humains qui ont perdu de vue les principes, les responsabilités et les possibles propres à un système d’auto-gouvernance, et qui dans certains cas les sabotent.

Pour élaborer un projet progressiste à même de réparer et de redynamiser la démocratie, il nous faut d’abord comprendre ce qui a mal tourné. Malheureusement, les explications conventionnelles se trompent fréquemment de cible. Ainsi, on entend souvent que le « populisme » serait la cause de nos maux actuels. Nous vivons « à l’ère du populisme » nous disent les expert·es, comme Yascha Mounk. Le Brexit, l’essor des mouvements et partis ethno-nationalistes en Europe, en Inde et au Brésil, ou la situation aux États-Unis accréditent cette idée.

Dans cette optique, la crise de la démocratie serait due, concrètement, à un zèle démocratique. C’est ce qu’a soutenu Andrew Sullivan dans les colonnes du magazine New York Times, en 2016, arguant que nos sociétés « hyperdémocratiques » fragilisent les indispensables « barrières entre la volonté populaire et l’exercice du pouvoir ». On ne peut faire confiance aux gens ordinaires pour prendre la pleine mesure des principes et des procédures démocratiques et pour les protéger, nous dit-on.

Les progressistes doivent battre en brèche cette thèse. Tandis qu’il y a près de deux siècles, Alexis de Tocqueville mettait en garde contre la « tyrannie de la majorité », la menace vient désormais d’une minorité tyrannique. Nos acquis démocratiques, obtenus de dure lutte, sont affaiblis par une élite arrogante et opulente, qui fait tout son possible pour entraver les réformes progressistes et étouffer les aspirations démocratiques partagées par le plus grand nombre.

Ce phénomène est d’ampleur mondiale. Depuis quelques années, les citoyen·nes de l’Europe toute entière s’organisent pour traduire en justice leurs gouvernements au titre de leur inaction face à l’urgence climatique. Au Pérou, lors des impressionnantes manifestations de novembre 2020, les jeunes ont réclamé la suppression de la constitution héritée de l’ère Fujimori, qui limite fortement la capacité de l’État à agir sur les secteurs stratégiques de l’économie. Aux États-Unis, des études soulignent qu’une majorité de la population a fait siennes des positions libérales sur tout un éventail de sujets (syndicats, contrôle des armes à feu, santé publique, catastrophe climatique et New Deal vert), et que plus les personnes sondées sont jeunes, plus elles se positionnent à gauche.

À Washington DC, devant le Capitole, une pancarte déclare : « On ne peut pas acheter les élections ! ». Crédit : Lorie Shaull (CC BY-SA 2.0)

Et pourtant, la volonté de la majorité progressiste ne cesse d’être contournée. Comme le montrent des études menées aux États-Unis, l’agenda politique est formulé par des oligarques et des intérêts privés bien organisés. Le commun des mortels n’exerce, lui, pratiquement aucune influence sur les politiques publiques.

La démocratie libérale est en crise, non pas parce que les masses seraient devenues soudainement réactionnaires, comme on peut l’entendre, mais parce que les élites économiques ne font même plus semblant de se préoccuper du bien commun : la voilà, la véritable crise de la démocratie. Une crise profondément enracinée. Les inégalités qui affligent nos sociétés modernes ne sont ni une bizarrerie, ni fonction du parti au pouvoir : elles sont la conséquence logique de la conception originelle de nos systèmes politiques, dont le but était de profiter à une minorité de nanti·es. Pour que la démocratie subsiste et prospère, il nous faut mettre un terme pour de bon à ces inégalités fondamentales et globales qui existent entre les pays et en leur sein.

Pour cela, soyons clair : la principale menace qui pèse aujourd’hui sur la démocratie n’est pas le populisme, mais bien la ploutocratie. La solution : replacer l’égalité (politique et économique) au cœur du projet démocratique.

Au fil des siècles, la démocratie a pris corps sous diverses formes, en bien des endroits et à différentes époques : assemblées citoyennes dans la ville mésopotamienne de Nippur, république collective de Tlaxcalla en Mésoamérique, conseils villageois en Afrique, Althing en Islande, cantons suisses, et ainsi de suite. Autrement dit, les Grecs de l’Antiquité n’ont pas inventé la pratique démocrate, mais ils nous ont donné le mot que nous employons aujourd’hui et qui se compose de deux éléments : demos et kratos. Le peuple détient le pouvoir.

Au Ve siècle avant notre ère, l’illustre homme d’État athénien Périclès a loué la structure politique d’Athènes dans cette phrase restée célèbre : « Notre Constitution est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du peuple tout entier ». Au regard des normes actuelles, Athènes serait recalée à l’examen, puisque les femmes étaient exclues de la vie démocratique et l’esclavage légal. Cependant, comme l’ont fait remarquer Platon et Aristote, l’écrasante majorité des citoyens qui composaient le demos athénien n’était pas riche. Les deux philosophes soulignent que, par définition, la loi du peuple implique la loi des pauvres, car les citoyen·nes aux humbles moyens sont forcément bien plus nombreux·ses que les riches.

De nos jours, cette évidence est remise en cause tandis que le capitalisme néolibéral, et les profondes inégalités financières qui en découlent, anéantit les progrès démocratiques chèrement acquis. Comme l’a montré l’historien Quinn Slobodian, l’un des principaux objectifs du néolibéralisme est de supprimer tout droit de regard démocratique sur les questions économiques et les décisionnaires financier·es, afin de séparer l’économie de la politique. De ce fait, nous vivons dans un système où c’est le marché, et non le peuple, qui dirige, et dans lequel une poignée de nanti·es accumule des richesses inimaginables.

Selon Oxfam, les 26 personnes les plus riches au monde en 2018 possédaient une fortune nette équivalente à celle de la moitié la plus pauvre de l’humanité, soit quelque 3,8 milliards de personnes. Année après année, la grande majorité des revenus produits dans le monde finit dans les poches des 1 % les plus riches, tandis que les revenus des citoyen·nes ordinaires stagnent.

Si les cinquante dernières années nous ont appris une chose, c’est que l’égalité politique formelle, incarnée par le droit de vote, ne suffit pas à garantir la démocratie, car les nanti·es disposent de bien des moyens d’exercer une influence disproportionnée au sein d’un système en apparence démocratique. Dans un système juridique où l’argent est une manière de s’exprimer, à travers le lobbying et les dépenses électorales, les plus riches peuvent s’acheter un pouvoir tandis que le reste de la population peine à se faire entendre. Dans ce système où les privilégié·es peuvent transmettre leurs actifs à leur progéniture moyennant des impôts dérisoires, la fortune héritée entretient la création d’une classe aristocrate.

La grande priorité de tout projet démocratique progressiste doit être de renverser cette situation, et vite. Tandis que les générations précédentes ont œuvré à la généralisation du droit de vote, une entreprise sans doute plus colossale encore nous attend : sauver la démocratie de l’emprise du capitalisme. Compléter la démocratie politique par la démocratie économique : tel est le grand défi de notre temps, et notre seul moyen de protéger le système actuel de gouvernance représentative du pouvoir financier centralisé qui entraîne sa chute.

Tout système véritablement démocratique doit reposer sur une égalité politique, elle-même fondée sur une égalité économique. Malgré leurs lacunes, les Grecs l’avaient bien compris en instaurant toute une palette de mécanismes ingénieux pour empêcher les personnes fortunées de dominer les plus pauvres.

Ainsi, il était illégal de tirer un profit de ses fonctions politiques à Athènes. Mieux encore, les citoyens pauvres étaient payés pour participer aux affaires publiques : ils recevaient l’équivalent d’une journée de revenus pour assister à l’Assemblée, ceci afin que les paysans et les artisans puissent se permettre de quitter leur champ ou leur atelier pour délibérer aux côtés des plus aisés.

Plus étonnant encore, les Athéniens tiraient au sort les citoyens devant occuper des postes-clés dans l’administration de la ville. Ils avaient en effet constaté, et à raison, que les riches et les gens de bonne famille remportaient plus souvent les élections. Aristote déclara d’ailleurs que les élections étaient aristocratiques, tandis que la loterie était démocratique. Pour les Grecs, la démocratie consistait à gouverner et à être gouverné à tour de rôle. Les citoyens travailleurs jouissaient ainsi d’une réelle occasion de s’impliquer dans la vie civique, notamment en pointant du doigt les profondes inégalités matérielles et en s’y attaquant.

Si les Athéniens pouvaient revenir aujourd’hui et contempler nos démocraties modernes, ils seraient sidérés de voir que la classe politique compte autant de millionnaires, qui alternent allègrement entre des postes dans les secteurs public et privé, tandis que leurs électeur·rices peinent à joindre les deux bouts. Ils se moqueraient à l’idée que les scrutins soient considérés comme le pinacle de la démocratie, et seraient effarés qu’une conception aussi étriquée de la démocratie puisse nous servir de boussole.

En octobre 2010, à Madrid, une pancarte réclame de la démocratie économique. Crédit : gaelx (CC BY-SA 2.0)

Incontestablement, nous sommes au carrefour de plusieurs crises : racisme et xénophobie, précarité et pauvreté, discrimination au travail, logements inabordables, entreprises échappant à tout contrôle, incarcération de masse, explosion de la dette étudiante, extinction de masse, hausse du niveau des mers… La liste est sans fin. D’une façon ou d’une autre, toutes ces problématiques sont liées au fait que dans notre système, la volonté populaire et démocratique ne se traduit pas par un changement politique effectif et concret.

Pour espérer remédier à cette déconnexion, il nous faut un programme qui relie les sphères politique et économique, ainsi qu’une stratégie de consolidation du pouvoir du peuple. Nous devons œuvrer à la démocratisation de notre système électoral et de notre économie et, ce faisant, à libérer nos vies et notre avenir de l’emprise des élites fortunées et des intérêts des entreprises.

Sur le plan électoral, nous pouvons nous inspirer du passé. Comme l’Athènes antique, nous devons protéger nos processus démocratiques face à l’incidence corrosive de la concentration financière.

Sur le plan économique, il est urgent de combler le fossé des inégalités. Pour cela, nous devons instaurer un revenu maximum. En Suisse, la gauche a défendu en 2013 l’initiative populaire « 1:12 - Pour des salaires équitables », en vertu de quoi le salaire le plus élevé au sein d’une société n’aurait pas pu être plus de 12 fois supérieur au plus bas salaire. Bien que l’idée ait été rejetée, elle mérite que nous nous la réappropriions. Les jeunes activistes de gauche scandent souvent Abolish billionaires (« Abolissons les milliardaires ») ; une maxime tout à fait viable.

Néanmoins, le comblement du fossé abyssal entre les riches et les pauvres n’est qu’une première étape. Nous devons également aborder les questions de la propriété et de l’investissement. Les classes laborieuses doivent, tout comme les nanti·es, posséder des parts dans les entreprises qui les emploient, et chacun·e doit pouvoir s’exprimer sur les investissements à réaliser. De fait, il s’agit bel et bien du seul moyen rationnel d’affecter des capitaux.

En ce moment-même, les PDG et les actionnaires des sociétés prônent sans relâche l’extraction de carburants fossiles nocifs pour les écosystèmes, ou la création de plateformes numériques alimentées par la publicité et qui portent atteinte à la vie privée, malgré leurs répercussions dévastatrices sur l’environnement et le débat public. En donnant véritablement la parole aux travailleur·ses et au grand public, la démocratisation de l’économie permettrait d’investir non plus dans l’enrichissement d’une poignée de privilégié·es, mais dans ce dont nous avons réellement besoin, comme l’énergie photovoltaïque ou le journalisme d’investigation.

La tâche qui nous attend est urgente. Il nous faut inverser un demi-siècle d’austérité néolibérale et rétablir les droits démocratiques qui ont été sapés. Cependant, nous devons aussi repenser la démocratie elle-même, en imaginant un système plus robuste, inclusif et égalitaire que jamais.

C’est exactement ce que fait un nombre croissant de personnes. Depuis 2019, des mouvements sociaux dynamiques se forment pour protester contre l’autoritarisme et l’exploitation : Hirak en Algérie, Primera Línea au Chili, Umbrella Movement à Hong Kong, Black Lives Matter aux États-Unis, Gilets jaunes en France, et d’autres encore. À travers le monde, des gens s’organisent pour réclamer plus de justice économique et des processus plus démocratiques. On entend de plus en plus cette nouvelle aspiration politique être qualifiée de « socialisme démocratique ». Étonnamment, aux États-Unis, ce pays à qui l’on doit Coca-Cola, Walmart ou Facebook, une majorité de jeunes dit préférer le socialisme au capitalisme. Des socialistes traduisent leurs idéaux en actes et remportent des scrutins aux quatre coins du pays.

Ce soulèvement naissant est le plus bel espoir pour la démocratie. Ce n’est qu’en érigeant des mouvements sociaux de masse, et en menant des campagnes électorales impulsé depuis en bas, aux échelons local et national, que nous aurons une chance de faire adopter un programme démocratique digne de ce nom : une société dans laquelle la loi des ploutocrates a cédé la place à la loi du peuple.