L’écologie, un problème de riches ?

"La lutte environnementale est plus urgente que toutes les autres luttes"

Épisode 5

, par ritimo

Faux !
La multiplication des discours alarmistes sur le réchauffement climatique et sur la dégradation des écosystèmes a de quoi nous plonger dans la stupeur et la sidération. Passé ce stade, les faits nous poussent à ressentir ce combat comme le plus urgent du siècle et à en appeler à toutes les forces pour empêcher le désastre écologique de se poursuivre. Pourtant, la lutte environnementale n’est pas indépendante des autres luttes. Car la crise écologique dans laquelle nous sommes plongé·es est issue des rapports d’exploitation et de domination contre lesquels se sont élevées des voix féministes, antiracistes, pour la justice sociale… depuis longtemps.
Si l’on veut espérer un monde plus habitable pour tous les êtres vivants, il faut donc mener ces luttes de concert, de manière articulée et les amplifier.

« Si nous perdons la Terre, nous perdons pied. Nous perdons tout », assènent les juristes de Notre Affaire à tous dans leur manifeste pour une justice climatique [1]. Comment ne pas souscrire à cette formule qui nous rappelle qu’à laisser faire le ravage écologique, c’est notre survie qui est en jeu ? Les scientifiques publient des chiffres et des rapports toujours plus alarmistes et nous savons donc l’urgence et la menace qui pèsent désormais sur la planète et son hospitalité à l’égard de l’humanité. La destruction des milieux et des êtres vivants qui s’y trouvent est chaque jour davantage perceptible. Le caractère urgent et global de ce combat pourrait laisser penser qu’il dépasse de loin tous les autres et qu’il nécessite, toutes affaires cessantes, l’alliance la plus large possible.

Vouloir unir toutes les forces et en appeler à la convergence est une nécessité pour rassembler assez d’énergies afin de « sauver la planète ». Mais il est fondamental de trouver comment le faire sans minimiser les autres luttes contre des situations d’injustice qui affectent les conditions d’existence d’une grande majorité de femmes et d’hommes.
En identifiant la question écologique comme un combat à part et plus important que tous les autres, ou en ne considérant que l’aspect environnemental dans les dysfonctionnements mondiaux, on prend le risque de dépolitiser les enjeux et on omet l’approche systémique nécessaire pour répondre aux différentes crises structurelles actuelles, qu’elles soient environnementales, politiques, sociales ou économiques.
La lutte écologique ne peut pas faire l’économie d’une vision sociale et politique, qui analyse la problématique environnementale dans l’histoire de l’ensemble des rapports de domination et d’oppression, en cherchant des solutions dans l’articulation des différents combats. Le combat pour la Terre rejoint fondamentalement celui pour la dignité des êtres humains et c’est ce qui rend l’ampleur de la tâche si ardue : toutes ces luttes doivent être amplifiées et menées conjointement si l’on veut espérer un monde plus habitable pour tous les êtres vivants.
Nous nous attarderons ici sur trois de ces combats fondamentaux – les luttes décoloniales, les luttes féministes et les combats sociaux – pour observer comment ils s’articulent avec l’écologie et comment l’écologie participe aussi à en redessiner les contours.

Un capitalisme colonial

Le capitalisme et le colonialisme sont étroitement liés. L’historienne décoloniale Françoise Vergès rappelle que c’est le travail gratuit dans les îles colonisées qui a nourri les ouvrier·ères étatsunien·nes et européen·nes et qui a fait émerger une mentalité de consommateur·rice au sein de la classe ouvrière, contribuant ainsi à la pacifier [2]. L’amélioration des conditions de vie en Europe – même des populations les plus exploitées comme les ouvrier·ères – a été rendue possible par une exploitation bien pire encore des peuples des colonies. C’est à l’esclavage et au capitalisme colonial que l’on doit d’avoir enraciné le racisme dans nos sociétés. Les colons se sont appuyés sur cet imaginaire raciste pour justifier l’exploitation et la destruction des corps colonisés et des milieux naturels dans les pays du Sud : la chaîne d’exploitation vient ainsi servir les besoins d’une minorité qui s’autoproclame « supérieure ».

Cette situation d’exploitation et d’injustices a évolué mais ne s’est jamais arrêtée : dans les pays anciennement colonisés et esclavagisés, les ressources continuent d’être pillées et les populations – alors qu’elles n’ont pas tiré avantage de la surexploitation des ressources - payent un très lourd tribut à la crise environnementale.

L’écologie colonialiste et raciste existe bel et bien

En 2020, de nombreux groupes de citoyen·nes en Europe et outre-Atlantique déboulonnent des statues et appellent à changer le nom de certaines rues pour que cesse la glorification de l’héritage colonial. Le rôle historique de la colonisation dans les dégradations environnementales, la persistance du fait colonial et son poids dans les questions écologiques d’aujourd’hui ne sont pourtant pas toujours appréhendés à leur juste niveau.
Dans le passé comme aujourd’hui, nombre d’actions au nom de l’écologie se sont faites contre les premiers peuples colonisés. Dès le XVIIIe siècle, en Amérique du Nord, les colons veulent protéger la nature mais leur approche est conservatrice : pour préserver l’environnement, il faut selon eux créer des espaces vierges de toute activité humaine et donc chasser les Améridien·nes qui y vivent. C’est à partir de la croyance selon laquelle la nature doit redevenir sauvage (alors que, de tout temps, la forêt a été habitée) que sont nés les premiers parcs naturels comme Yosemite, Yellowstone ou d’autres aires protégées. Les fondateurs des parcs nationaux n’ont jamais pris en compte les idées, les droits et les usages des communautés locales, parce qu’ils les jugeaient inférieures. Le scientifique John Muir, considéré comme le père des parcs nationaux étatsuniens et comme un pionnier de l’écologie, abonde de préjugés racistes dans ses ouvrages : il parle des Indien·nes « sales », sauvages et incultes, incapables de protéger leur milieu naturel. En dénigrant et en méprisant la façon dont les peuples autochtones habitent leurs territoires, cette écologie datant de trois siècles s’affiche bel et bien comme une écologie coloniale. « On voit aussi cela dans des projets de conservation en Afrique. On a inventé une idée de la nature vierge qui s’est traduite littéralement par l’expulsion des autochtones » [3] observe Malcom Ferdinand, ingénieur et militant de l’écologie décoloniale, qui rappelle que le développement de la pensée écologique telle qu’on la connaît va conserver cet imaginaire colonial au fil des années : d’une part, en continuant de pratiquer un « colonialisme vert », où les droits de la nature priment sur ceux des peuples qui l’habitent ; d’autre part, en exposant les peuples autochtones, les colonisé·es et leurs descendant·es à des nuisances et pollutions qu’on ne souhaite pas avoir chez soi.

Aujourd’hui, de nombreuses ONG, fondations, institutions internationales occidentales prônent encore une approche uniquement conservationniste de l’environnement, ce qui mène parfois à nuire aux conditions d’existence des communautés locales.

Réserves naturelles contre droits humains
En 2016, l’ONG Survival porte plainte contre le WWF, le fonds mondial pour la nature, pour sa gestion contestable de réserves protégées au Cameroun. Alors que le WWF aurait dû obtenir le « consentement libre, préalable et informé » du peuple baka qui vivait dans ces forêts, l’organisation a recruté des écogardes et des soldats anti-braconnage accusés de commettre des violences répétées à l’encontre des Bakas. La plainte de Survival a été jugée recevable par l’OCDE. Pour Stephen Corry, délégué général de Survival, la violation des droits des communautés locales doit être condamnée fermement : « Les grandes organisations de protection de la nature doivent arrêter d’être complices du vol de territoires autochtones. Les peuples autochtones sont les meilleurs défenseurs de l’environnement et gardiens du monde naturel » [4].

En mer, les aires marines protégées – zones dans lesquelles la pêche est interdite au nom de la protection de l’environnement – menacent les artisan·es-pêcheur·ses qui ne peuvent plus vivre de leur travail. Malgré leurs connaissances sur l’état des ressources, sur les cycles de reproduction, sur l’évolution des espèces, les pêcheur·ses ne sont pas toujours associé·es à ces programmes de conservation gérés par de grandes ONG conservationnistes.

Sous prétexte d’écologie, cette façon d’exclure les populations des écosystèmes dans lesquels (et desquels !) elles vivent est emprunte de racisme. En protégeant certaines formes de vie (les éléments naturels) au détriment des autres (les peuples autochtones et les populations locales), cette écologie coloniale et punitive ne permet pas de mettre fin au ravage écologique ni de construire un monde désirable.

Le discours sur l’écologie s’est construit à travers des théories et des concepts qui n’abordent pas l’histoire coloniale. Conséquemment, la plupart des militant·es écologiques en Europe restent peu au fait des réalités et des luttes dans les territoires d’outremer ou les pays anciennement colonisés et ne perçoivent pas les causes communes ni la nécessaire articulation entre les combats.
Conscient de ce clivage, Malcom Ferdinand parle d’une « double fracture », celle qui sépare deux espaces critiques de la modernité que sont l’espace écologique et l’espace antiraciste et décolonial7. Dans les universités comme dans les rues, ces deux espaces ne se côtoient pas : d’un côté, les espaces écologistes, ne tenant pas compte des histoires et des combats des personnes racisé·es, sont difficiles à investir pour ces dernières et contribuent à perpétuer le système occidental dominant. De l’autre, les personnes engagées dans la lutte antiraciste ne se mobilisent pas beaucoup sur la question environnementale, alors qu’elle génère de nouvelles formes de violences à leur égard.
Pour Ferdinand, il y a urgence à construire un autre récit de la crise écologique, en partant de l’histoire du colonialisme et du capitalisme, et en regardant la destruction des corps colonisés et l’extinction de la biodiversité comme étant les résultats d’un seul et même processus, celui qu‘il nomme « l’habiter colonial » qui se poursuit au cours de l’histoire du XXIe siècle.

Quand les médias blanchissent le combat climatique
« Pour la première fois de ma vie, j’ai compris la définition du mot racisme. Cela veut-il dire que je ne vaux rien en tant que militante africaine ? Ou que les Africain·es n’ont pas de valeur du tout ? » [5] questionne, très affectée, Vanessa Nakate, militante ougandaise pour le climat, qui s’est vue gommée de la photo de groupe faisant suite à la conférence de presse organisée avec de jeunes activistes écologistes au Forum de Davos de 2020. En effet, Associated Press a pris la liberté de faire disparaître du cliché cette militante ougandaise de 23 ans pour ne plus laisser figurer que quatre jeunes activistes... blanches ! La jeune Greta Thunberg, présente sur la photo, s’est élevée contre cette invisibilité médiatique des militant·es africain·es sur le climat et a fait valoir son soutien à Vanessa Nakate.
Cet effacement médiatique des BIPOC (Black, Indigenous, People of Color [6]) du combat climatique n’est en rien un fait isolé. Déjà, en septembre 2019, lors d’une manifestation des jeunes activistes pour le climat à New York, plusieurs agences de presse (Reuters, AFP, AP) recadraient une photo de groupe, éclipsant la jeune pakistanaise voilée Ayisha Siddiqa, co-fondatrice du mouvement Extinction Rebellion Universities et de Polluters Out, qui cherche à pousser les industries fossiles hors des territoires autochtones. Pour riposter face à ce blanchiment des combats climatiques par les médias, Vanessa Nakate a co-fondé avec d’autres activistes africain·es le Rise up movement, un mouvement qui réaffirme très fort que « les vies des Africain·es comptent, que leurs engagements pour la planète sont cruciaux et que le changement climatique est en train de les tuer maintenant » (« We rise up for lives, We speak for our planet, climate change is killing us Now » !).

Construire une écologie décoloniale

Pour construire une écologie qui prenne soin de toutes les vies, il est urgent d’en finir avec l’habiter colonial et de trouver des manières plus respectueuses et plus justes d’habiter la terre.
Le concept d’écologie décoloniale permet de penser conjointement l’urgence de préserver les écosystèmes et l’urgence de s’attaquer aux structures qui ont produit les discriminations raciales, les inégalités sociales et de genre. En cela, il permet d’explorer d’autres terrains que celui de l’écologie individuelle culpabilisante, impossible à investir pour les précaires, en montrant que la lutte environnementale n’est pas séparée de l’histoire ni des quêtes de justice.
Ce peut être par des actions pour que les projets polluants ne soient plus systématiquement installés dans les quartiers populaires, pour que les métiers à risques ne soient plus majoritairement occupés par des personnes racisées, pour que les villes ne soient plus pensées en termes d’expulsions, de ghettoïsation et de gentrification. C’est aussi exiger un partage plus équitable des ressources à l’échelle du monde, lutter contre toutes les discriminations qui oppriment quotidiennement les populations autochtones et les descendant·es de l’immigration postcoloniale, c’est faire des villes riches une terre d’accueil pour les exilé·es… L’écologie décoloniale permet ainsi de penser l’intersectionnalité des combats et c’est un pied de nez à toutes celles et tous ceux qui pensent que les personnes racisées et les pauvres ne se préoccupent pas d’écologie.
Pour le chercheur panafricain Amzat Boukari, la décolonisation de l’écologie doit aussi déconstruire les imaginaires pour laisser place à de nouveaux récits : « Les récits que l’on fait doivent être produits à partir de la vision des vaincu·es, c’est-à-dire en racontant la destruction des Amériques plutôt que leur conquête » [7]. Prendre en compte la vision des vaincu·es, c’est aussi faire entendre les voix issues des pays du Sud, faire remonter leurs expériences de premier·ères concerné·es par le ravage environnemental, mais aussi toutes les solutions et les combats portés dans ces pays pour essayer de freiner le désastre en cours.

Femmes et nature : une égale disqualification

Si l’on considère que l’écologie doit permettre d’habiter la planète de façon égalitaire et digne, alors il faut se pencher sur le sort d’une bonne moitié de l’humanité : les femmes. Le patriarcat est une forme d’organisation sociale fondée sur la détention du pouvoir et des privilèges par les hommes, qui a permis et alimenté les comportements de domination et d’oppression, non seulement des hommes sur les femmes mais aussi des êtres humains sur l’environnement.
Pourquoi faire un lien entre les rapports de domination à l’égard des femmes et l’écologie ? De la même manière que la domination raciale trouve ses fondements dans l’histoire de l’esclavage, l’oppression des femmes prend une tournure nouvelle dans la société capitaliste. La révolution industrielle en Europe modifie leur rôle au sein de la famille et de la société. C’est à partir des années 1870 que se répand la notion de travail domestique, avec la séparation des lieux de production (les entreprises) et des lieux de reproduction (la famille). Les femmes sont dorénavant affectées à élever les futurs travailleurs, les nourrir, leur permettre de se reposer dans un lieu accueillant. Pour assigner les femmes au foyer, la société met en avant leurs « qualités naturelles » pour s’occuper des enfants : ayant porté la vie, elles sont perçues davantage dans le soin, altruistes et « proches de la nature ». Cette essentialisation produit une hiérarchie sociale et des inégalités criantes de genre : pendant que les hommes s’occupent des activités productives et publiques, les femmes se consacrent à la reproduction de la force de travail. Ce travail domestique invisible est réalisé gratuitement au sein du foyer familial, car considéré comme naturel et allant de soi.
La dévalorisation des femmes et de leur travail a été un levier pour l’expansion du capitalisme en Europe. Ce travail gratuit présente l’avantage de réguler le marché du travail : en cas de besoin de main-d’œuvre, on embauche des femmes en les payant moins que les hommes (et on tire par la même occasion tous les salaires vers le bas !). Et en phase de récession économique, les employeurs et l’État incitent les femmes à se retirer du marché du travail, pour regagner leur foyer et leur « véritable place ». Cette division du travail engendre une double exploitation : exploitées et moins payées sur leur lieu de travail, les femmes consacrent également beaucoup de leur temps au travail domestique, ni rémunéré ni considéré comme du travail, puisque c’est naturellement et « par amour » qu’elles réalisent ces tâches. C’est cette dévalorisation des femmes et de la nature qui a inspiré la pensée écoféministe.

L’écoféminisme, au croisement des luttes

Né aux États-Unis pour protester contre l’industrie nucléaire dans les années 1970 et 1980, le mouvement écoféministe met en lumière les connexions qui existent entre la domination des êtres humains sur la nature et celle que les hommes exercent sur les femmes. L’expansion du capitalisme et du patriarcat a conduit à exploiter – de façon différente mais dans un même mouvement - les terres, fleuves, plantes, animaux... et les femmes, perçues comme proches de la nature. Des femmes issues de divers milieux sociaux se sont alors élevées contre cette culture guerrière et destructrice, notamment pour réclamer le droit à un environnement sain et pour que les femmes et les minorités de genre soient considérées comme des habitantes à part entière de leur milieu de vie.

Guidées par la peur et la colère, les premières écoféministes organisent la lutte contre le nucléaire par des actions de blocus ; contre la militarisation, en créant des espaces de protestation comme le Camp des femmes pour la paix à Greenham Common16 ; contre la pollution chimique mortelle, comme dans le cas de Love Canal17, ou encore contre le racisme environnemental qui affecte les conditions de vie des personnes racisées.
Même si les mouvements écoféministes sont multiples et ont adopté des approches diverses, une question commune les relie : comment peut-on parvenir à tou·tes vivre dignement, les un·es avec les autres et avec les milieux naturels ? Certaines écoféministes y répondent par l’inversion des valeurs : et si le soin, l’écoute et l’empathie – comportements généralement attribués au féminin18 et dévalorisés aux yeux de la société, contrairement à la compétitivité ou l’excellence - devenaient les valeurs de référence, loin des appréciations de la société patriarcale ? Si on étendait cette culture du care, si elle n’était plus l’apanage des femmes mais de la société dans son entier, alors peut-être pourrions-nous en finir avec les oppressions virilistes, réhabiliter la place des femmes et des minorités de genre dans nos sociétés et préserver nos milieux naturels ?
En réhabilitant ces valeurs pour les généraliser parce qu’elles peuvent être bénéfiques à tou·tes et qu’elles font acte de résistance et de réparation, l’écoféminisme propose de sortir des dualismes qui ont été forgés par la société capitaliste patriarcale : il n’y aurait pas d’un côté la nature, les femmes, les minorités de genre, les personnes racisées, les émotions, les corps (considérés comme des objets), etc. et, de l’autre, la raison, les hommes, la culture, la rationalité (les sujets). Mettre fin à cette binarité est une piste à investir pour l’émancipation des femmes et la cohabitation dans l’égalité.

Des écoféminismes actifs au Sud
En Inde, des mouvements spontanés de femmes cultivatrices mettent en lumière le combat pour le droit à disposer de son corps comme de sa terre. Dans les années 1970, le mouvement Chipko réunit des villageoises illettrées qui s’opposent à l’exploitation commerciale de leurs forêts. Elles se collent alors aux arbres, en les entourant de leurs bras, pour empêcher qu’on les coupe.
Ce mouvement va vite s’étendre à toute une population soucieuse d’assurer sa sécurité alimentaire. Dans un pays où les femmes sont plus exposées à l’isolement et la famine, l’écoféminisme indien défend à la fois une agriculture locale aux mains des habitantes, une réappropriation des terres et des corps féminins, des activités génératrices de revenus pour les femmes. Les écoféministes agissent également pour reprendre le contrôle des semences. Face à la mainmise commerciale des multinationales sur les semences, les agricultrices rappellent que leurs savoirs quant à la sélection, la conservation et la plantation de cultures diversifiées permettent de maintenir la diversité, de s’adapter aux besoins des différentes cultures et aux aléas climatiques.
En Afrique, ces mouvements ont créé des alliances stratégiques et politiques entre féministes et mouvements écologiques africains [8]. Le Mouvement de la ceinture verte, fondé par la militante Wangari Maathai en 1977, propose aux femmes kenyanes de planter des arbres autour des villages pour combattre la déforestation, disposer de combustible fossile, générer des revenus et stopper l’érosion du sol. Mais le mouvement engage aussi des actions politiques : contestant à la fois le patriarcat et les structures néocolonialistes qui affaiblissent le continent, les militantes s’opposent à la cession de terres par le gouvernement à des investisseurs privés et à la construction de centres commerciaux.
Les collectifs écoféministes se développent partout sur le continent en proposant à la fois de résister à des projets climaticides, mais aussi en proposant des modèles de développement alternatifs qui exigent à la fois une justice sociale et une égalité de genre. L’African Eco Feminist Collective utilise les traditions féministes africaines radicales pour critiquer le pouvoir, lutter contre le capitalisme des multinationales et réinventer un monde plus équitable. Des organisations à vocation régionale comme l’African Women Unite Against Destructive Resource Extraction (WoMin) militent pour la destruction des industries extractives. En Ouganda, les femmes de la banque de semences de la communauté kizibi luttent pour préserver la biodiversité locale face à la commercialisation des semences des entreprises multinationales.

Écologie et social : une relation ambiguë

Au sein des luttes sociales court parfois l’idée que les impératifs écologiques sont secondaires, qu’ils sont l’affaire de pays et de gens riches, voire qu’ils sont antisociaux. Certaines mesures politiques en faveur de l’écologie peuvent effectivement apparaître comme punitives ou injustes socialement : vouloir instaurer une taxe sur le carbone ou supprimer la voiture dans certaines villes, diminuer les industries polluantes (pétrochimie, agroalimentaire, industrie du tourisme de masse) pour investir dans des secteurs verts sont deux exemples de mesures qui, imposées brutalement, peuvent fortement pénaliser les classes populaires, en leur faisant perdre leur moyen de transport ou leur emploi. Si l’on imagine, par exemple en France, mettre un coup d’arrêt à l’industrie des méga-paquebots de croisière (polluants, énergivores, au service d’un tourisme consumériste et prédateur), l’arrêt de cette industrie conduirait potentiellement à la fermeture des chantiers navals de Saint-Nazaire et mettrait en péril économique un bassin de quelques dizaines de milliers d’emplois. Le dilemme est complexe et révèle la fragilité de nos équilibres contemporains. Cela explique pourquoi la jonction entre social et écologie a tardé à se faire jour dans les esprits et au sein des mobilisations.
Autre fait significatif : le discours écologique a été progressivement accaparé – du moins dans nos pays riches – par la classe dominante. Ce discours désigne les individus comme principaux responsables de la dégradation écologique du fait de leurs émissions de gaz à effet de serre et exige par conséquent qu’ils changent leurs comportements. Pensée ainsi, cette écologie dépolitisante et dépolitisée creuse la fracture sociale, tout en restant inefficace : en répondant à la morale éco-citoyenne, les plus aisé·es se donnent bonne conscience et continuent par ailleurs avec leur mode de vie insoutenable ; en n’ayant pas toujours les moyens économiques ou humains d’être éco-citoyen·nes, les moins favorisé·es, souvent stigmatisé·es, culpabilisent ou rejettent en bloc cette écologie qui leur paraît hors de portée.
Par ailleurs, cette vision de l’écologie présume l’existence de contradictions apparentes entre les sphères sociales et environnementales : en cherchant à améliorer le niveau de vie de tou·tes, les luttes sociales ne sont-elles pas incompatibles avec la nécessité de décroître ? Cette équation « Plus de social = moins d’écologie » est erronée : la justice sociale ne se réduit pas au pouvoir d’achat ni à l’augmentation du confort matériel, pour que chacun·e ait accès à la surconsommation. Elle se fonde en réalité sur une meilleure répartition des richesses pour qu’une grande majorité puisse simplement satisfaire ses besoins essentiels et ait accès aux droits fondamentaux. Les luttes sociales sont inséparables de la définition d’un autre projet de société, plus équitable, qui nécessite une réflexion sur le type de vie et de société que nous voulons et qui permettrait de satisfaire les besoins essentiels, notion à réinterroger également. Elles rejoignent en cela les mobilisations écologiques, en rappelant la nécessité de revoir l’ensemble des modes de production et de consommation, non seulement pour moins dégrader nos milieux mais aussi pour vivre mieux.

Il n’y a qu’une seule crise !

Même si elle est parfois mal considérée par les personnes engagées dans les luttes sociales, la mobilisation écologique est primordiale vis-à-vis des personnes pauvres ou précaires : d’une part, parce que ce sont elles qui, à l’échelle globale, dépendent le plus des milieux naturels pour leur survie et, d’autre part, parce qu’elles sont les plus exposées aux catastrophes climatiques, aux risques industriels et à toutes formes de pollutions. Au lieu de deux crises séparées - l’une sociale et l’autre environnementale -, il n’y a donc qu’une seule crise : celle d’un système qui a exploité conjointement le vivant et une grande majorité d’êtres humains.
La tendance à la marchandisation de toutes les relations, de toutes les strates de la société et de toutes les formes du vivant produit des violences économiques, sociales, coloniales et culturelles. Les catastrophes, présentes et à venir, humaines et naturelles ne peuvent être dissociées de ces violences. Elles en sont le miroir.
Ces dernières années, cette analyse d’une crise systémique globale trouve des débouchés dans des groupes en résistance qui élargissent leur prisme de départ et créent des solidarités avec d’autres groupes. C’est le cas de certains Gilets jaunes, qui, partant d’une exigence de justice sociale et de visibilité démocratique, prennent progressivement conscience des enjeux climatiques et se rapprochent des marches pour le climat. Réciproquement, les jeunes organisateur·rices des premières grèves scolaires contre le dérèglement climatique en arrivent à une critique systémique du capitalisme dont témoigne leur ouvrage Écologie sans transition [9]. C’est encore le cas des Fralib qui, à partir de leur refus de voir leur entreprise liquidée par les calculs sordides des actionnaires d’Unilever, sont parvenu·es à redémarrer l’activité sous forme d’une coopérative qui fait la part belle aux exigences écologiques concernant les produits et les modes de production. C’est enfin la jonction réussie, en juillet 2020, juste après la sortie du confinement, entre le comité Adama Traoré et les activistes d’Alternatiba. Qui a dit que la convergence des luttes relevait du vœu pieux ?

On veut respirer !
Le 18 juillet 2020, à l’appel du Comité Adama et d’Alternatiba, 2 700 personnes se sont retrouvées à Beaumont-sur-Oise pour une marche commune, marquant le 4e anniversaire du décès d’Adama Traoré, assassiné par des gendarmes lors d’une interpellation policière en 2016. En reprenant à leur compte le slogan du mouvement Black Lives Matter et en le complétant (« On veut respirer, partout, toujours ! Dans nos quartiers, dans nos rues, dans nos vies »), les militant·es des quartiers populaires et les écologistes reprennent les derniers mots prononcés par George Floyd, tué par la police le 25 mai 2020 à Minneapolis, et font aussi allusion au dérèglement climatique. Une façon de faire le lien entre le racisme environnemental que subissent les habitant·es des quartiers populaires et les violences policières dont ils·elles font l’objet. Cette alliance entre deux jeunesses – la « génération climat » et la « génération Adama » - entend dénoncer le système inégalitaire, les rapports d’oppression et l’impunité policière qui rendent la vie des jeunes racisé·es des quartiers populaires irrespirable. Au-delà de la lutte contre les inégalités sociales ou raciales, l’objet de cette alliance inédite est aussi de réaffirmer la nécessité d’une écologie qui soit réellement sociale, populaire et solidaire.
Parmi les manifestant·es présent·es ce jour-là, quelques Gilets jaunes et des syndicalistes défilent aux côtés des écologistes et des habitant·es des quartiers populaires. Encore une fois, la preuve est faite que des luttes peuvent être communes, même au sein de collectifs ou d’associations qui rassemblent des activistes très différent·es.

Notes

[1Comment nous allons sauver le monde, Manifeste pour une justice climatique, Notre Affaire à tous, Massot Éditions, 2019.

[2« Les racines esclavagistes de notre mondialisation et leurs ramifications », podcast Afrotopiques #2 avec Françoise Vergès (disponible sur www.imagotv.fr).

[3« Malcom Ferdinand, chercheur au CNRS : penser l’écologie depuis le monde caribéen », la1ere.francetvinfo.fr, 2019.

[4Source : « L’OCDE ouvre une enquête sur le WWF - une première mondiale », Survival International, 11 janvier 2017.

[5Extrait d’une vidéo de Vanessa Nakate publiée sur les réseaux sociaux, 24 janvier 2020.

[6En français : « Noir·es, Autochtones, personnes racisées ».

[7Entretien avec Amzat Boukari réalisé le 9 mars 2020.

[8Lire : « Pourquoi le monde a besoin d’un avenir écoféministe africain », Equal Times, 2019 (disponible sur le site de ritimo).

[9Ecologie sans transition, Désobéissance Ecolo Paris, Éditions Divergence, 2020.