Objectif en vue

, par Africa is a Country , ASSEFA Snetsehay

Le traité de paix entre l’Éthiopie et l’Érythrée récompensé par le prix Nobel apporte-t-il la coopération entre les deux pays voulue il y a de cela un an ?

Pour ses efforts visant à mettre un terme au climat « ni guerre ni paix » qui dure depuis 20 ans entre l’Éthiopie et l’Érythrée, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a reçu cette année le Prix Nobel de la paix. Le commentaire du comité Nobel est enthousiaste : « Lorsque le Premier ministre Abiy lui a tendu la main, le Président [Isaias] Afwerki l’a saisie, et a aidé à concrétiser le processus de paix entre les deux pays. » Mais ce traité apporte-t-il la coopération souhaitée entre ces deux pays ?

Le président érythréen Isaias Afwerki et le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed à Hawassa, en Ethiopie. Image : Fitsem Arega, Directeur de cabinet du premier ministre éthiopien via Africa is a country

Un an s’est écoulé depuis la signature de ce traité historique. Même si, à première vue, le traité de paix semblait prometteur et le transport routier a rouvert en septembre 2018, ce fut de courte durée. En effet, sans explications officielles des deux pays, toutes les routes ont été fermées vers la mi-avril 2019.

Mais la réouverture a au moins permis un échange intense à court terme entre les deux frontières. Durant ces quelques mois, environ 1 500 camions traversaient la frontière chaque jour, transportant différents produits agricoles comme du teff (la denrée de base en Éthiopie), de l’orge, du café, du sésame, du maïs, mais aussi du bois, des briques, des meubles et du pétrole venant d’Éthiopie. Ces camions revenaient d’Érythrée avec du textile, des vêtements et divers produits électroniques, même si ces camions n’étaient pas complètement chargés. Cela se produisait sans protocole d’échange, donc l’accord de libre-échange des passages frontaliers menait à des relations commerciales hostiles et inégales.

Certes, ces échanges commerciaux non régulés semblaient positifs en apparence, mais ils ont aussi été une source de tensions. Les fabricants éthiopiens, préoccupés par les produits non taxés, ont été les premiers à montrer leur inquiétude, suivi par les Érythréens importateurs de produits agricoles qui ont subi une baisse des prix due à l’afflux de marchandise venant d’Éthiopie. Pendant ce temps, l’exportation de masse de produits agricoles comme le teff a suscité la crainte d’un déficit d’approvisionnement chez les consommateurs éthiopiens.

L’exportation de pétrole de l’Éthiopie vers l’Érythrée, dont l’accès au pétrole est restreint par les ratios gouvernementaux, a créé des tensions, car même si l’exportation a été faite au niveau des ménages, elle a mené à une pénurie dans les zones frontalières. Cette tension s’est intensifiée, car le pétrole était importé et prévu uniquement pour la vente aux citoyens éthiopiens à un prix subventionné. Cela a été un autre coup dur pour l’économie éthiopienne déjà à genoux suite à une crise de la monnaie étrangère.

Au vu de ces échanges commerciaux inégaux et chaotiques, la nouvelle relation entre les deux pays pourrait mener à la précédente coopération économique hostile.

À l’époque, les deux pays étaient intégrés économiquement depuis l’indépendance de l’Érythrée en 1991 jusqu’en 1998. Pendant ces années de coopération économique, les deux pays ont renforcé leurs liens grâce à de nombreux accords d’échange, incluant entre autres l’accord de libre-échange de 1995 et l’accord de 1991 sur l’utilisation d’une même monnaie, le birr éthiopien, utilisé par l’Érythrée jusqu’à l’adoption de sa propre monnaie. Dans l’accord de 1991, l’Érythrée accordait officiellement à l’Éthiopie le droit d’utiliser gratuitement les ports d’Assab et de Massaoua « contre une taxe de transit insignifiante » de 1,5 %. Il permettait également à l’Éthiopie de diriger et entretenir la raffinerie de pétrole d’Assab située en Érythrée, nécessaire pour fournir du pétrole raffiné à sa population. La mise en place de ces accords a été supervisée par un comité ministériel conjoint venant des deux pays.

Même si cet accord semblait bon en théorie, les deux parties craignaient d’être désavantagées. L’accord sur la raffinerie de pétrole d’Assab était une importante source de tension. La raffinerie a été construite en 1967 et financée par un prêt de l’ex-URSS et une contribution du gouvernement éthiopien. Lorsque le gouvernement érythréen est devenu propriétaire de la raffinerie, l’Éthiopie n’a pas reçu de compensation, ce qui a été vu par les Éthiopiens comme un avantage pour l’Érythrée, mais à leurs dépens. Et même si l’Éthiopie a obtenu l’accès à la raffinerie, 30 % de leur production de pétrole raffiné devait revenir dans les barils du gouvernement érythréen. Au cours des années suivantes, l’allocation de pétrole raffiné à l’Érythrée est passée de 17 pour cent en 1992 à 54 pour cent en 1997. L’Éthiopie a dû dépenser des millions de dollars dans l’import de pétrole pour satisfaire la demande locale, car l’augmentation de la demande en pétrole en Érythrée a créé une pénurie. De plus, l’Éthiopie a dû dépenser des devises fortes pour l’achat de pétrole brut, que l’Érythrée achetait après raffinement à un prix subventionné avec la monnaie locale, le birr. Cela a permis à l’Érythrée d’économiser des devises fortes qui auraient servi sinon à l’achat de pétrole brut.

De la même façon, l’accord qui a permis à l’Éthiopie d’utiliser les ports d’Assab et de Massaoua en Érythrée avait aussi des inconvénients. L’Éthiopie dépendant de ces deux ports pour l’essentiel de ces importations et de ces exportations, « l’insignifiante » taxe de transit de 1,5 % pour le port de Massaoua ne s’avéra pas si insignifiante que ça. Selon un rapport du FMI de 1998, les sommes versées par l’Éthiopie pour l’utilisation du port représentent environ 10 % du PIB de l’Érythrée.

Le déficit commercial fut une autre source de tension. Durant les quelques années de coopération économique, l’Érythrée dépendait énormément de l’importation de nourriture éthiopienne pour nourrir sa population. Le cuir était la deuxième marchandise la plus importée par l’Érythrée. Ces transactions étant effectuées en birr, le gouvernement érythréen était supposé économiser sur la devise forte. Pendant ce temps, les produits que l’Éthiopie importait d’Érythrée étaient principalement des produits manufacturés tels que des machines et des équipements de transport. Selon une publication de The Reporter datant de 1998, en 1992, 1993 et 1994, les exportations de l’Érythrée s’élevaient entre 130 207 millions et 345 millions de birrs. À titre de comparaison, le montant des exportations de l’Érythrée vers le Soudan sur cette même période se situait entre 47,58 et 76 millions. En 1996, les exportations de l’Érythrée vers l’Éthiopie avaient atteint les 70 % tandis que les exportations de l’Éthiopie vers l’Érythrée ne représentaient que 9 %.

D’autre part, selon un rapport de 1995 réalisé par le comité ministériel conjoint, l’Érythrée a accusé l’Éthiopie de violer l’esprit de l’accord de libre-échange par des politiques protectionnistes. Le comité a découvert que l’Éthiopie soumettait les marchandises érythréennes à des taxes indirectes ainsi qu’à plusieurs paiements intermédiaires dans toutes les régions d’Éthiopie. Les relations se sont encore tendues lorsque l’Érythrée a introduit fin 1997 sa propre monnaie, le nakfa, qui nécessitait une délimitation claire des frontières. Quelques mois plus tard, une crise éclata dans la ville de Badmé, lorsqu’une patrouille érythréenne a débarqué dans une zone administrée par l’Éthiopie. Cela déclencha un affrontement impliquant la mort d’au moins un Érythréen. En réponse à cette attaque, l’armée érythréenne entra dans Badmé et força les Éthiopiens à quitter la ville. L’incident de Badmé fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase : l’Éthiopie déclara la guerre à l’Érythrée.

Il est évident que la tension économique entre les deux pays a joué un rôle majeur dans la guerre de 1998. Avant de sauter sur l’opportunité d’échanges commerciaux suite à la réconciliation, la prudence doit être de mise, car la situation montre que ces antécédents d’échanges inégaux et de tension économique pourraient se répéter. Le fait que les deux pays n’ont pas encore mis en place un protocole d’échanges commerciaux et un accord commercial de passage de frontières devrait nous interpeler afin que ce cercle vicieux soit évité. Cela permet aussi de voir le prix Nobel de la paix sous un jour plus réaliste.

Lire l’article original en anglais sur le site de Africa is a Country