Démocraties sous pression. Autoritarisme, répression, luttes

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Peut-on abolir la police ? La question fait débat aux États-Unis

, par CHARBIT Joël, MORISSE Shaïn, RICORDEAU Gwenola

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Depuis le décès de George Floyd le 25 mai 2020 à Minneapolis, les protestations contre les violences policières aux États-Unis ont pris une ampleur historique. Elles secouent le pays et trouvent un écho dans le monde entier, comme en France où la manifestation du 2 juin, à l’appel du comité Vérité pour Adama, ce jeune homme mort en 2016 après une interpellation par les gendarmes, a connu une affluence sans précédent.

Les manifestations aux États-Unis, qui dénonçaient initialement le caractère violent et raciste de la police, ont fait émerger un large mouvement en faveur de la réduction des budgets et du champ d’action de la police.

Ce mouvement, qui a rapidement gagné en visibilité, a marqué un point important avec l’engagement pris par des membres du conseil de Minneapolis de démanteler la police de la ville et d’instaurer un autre modèle de sécurité publique.

Une affiche représentant des manifestant·es états-unien·nes dit « Financez le peuple et cessez de financer la police ». Crédit : Liz Henry (CC BY-ND 2.0)

Depuis, des appels similaires ont été lancés dans beaucoup de villes et le démantèlement de la police est devenu l’objet d’un débat national, alors que cette revendication était, il y a quelques mois encore, cantonnée à la gauche radicale.

Mobilisation et importante production théorique

Ces appels se sont notamment traduits par l’émergence d’une campagne nationale #8toabolition visant au démantèlement de la police et qui porte huit revendications : l’arrêt du financement de la police, la démilitarisation des communautés, le retrait de la police des écoles, la libération massive de prisonnières et prisonniers (la décarcéralisation), le rejet des lois qui criminalisent la survie, l’investissement dans l’auto-gouvernance des communautés ainsi que la garantie d’un logement pour tou·tes, et l’investissement dans le care plutôt que dans la police.

Les années 2010 ont été marquées par une crise de légitimité sans précédent de l’institution policière, dans le sillage des mobilisations contre les violences policières à l’encontre des Afro-Américain·es – manifestations de Ferguson (2014) et de Baltimore (2015), naissance du mouvement Black Lives Matter. Depuis, des militant·es, des chercheur·ses et des collectifs défendent l’abolition de la police, à travers des mobilisations et une importante production théorique.

Certains collectifs abolitionnistes existent à l’échelle nationale, comme Critical Resistance, créé en 1998 et dont Angela Davis est l’une des fondatrices. D’autres groupes sont implantés localement, comme la coalition MPD150 à Minneapolis. Le mouvement pour l’abolition de la police a aussi pris de l’ampleur à Chicago. Il est lié aux luttes anti-carcérales et contre le système pénal, avec des organisations comme Assata’s Daughters ou Project NIA, qui visent à empêcher l’arrestation et l’enfermement des enfants et des jeunes adultes.

Il compte dans ses rangs des abolitionnistes emblématiques comme Mariame Kaba, dont le compte Twitter est suivi par près de 150 000 personnes.

Critique des approches réformistes

Le mouvement pour l’abolition de la police critique les propositions réformistes qui sont généralement faites lorsque des crimes policiers sont médiatisés. Ces propositions, vont de l’amélioration de la formation et du recrutement des policiers, à la systématisation des caméras embarquées (GoPro), en passant par le durcissement des procédures disciplinaires contre les fonctionnaires contrevenant aux règles, l’interdiction de certaines techniques d’étranglement et de tirer sur les véhicules en mouvement.

Mais, arguent leurs opposants, ces types de réformes avaient déjà été mises en place par la police de Minneapolis, souvent citée comme « modèle » par le passé.

Les militant·es abolitionnistes, mais aussi des chercheur·ses comme le sociologue abolitionniste américain Alex Vitale, estiment que les réformes libérales ne servent qu’à renforcer les moyens et le champ d’action des services de police, au détriment des services sociaux, des écoles, des services de santé somatique et mentale. De plus, il a été remarqué, à de nombreuses reprises, que de telles mesures n’étaient pas en mesure d’empêcher les violences policières. L’un des arguments fréquemment avancés est que la police est structurellement en position de se soustraire aux règles qui sont supposées encadrer ses pratiques. Comme le souligne Mariame Kaba, « lorsque les policiers utilisent des caméras, les caméras sont au service de la violence de la police et de l’oppression de groupes spécifiquement visés dans notre société ».

Selon les abolitionnistes, les violences policières racistes ne relèvent pas de dérives individuelles, du recrutement de la police ou de dysfonctionnements institutionnels, mais de l’institution policière elle-même. Comme le résume Fabien Jobard, en effet, « dans la police, on ne naît pas raciste, mais on le devient ». Du fait de son histoire ancrée dans le capitalisme, l’esclavagisme et le suprémacisme blanc, [1] la réelle fonction de l’institution policière serait la répression des populations pauvres et racisées, et toute tentative de réforme est vaine.

« Disband, disempower, disarm »

La stratégie proposée par les mouvements états-uniens pour l’abolition de la police comporte trois étapes, que résume le mot d’ordre « Disempower, disarm, disband » (affaiblir, désarmer, dissoudre). L’affaiblissement de la police consiste à réduire son budget, ses effectifs et son influence sociale. La diminution de ses activités passe par le renforcement des liens sociaux pour que les personnes puissent gérer collectivement l’essentiel des situations problématiques (comme les violences interpersonnelles), grâce à des pratiques comme la justice transformatrice.

Un graffiti urbain dit, en anglais : « Définancer, désarmer, dissoudre, abolir [la police] ». Crédit : Jason Hargrove (CC BY 2.0)

Le désarmement consiste à s’opposer à la militarisation des forces de l’ordre (c’est-à-dire, l’utilisation croissante par la police de stratégies et d’armes qui étaient auparavant réservées aux militaires) qui s’est accélérée ces vingt dernières années et à réduire progressivement les armes dont elles disposent – y compris celles qui sont prétendument non létales, comme les tasers. Cette étape amène naturellement à la suivante : le démantèlement pur et simple des forces de l’ordre.

Lors des manifestations de ces dernières semaines, le slogan « Defund the police » (« Cessez de financer la police ») a prospéré et fédéré au-delà des seuls mouvements abolitionnistes. Il suggère que les budgets alloués à la police soient affectés à d’autres secteurs et à des programmes qui soient réellement utiles à la population (santé, éducation, transports, logement, etc.) et donc contribuent à réduire la criminalité. Ces revendications sont également liées à la préservation des sites ancestraux et sacrés des populations amérindiennes, à la pollution dont souffrent particulièrement les quartiers populaires. Les manifestant·es soulignent ainsi que les budgets alloués à ces enjeux sont ridicules en comparaison des budgets alloués aux forces de l’ordre.

Il s’agit donc d’arrêter, puis de renverser, l’expansion de l’appareil policier et pénal entamée il y a une quarantaine d’années au détriment des institutions sociales et sanitaires. D’après Alex Vitale, l’ampleur des mobilisations actuelles s’expliquerait d’ailleurs principalement par une profonde inégalité raciale et économique, exacerbée par la pandémie du Covid-19, et que la violence policière ne ferait que révéler.

Abolition de la police et abolitionnisme pénal

Le mouvement pour l’abolition de la police est étroitement lié à celui pour l’abolition de la prison, qui est plus ancien. L’un et l’autre relèvent de l’« abolitionnisme pénal », dont le but est d’en finir avec le système pénal (police, justice, prison), mais qui revendique également souvent la fin des centres de rétention et de l’enfermement dans des institutions des personnes en situation de handicap.

L’abolitionnisme pénal a pour spécificité d’affirmer que le système pénal n’est pas réformable, mais constitue en soi un problème. En Europe, ses pionniers historiques sont Thomas Mathiesen, Louk Hulsman et Nils Christie. Leurs travaux sont liés au développement d’une criminologie critique qui conçoit le système pénal comme une série d’institutions à la fois discriminatoires, injustes, incapables de répondre de manière adaptée aux « situations problématiques » qui émergent dans la vie sociale et de prendre en compte la situation, les besoins et les volontés des victimes. Pour ces auteurs, il ne s’agit pas de dérives imputables à un gouvernement, une loi ou un·e juge. Il s’agit bien d’une rationalité pénale structurelle propre à l’histoire du système pénal. Il s’agit donc de l’abolir et non de l’amender. On retrouve donc ici la critique que faisait Michel Foucault de l’idée d’améliorer (ou réformer) les prisons et même de promouvoir des « peines alternatives ».

En effet, l’abolitionnisme reproche aux institutions pénales de renforcer et d’entretenir les oppressions de classe, de race et de genre. C’est à ce titre que les abolitionnistes ne conçoivent pas qu’on puisse lutter contre ces oppressions sans lutter contre le système pénal.

Ce mouvement invite à repenser radicalement les modes de contrôle social. À la logique de la justice pénale, qui désigne et condamne un·e auteur·rice, il entend substituer la justice sociale et des modes non punitifs de résolution des conflits, basés sur un idéal de participation, de réparation et d’émancipation des individus et des communautés. Parmi les positions centrales des mouvements contemporains de justice transformative, on retrouve l’idée selon laquelle cet ensemble de pratiques vise à « assurer une sécurité immédiate aux personnes qui font l’expérience de la violence ainsi qu’un processus de guérison progressif tout en obtenant réparation ». Il s’agit également de « tenir les personnes ayant commis ces violences responsables devant et à l’intérieur de leurs communautés ». C’est donc avant tout sur des processus internes aux communautés, et non à la délégation à des expert·es lié·es au système pénal, que les organisations de justice transformatrice s’appuient pour s’émanciper des institutions répressives. L’abolitionnisme ne propose pas, comme ses détracteur·rices l’insinuent parfois, une privatisation de la justice ou le recours à la vengeance, mais la prise en en charge collective des situations problématiques.

Et en France ?

Aux États-Unis, la critique radicale de la police trouve ses racines dans les liens que cette institution entretient avec le système esclavagiste, dont le fonctionnement s’est recyclé dans le système pénal. En France, la critique de la police s’exprime selon d’autres modalités, à partir d’histoires, d’oppressions et de luttes différentes, par exemple à travers l’analyse de la continuité entre pouvoir colonial et racisme d’État.

En France, l’abolitionnisme pénal comme mouvement est moins répandu qu’aux États-Unis. Cependant, il existe des articulations fortes avec les luttes contre les violences policières. L’abolition de la police est par exemple défendu par le collectif Désarmons-les. En août 2020, à l’occasion de rencontres organisées sur le site de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, les collectifs Vies Volées, Justice et Vérité pour Babacar et ce même collectif Désarmons-les ont ainsi mené une réflexion sur « les débats sur la police, sur son abolition, son remplacement par d’autres formes de gestion collective ». Plus généralement, les mouvements de proches et de familles victimes de la police dans les quartiers populaires dénoncent depuis des décennies la violence et le racisme structurel de l’institution policière et de la justice. Ce n’est que récemment que cette contestation s’est étendue à d’autres formes de mobilisations, par exemple à l’occasion du mouvement des « gilets jaunes ». La médiatisation des violences subies par ces derniers tranche avec la criminalisation et le racisme auxquels font face les victimes racisé·es de la police dans les quartiers populaires.

Police et défense de la propriété privée

Les adversaires des abolitionnistes arguent souvent que l’abolition de la police – comme de la prison – serait impossible à mettre en œuvre. Il faut pourtant souligner que la police est relativement récente dans l’histoire de l’humanité.

Beaucoup pensent que l’existence de la police garantit la sécurité de tou·tes. Comme le montrent les travaux sur l’histoire de la police et du système pénal, notamment ceux de Michel Foucault, la police n’a pas été créée pour répondre au phénomène du crime, mais elle participe, avec l’« industrie de la punition », à son organisation.

Comme le souligne Foucault, cette organisation de la délinquance par le système pénal passe notamment par la gestion différentielle des illégalismes : la désignation des crimes et de leur plus ou moins sévère répression tendent à criminaliser davantage, et plus durement, certaines catégories de personnes. L’objectif de ce système est, selon le philosophe, non pas de protéger des criminel·les mais de désigner l’« ennemi intérieur ».

Outre-atlantique, tout un ensemble de recherches sur l’histoire de la police avance que celle-ci est intimement liée à la défense de la propriété privée et du suprémacisme blanc, tout en participant à l’affaiblissement d’autres formes de contrôle social qui existent. Dès lors, la pensée abolitionniste tranche avec l’affirmation selon laquelle le travail policier est la seule manière d’assurer la sécurité des habitant·es et propose d’autres formes d’intervention dans les situations critiques.

Ce texte est une version étayée de l’article de Gwenola Ricordeau, Joel Charbit et Shaïn Morisse, paru le 14 juin 2020 sur le site de The Conversation

Notes

[1Sur la notion de « capitalisme racial » et son rôle dans les mobilisations contemporaines, on peut se reporter à l’analyse de Siddhant Issar. Le documentaire The 13th d’Ava Duvernay revient également sur les liens entre système plantationnaire et pénaux, ainsi que sur l’émergence du complexe carcéralo-industriel.

Commentaires

Gwenola Ricordeau est professeure assistante en justice criminelle, California State University, Chico et chercheure associée au Centre Lillois d’Etudes et de Recherches Sociologiques et Economiques, I-site Université Lille Nord Europe (ULNE). Joël Charbit est sociologue, chercheur associé au CLERSE, I-site Université Lille Nord Europe (ULNE). Shaïn Morisse est politiste au CESDIP, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay.