L’éducation au commerce équitable doit s’emparer des débats de société

, par ritimo , DUVAL Virginie

Le thème des migrations est depuis de nombreuses années au coeur du débat public. Ritimo, acteur·ice de l’ECSI et de l’éducation à l’information, a développé ces dernières années plusieurs outils pédagogiques pour décrypter ces discours et la réalité des migrations. Lors de la dernière session de formation, Erika, chargée des formations pour la Fédération Artisans du Monde, était présente.

Bonjour Erika. On se connaît depuis longtemps puisqu’on anime ensemble les formations d’animation en ECSI. Mais, en 2021, tu es passée « de l’autre côté », en t’inscrivant comme stagiaire à la formation « animer autour des migrations ». Pour quelle raison ?

Le thème m’intéresse beaucoup, et le combiner avec la pratique, c’est passionnant. Et puis c’est un enjeu pour l’organisation pour laquelle je travaille. J’avais beaucoup d’attentes sur le vocabulaire, l’usage des mots. Je n’ai pas toujours le temps de lire les petits guides de la Cimade, de ritimo. De toutes façons, je n’apprends pas vraiment de cette manière, mais plutôt par la transmission orale. Ça me va mieux d’échanger avec des gens. La formation a pas mal répondu, voire complètement, à mes attentes puisqu’elle était organisée, selon moi, en deux temps principaux : découvrir des outils et du contenu un peu théorique, de l’analyse.
On a démarré sur notre expérience personnelle, pour nous immerger dans le thème. Puis on a eu un atelier sur les termes pour parler des migrations. C’était une grosse étape pour moi, un atelier super bien. Il apporte du contenu tout en mettant les gens en action : est-ce que c’est une personne exilée, apatride... En plus, il y avait des photos marrantes. C’est un atelier qui m’a permis, même si je ne connais pas encore par cœur les définitions, de m’éclairer.

Tu mentionnais que tu étais venue aussi à cette formation parce que la thématique était un enjeu pour ton organisation, la Fédération Artisans du Monde…

On est souvent en tant qu’acteur·ice du commerce équitable interpellée par des personnes, pas toujours bien intentionnées, qui prétendent que le commerce équitable permet aux gens de rester chez eux.
Et puis avec le réchauffement climatique, il faut qu’on s’y intéresse et qu’on contribue plus aux réflexions.
On voudrait voir comment le commerce équitable peut interagir avec les personnes réfugiées par exemple. Depuis 2014, on a une loi qui permet de lancer des filières de commerce équitable nord/nord. Selon nous, les réfugié·es partagent les caractéristiques de nos artisan·es traditionnel·les. Il nous semble cohérent de créer des alternatives, créer du travail et fournir un revenu à des personnes en difficulté. Ça permet aussi de déconstruire des discours réactionnaires. On ne fait pas assez ce lien avec les débats de société en tant qu’acteur du commerce équitable.
Il existe un financement du HCR, « made 51 », pour nos partenaires et organisations productrices égyptien·nes, libanais·es… pour l’insertion des réfugié·es syrien·nes. On pourrait peut-être imaginer la même chose en France. C’est souvent un reproche fait au commerce équitable de ne pas être local, d’avoir une longue filière. Le commerce équitable est le plus souvent identifié à l’agriculture, mais c’est aussi l’artisanat. On a des potier·es en France, on pourrait créer une filière artisanale nord/nord dans ce domaine, sans faire venir la terre cuite du Cameroun.

Dans notre dernière Lettre de l’ECSI, on s’inquiétait de cette mode du « localisme »… « Comment aborder cette notion pour qu’elle ne soit pas interprétée uniquement sous le prisme du repli sur soi et de l’exclusion ? »

Effectivement, il faut rester vigilant·es sur le localisme qui peut favoriser un repli identitaire.
On peut être heureux·se de boire un café, et en le faisant, de permettre à des personnes de vivre de leurs plantations. Le commerce équitable que souhaite Artisans du Monde, c’est la diminution de la surface de plantations coloniales au profit des cultures vivrières. Il y a toujours un lien entre le local et l’international. C’est l’ECSI et son approche systémique qui permettent de mieux se rendre compte de cela. Et puis quand on éduque au commerce équitable, qu’on parle de circuit court, il faut bien montrer que l’enjeu du local, c’est partout. Artisans du monde ne veut surtout pas d’un commerce équitable qui poursuive le modèle colonial de plantation agricole : nos filières doivent permettre aux producteur·ices de vivre de leur travail, et de remettre localement de l’agriculture vivrière/paysanne. L’agriculture paysanne, c’est l’agriculture anticoloniale.

Photo "Inside the foodcupboard", Ruddington photos, Licence CC BY-NC-SA 2.0. https://www.flickr.com/photos/51772793@N00/108029618

J’ai souvenir d’outils pédagogiques développés par la Fédération artisans du monde pour montrer la richesse de ce qui pouvait être produit par l’agriculture vivrière/paysanne… Et d’autres outils pour dénoncer le fonctionnement du système agricole dominant, par exemple sur la filière café...

Dans le cadre du projet « jeunes ambassadeurs du commerce équitable », des lycéen·nes ont créé un jeu, « Mondiaccino », qu’on a pu tester lors de la Semaine de formation à l’ECSI, pour expliquer le fonctionnement du commerce équitable à d’autres lycéen·nes. C’était un mixte de jeu de plateau/jeu de défi qui retraçait les enjeux à chaque stade des filières traditionnelles lait et café.
L’autre outil que tu as en tête, c’était la création d’une trame pédagogique à partir de la série de photos de Peter Menzel autour de la consommation alimentaire de familles du monde entier. On a sélectionné quelques photos, représentant des familles de pays « les moins avancés », des familles de pays industriels, et des familles de pays « moyens »… Notre idée, c’était de permettre aux participant·es de retrouver à quel pays appartenait chaque famille, en s’appuyant sur les montants des courses en parité de pouvoir d’achat.

Tu peux nous expliquer ce que signifie « la parité de pouvoir d’achat » ?

C’est un indicateur qui permet de rééquilibrer quand tu compares des montants en argent. Par exemple, 1 kilo d’un fruit/légume, c’est 2 euros en France. Au Laos, ça serait, par exemple, 20 centimes. Mais ces 20 centimes représentent beaucoup plus pour le budget d’une famille laotienne que 2 euros pour un ménage européen. Cet indice nous permet de prendre en compte les différences économiques entre les pays. Les prix qu’on propose dans notre outil pédagogique sont donc exprimés en fonction de ce qu’ils représentent réellement en pouvoir d’achat dans les contextes respectifs des pays. Notre question c’est : 2 euros, ça vaut combien en possibilité de pouvoir d’achat au Laos ?
Pour expliquer le fonctionnement du commerce équitable, la Fédération artisans du monde travaille énormément sur la décomposition de prix. Prenons l’exemple d’un pot de houmous à 3,60 euros. Si on ne tient pas compte de la parité de pouvoir d’achat, le producteur libanais reçoit 1,30 euro et avec l’indicateur de parité, il obtient 2,53 euros.

Est-ce que cet indicateur est utilisé par les acteur·ices du commerce équitable pour que les agriculteur·ices et artisan·es soient assuré·es de recevoir un salaire décent ?

Non, on va plutôt utiliser d’autres indicateurs en lien avec l’IDH (indice de développement humain). Dans notre trame, on demande donc aux personnes de retrouver : 1. les pays ;
2. les montants de leur consommation hebdomadaire en parité de pouvoir d’achat ; 3. le rang sur l’IDH + les ressources (naturelles ou autres) du pays.
Par exemple, le Tchad sort des milliers de barils de pétrole par semaine, mais les habitant·es et le pays reste extrêmement pauvres.
En Équateur, la consommation est basée sur les céréales et les légumes, pour un montant de 24€ par semaine (y compris l’eau potable …). L’Équateur est le premier exportateur de crevettes d’élevage … la population n’en consomme pas. On voulait montrer ce paradoxe à travers cet outil. Pourquoi n’en mangent-ils·elles pas alors qu’ils·elles les produisent ? C’est fondamental de lier tout cela avec la question des migrations : on accepte bien volontiers les marchandises, mais pas les humains.

Photo de Stephanie Buire Smith "USA-Wall-Mexico". Licence CC BY-NC-SA 2.0. https://www.flickr.com/photos/94147218@N08/10141005914

Tu mentionnes la recherche d’alternatives, qui est un des principes pédagogiques de l’ECSI. Quand on a travaillé, pendant la formation, sur l’histoire des migrations, est-ce que le lien entre commerce équitable et migrations t’a semblé évident ?

Oui, tu nous as fait travailler sur une analyse systémique des migrations, et on a bien vu les deux éléments majeurs au bout du bout : le capitalisme ou le patriarcat. Le lien est donc vite fait avec le commerce équitable, puisque son but c’est de sortir du système économique libéral.
Pendant la formation, j’ai travaillé sur une photo qui représentait un homme qui essayait d’escalader le mur qui sépare le Mexique des États-Unis. J’avais imaginé que c’était un paysan du Chiapas, appelé Miguel, impacté par les accords de libre-échange Etats-unis/Mexique/Canada. Il a du cultiver du café pour les Etats-unis, on lui a donné des graines de café, des entrants chimiques gratuitement la 1e année. Mais la 2e année, c’était payant. Il a donc du cultiver le café de manière intensive sur ses terres. Chaque année, le café est vendu de moins en moins cher. Ses revenus ont baissé considérablement. Et il n’a plus de place pour de la culture vivrière sur ses terres. Ses terres ne sont donc plus que des plantations coloniales (ce que d’autres appellent de la « monoculture d’exploitation »). Il est donc obligé d’aller chercher des revenus ailleurs. D’abord à Mexico, puis il a voulu tenter sa chance dans le sud des États-Unis. Il doit escalader le mur parce qu’il n’a jamais obtenu de visa. Comme autre cause de sa migration, j’ai imaginé que le dérèglement climatique a modifié sa manière de travailler. La saison des pluies est modifiée, et le plus grand taux d’humidité a apporté la maladie du caféier : il a donc du planter plus de café parce qu’une partie était malade. Avec l’entrée de l’agriculture dans l’OMC, c’est devenu un bien échangé sur le marché mondial : le prix du café se retrouve défini par les places boursières (Londres, New-York…) mais jamais par le principal intéressé, celui qui le cultive. La spéculation des entreprises/multinationales nord-américaines et européennes impactent le prix du café et les revenus de Miguel. Miguel est donc parti chercher un revenu ailleurs.

Suite à cette formation, comment la Fédération Artisans du monde a prévu de s’approprier les réflexions qu’on vient de se partager ?

Nous allons former notre réseau. Nous souhaitons nous appuyer sur l’éducation populaire pour que nos militant·es puissent imaginer eux·elles-mêmes les liens entre commerce équitable et migrations. Et que cela nous amène à construire notre propre argumentaire, avec une prochaine revue sur le sujet, ainsi qu’une campagne prévue en en mars 2022, pour la quinzaine du commerce équitable.

Merci Erika.