Démocraties sous pression. Autoritarisme, répression, luttes

Sommaire du dossier

L’austéritarisme traduit les limites du néolibéralisme

, par MASSIAH Gustave

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Ce texte part de la situation actuelle et s’interroge sur les suites possibles du néolibéralisme en faisant l’hypothèse que son dépassement est d’actualité et que l’avenir n’est pas prédéterminé.

Deux chocs considérables ont eu lieu ; ils auront des conséquences dramatiques. La crise financière, économique et sociale de 2008 a ébranlé le système mondial ; la crise de la pandémie et du climat accentue les déséquilibres et ouvre un avenir contradictoire.

La crise financière et sociale de 2008 a montré les limites du néolibéralisme ; la réponse qui a été apportée est une reprise en main avec une évolution austéritaire, combinant austérité et autoritarisme. Elle a répondu aux révoltes et aux insurrections en cascade qui ont suivi cette crise, depuis 2011, dans plus de cinquante pays.

Le deuxième choc est celui de la pandémie et du climat qui a démontré la fragilité du système. Il modifie les perspectives. Il met en avant des impératifs, la question de la santé et l’urgence climatique et écologique. Il montre l’ampleur des contradictions économiques, sociales, géopolitiques, idéologiques. Il modifie le système des contradictions qui vont caractériser l’avenir.

L’austéritarisme qui a été imposé après la crise de 2008 est reconduit comme seule sortie possible de la crise actuelle. Cette proposition reste la stratégie dominante de la reprise en main par les forces dominantes. Elle est la première étape de l’avenir. L’austéritarisme est le point d’arrivée historique du néolibéralisme confronté à cette crise.

Pour le comprendre, nous allons revenir sur l’histoire du néolibéralisme en gardant à l’esprit la question de sa crise et de son dépassement. Pour réfléchir sur les avenirs possibles, nous allons examiner l’évolution des contradictions que provoque la crise du néolibéralisme.

Le court vingtième siècle, de 1914 à 1980, a été caractérisé par les deux guerres mondiales, les révolutions, soviétique en 1917 et chinoise en 1949, un monde bipolaire de 1945 à 1989. Il a vu se succéder plusieurs formes de capitalismes. La fin du XIXe siècle est caractérisée par la structuration des grands groupes économiques et financiers et le passage du capitalisme concurrentiel au capitalisme monopoliste.

Pour répondre à la crise de 1929, Roosevelt fait adopter en 1934, sous le nom de New-Deal, un nouveau modèle de développement, fordiste et keynésien. Mais ce modèle ne sera appliqué qu’en 1945, après la guerre mondiale. Il implique des concessions sociales importantes. Après la guerre, il sera aussi adapté pour laisser une place aux pays nouvellement indépendants. À partir de la fin des années 1970, une nouvelle phase du capitalisme va s’imposer, le néolibéralisme.

Le néolibéralisme est une réponse à la décolonisation et aux concessions sociales du modèle keynésien et fordiste. À partir de la récession économique du milieu des années 1970, une nouvelle conception du développement va s’imposer dans les années 1980. Le modèle néolibéral définit les politiques de l’ajustement structurel. Il est d’abord imposé, à travers la crise de la dette, aux pays du Sud, avant d’être adapté et généralisé à toutes les sociétés.

Le modèle mis en place est celui de l’ajustement structurel : il s’agit d’ajuster structurellement chaque économie, chaque société, au marché mondial [1]. Le libre-échange impose l’interdiction de freiner les importations et accentue la nécessité d’exporter. Les entreprises multinationales doivent pouvoir investir où et quand elles veulent, et peuvent sortir librement leurs bénéfices. La logique est assez simple, le marché se suffit à lui-même, plus besoin d’autre régulation et surtout pas de la régulation économique par les États. L’ajustement structurel impose une nouvelle pensée du développement. Il entraîne la réduction du rôle des États dans l’économie, la priorité donnée à l’exportation qui entraîne l’exploitation effrénée des ressources, l’ouverture internationale des échanges, la priorité à l’investissement international et aux privatisations, la flexibilité et la pression sur les salaires, la réduction des systèmes publics de protection sociale, la réduction des dépenses budgétaires considérées comme improductives (qui se traduit par la réduction des budgets de santé et d’éducation), la dévaluation des monnaies. L’appel à prêter aux pays du Sud a précédé la crise de la dette. La gestion de la crise de la dette et l’ajustement structurel servent d’arme politique pour la « remise au pas » des pays du Sud. Cette offensive économique ne néglige pas les interventions militaires. La crise de la décolonisation, de sa première phase, celle de l’indépendance des États, est ouverte.

Cette poussée de la droite et de l’extrême droite a commencé, pendant quarante ans, par une bataille pour l’hégémonie culturelle autour de plusieurs offensives. La première offensive a porté contre les droits et particulièrement contre l’égalité ; contre la solidarité en imposant le racisme et la xénophobie ; en soutenant l’idéologie sécuritaire comme seule réponse possible à l’insécurité. Les autres offensives sont militaires, policières ; avec la multiplication des guerres et l’instrumentalisation du terrorisme ; la précarisation généralisée ; la subordination du numérique à la logique de la financiarisation.

À partir de 1989, dans la bataille pour l’hégémonie culturelle, La Fin de l’histoire, de Francis Fukuyama, affirme que le capitalisme est indépassable, et que ceux qui s’y opposent sont des déviants ; Le Choc des civilisations écrit par Samuel Huntington, se traduit par la recherche d’un nouvel ennemi nécessaire : ce sera l’Islam. Les attentats de New York, en septembre 2001, accélèrent le virage néoconservateur autour de l’idéologie sécuritaire et de la xénophobie.

La crise de 2008 et l’imposition de l’austéritarisme

Les chocs financiers de 2008 confirment l’hypothèse de l’épuisement du néolibéralisme et de la fragilité du capital financier. Les Nations unies ont mis en place une commission qui a proposé un Green New Deal. Dans la situation actuelle, c’est le durcissement du néolibéralisme qui l’a emporté.

Dès 2011, les réponses des peuples se déclinent sous la forme des insurrections populaires. Ce sont des dizaines de mouvements populaires qui mettent, dans des dizaines de pays, des millions de personnes sur les places. Ce sont les printemps arabes à partir de Tunis et du Caire ; les indigné·es en Europe du Sud, les Occupy à Londres et New York, les étudiant·es chilien·nes, le parc Taksim à Istanbul, les carrés rouges au Québec, les parapluies à Hong Kong, les « gens ordinaires » à New Delhi… On retrouve partout les mêmes mots d’ordre : le refus de la pauvreté et des inégalités, le rejet des discriminations, les libertés et le refus des répressions, la revendication d’une démocratie à réinventer, l’urgence écologique. Et partout, un nouvel enjeu, le refus de la corruption, le rejet de la fusion des classes politiques et des classes financières qui annule l’autonomie du politique et entraîne la méfiance des peuples par rapport aux instances du politique.

À Hong Kong, les parapluies des manifestant·es font face aux gaz lacrymogènes et aux LBD de la police. Crédit : Studio Incendo (CC BY 2.0)

À partir de 2013, l’arrogance néolibérale reprend le dessus. Les politiques dominantes, d’austérité et d’ajustement structurel, sont réaffirmées. La déstabilisation, les guerres, les répressions violentes et l’instrumentalisation du terrorisme s’imposent dans toutes les régions. Des courants idéologiques réactionnaires et des populismes d’extrême-droite sont de plus en plus actifs. Les racismes et les nationalismes extrêmes alimentent les manifestations contre les étranger·es et les migrant·es. Ils prennent des formes spécifiques comme le néo-conservatisme libertarien et évangélique aux États-Unis, les extrêmes-droites et les diverses formes de national-socialisme en Europe, l’extrémisme djihadiste armé, les dictatures et les monarchies pétrolières, l’hindouisme extrême, etc. Dès 2013, commencent les contre-révolutions avec la montée des idéologies racistes, sécuritaires, xénophobes. Le néolibéralisme durcit sa domination et renforce son caractère sécuritaire appuyé sur les répressions et les coups d’état. Les mouvements sociaux et citoyens se retrouvent en position défensive. [2]

Il nous faut prendre la mesure des conséquences d’une période de contre-révolutions. Actuellement nous vivons une période de plusieurs contre-révolutions conservatrices : la contre-révolution néolibérale, celle des anciennes et nouvelles dictatures, celle du conservatisme évangélique, celle du conservatisme islamiste, celle du conservatisme hindouiste. Mais, il y a aussi une autre raison à la situation, ce sont les angoisses liées à l’apparition d’un nouveau monde. Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Orbán en Hongrie, Modi en Inde et Duterte aux Philippines, en sont les visages grimaçants.

Il faut s’interroger sur les nouveaux monstres et les raisons de leur émergence. Ils s’appuient sur les peurs autour de deux vecteurs principaux et complémentaires : la xénophobie et la haine des étrangers ; les racismes sous leurs différentes formes. Il faut souligner une offensive particulière qui prend les formes de l’islamophobie ; après la chute du mur de Berlin, l’Islam a été institué comme l’ennemi principal dans le Choc des civilisations. Cette situation résulte d’une offensive menée avec constance depuis quarante ans, par les droites extrêmes, pour conquérir l’hégémonie culturelle.

L’austéritarisme s’est imposé. Le néolibéralisme ne cherche pas à convaincre ; il revendique la conjonction de l’austérité et de l’autoritarisme. Il adopte la stratégie du choc très bien décrite par Naomi Klein ; aller jusqu’au bout de la violence pour écraser les résistances. Près de vingt ans après la chute du mur de Berlin, le néolibéralisme abandonne ses références aux libertés. Il ne cherche plus à convaincre, il ne cherche plus qu’à imposer. L’austéritarisme marque les limites du néolibéralisme en tant que système stable.

La bataille pour l’hégémonie culturelle se poursuit. La situation ne se réduit pas à la montée des positions de droite extrême ; elle est marquée par la permanence des contradictions. La crise structurelle articule cinq contradictions majeures : économiques et sociales, avec les inégalités sociales et les discriminations ; écologiques avec la destruction des écosystèmes, la limitation de la biodiversité, le changement climatique et la mise en danger de l’écosystème planétaire ; géopolitiques avec les guerres décentralisées et la tendance à un monde multipolaire ; idéologiques avec l’interpellation de la démocratie, les poussées xénophobes et racistes ; politiques avec la corruption née de la fusion du politique et du financier qui nourrit la méfiance par rapport au politique et abolit son autonomie, qui interpelle les formes de la démocratie représentative.

La crise de la pandémie et du climat

La crise de la pandémie n’est pas une parenthèse, c’est une rupture. [3] Il est clair que nous allons vivre avec des pandémies répétées. Celle que nous avons vécue n’est pas un accident. La pandémie n’est qu’une facette de la rupture. Le Covid-19 n’est pas seulement la cause de la rupture et des grandes discontinuités. C’est plus qu’un révélateur. Elle est liée à l’urgence écologique, à l’urgence climatique et à l’écroulement de la biodiversité ; elle a accentué la prise de conscience de la rupture écologique. Le climat, la biodiversité, la cohabitation des espèces, interrogent le rapport entre l’espèce humaine et la Nature. Il s’agit d’une remise en cause philosophique.

Le climat et la pandémie impriment de manière indélébile plusieurs grandes contradictions. Ils remettent en cause la manière de penser toutes les dimensions de la transformation des sociétés. Dans un premier temps, de confinements en surveillance, la réponse à la pandémie a confirmé l’austéritarisme : autoritarisme dans la gestion étatique sanitaire, austérité réaffirmée avec l’acceptation de l’explosion des inégalités sociales. La conjonction de la crise sanitaire du Covid-19 et de l’urgence climatique est un révélateur de la perte de résilience du système mondial.

Il s’agit de prendre conscience que nous sommes au tout début d’une longue transition, qui connaîtra des accélérations et qui ne sera pas linéaire. La situation révélée par la pandémie nous conduit aussi à réfléchir sur les ruptures et les continuités historiques. L’hypothèse des discontinuités ne peut pas être écartée. Une crise de civilisation conduit à des bouleversements que certains peuvent qualifier d’effondrement, qui caractérise des processus et n’implique pas de tomber dans les peurs millénaristes. L’effondrement de l’empire romain n’a pas été la fin du monde. Ce que certains appellent aujourd’hui l’effondrement, peut aussi être la préparation d’une nouvelle civilisation. Ce n’est pas la fin du monde.

Les avenirs possibles

Les avenirs possibles comprennent, tout à la fois, le renforcement de l’austéritarisme, la généralisation des guerres, et des alternatives porteuses d’émancipation. Deux grandes possibilités vont donc cohabiter et s’affronter.

La première, c’est le renforcement de l’austéritarisme, la reprise en main à travers une stratégie du choc. Nous allons avoir un renforcement de ce que nous connaissons déjà, c’est-à-dire la montée de régimes qui s’appuient sur des idéologies racistes, xénophobes et sécuritaires soutenues par une partie des populations qui, face à la peur, acceptent les propositions conservatrices, réactionnaires. Nous allons probablement voir se renforcer un néolibéralisme austéritaire, qui risque d’aller plus loin : le risque est de voir s’imposer un néolibéralisme dictatorial.

Place El Tahrir, un graffiti urbain représente Samira, activiste et héroïne de la révolution égyptienne de 2011, contre l’armée. Crédit : Gigi Ibrahim (CC BY 2.0)

Mais, en face, les résistances seront également puissantes. On va assister à une multiplication de protestations, de manifestations, de révoltes. En 2019, une étude a répertorié quarante-sept pays, soit un quart des pays du monde, qui ont connu des mouvements sociaux d’une grande ampleur et souvent insurrectionnels. L’Irak, l’Algérie, le Soudan, Hong-Kong… Ces mouvements s’appuient sur des changements qui étaient déjà en cours avant la pandémie. Les mouvements de 2011, porteurs d’espoir et de changement, ont été étouffés par les répressions à partir de 2013. Mais ils ont resurgi avec les nouveaux mouvements de type Hirak (Algérie). Ils ont été freinés par la pandémie, mais ils n’ont pas disparu et attendent de resurgir.

On retrouve la phrase d’Antonio Gramsci. Dans ses Carnets de prison, il écrivait : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». On y est : les monstres sont là, le vieux monde se meurt, où est donc le nouveau monde ?

On peut distinguer au moins cinq changements majeurs qui préparent le nouveau monde. [4] Le premier est la révolution des droits des femmes qui remet en cause des rapports sociaux millénaires. Comme toute révolution, celle-ci a produit des violences. Le deuxième grand changement est la rupture écologique qui dépasse largement la seule question du climat, mais englobe la biodiversité, l’existence des espèces menacées. C’est une révolution philosophique qui bouleverse toutes les représentations. Le troisième grand bouleversement, c’est le numérique et les biotechnologies. Avec le télé-monde, la question sanitaire, les biotechnologies, les nouvelles formes de domination et d’exploitation apparaissent, comme on le voit avec les GAFAM, les laboratoires pharmaceutiques ; mais, c’est aussi une révolution du langage et de l’écriture. La quatrième révolution concerne le changement démographique de la planète qui pose le problème du vieillissement de la population et de la cohabitation entre les générations, de la scolarisation des sociétés et le rôle structurel des migrations.

Il faut insister sur la cinquième révolution, celle de la deuxième phase de la décolonisation, un des axes structurants de l’évolution à venir. [5] L’hypothèse déjà explicitée est que la décolonisation n’est pas terminée et que c’est une des questions majeures de l’avenir. A Bandung, en 1955, une affirmation avait été mise en avant : « les États veulent leur indépendance, les nations leur libération et les peuples la révolution ». La première phase de la décolonisation, celle de l’indépendance des États a réussi. On en a aussi vu les limites. La carte du monde se recompose, mais c’est l’évolution de la nature des États qui est en question. Le rapport entre les États et les nations est posé. Dans plusieurs pays la question des États plurinationaux a été posée. La question des identités multiples par rapport à l’identité nationale est interrogée. La question de la décolonisation inachevée reste centrale dans les questions des racismes et des discriminations. Elle interroge aussi la nature des États à travers le débat sur la décolonialité qui interpelle la permanence des formes des États anciennement coloniaux et la nature des sociétés à travers le débat sur l’intersectionnalité qui interroge la nature des relations entre classes, races et genres.

La bataille contre l’hégémonie culturelle du néolibéralisme, du capitalisme financier et de l’austéritarisme est engagée et avec elle la remise en cause de l’individualisme, des inégalités, des discriminations. Cette rupture ne sera pas facile. Les propositions vont prendre des formes différentes selon les régions. La conjonction de la pandémie et du climat confirme d’une certaine manière le mouvement altermondialiste ; elle l’oblige aussi à se réinventer pour tenir compte de l’évolution de la situation. Le mouvement altermondialiste affirme que la réponse à la mondialisation néolibérale doit se déployer à toutes les échelles : locales, nationales, par grandes régions géoculturelles, mondiale. La réponse n’est pas le nationalisme. C’est l’internationalisme et l’altermondialisme. C’est la construction d’un autre monde possible et nécessaire, au sens plein du terme, qui doit faire l’objet d’une réflexion globale.

Notes

[1Les carnets de l’AITEC, « Le FMI ou comment s’en débarrasser », Archimède et Léonard N°1, 1985.

[2Gustave Massiah, « Stratégie des mouvements et projet d’émancipation », Le Monde Diplo Brésil, mars 2016.

[3Gustave Massiah, « Le rôle des pandémies et du climat dans la crise de civilisation », Revue Les possibles, juin 2020.

[4Gustave Massiah, « Le nouveau monde qui tarde à apparaître », octobre 2016.

[5Immanuel Wallerstein, L’universalisme occidental, de la colonisation au droit d’ingérence, Éditions Demopolis, 2008.

Commentaires

Ingénieur et économiste, Gustave Massiah est un militant altermondialiste de longue date, membre du Conseil scientifique de ATTAC-France et membre du Conseil international du Forum social mondial.