"Écofascisme : état des lieux"

Retranscription de l’intervention de Caroline lors des RESIC de Poitiers

Ce texte est la retranscription de l’intervention de Caroline Weill, salariée du réseau ritimo, dans le cadre de la conférence inaugurale des Rencontres de la Solidarité Internationale et de la Citoyenneté d’Ingénieur·es Sans Frontières (membre du réseau ritimo) qui ont eu lieu à Poitiers le 16 mars 2023 sur la thématique : « L’environnement contre nos droits, mythe ou réalité ? »

La question la plus intéressante à poser à mon sens, est qui est le « nous » dans « contre nos droits », car la conception de la communauté à protéger est variable selon les positions politiques qui s’emparent de la question écologique. La « mainstreamisation », c’est-à-dire l’appropriation de la question environnementale par un large spectre politique (une vraie victoire pour la bataille culturelle), implique également une grande diversification des positions défendues à travers ce prisme. C’est dans ce cadre qu’on commence à observer un rapprochement de certaines tendances des mouvements écologiques avec l’extrême droite, en France et à l’international, et l’émergence d’un phénomène que certain·es ont appelé « l’écofascisme ». En mai 2023, ritimo y avait consacré un dossier en ligne ; cette intervention propose ici un court résumé de la situation et de ses enjeux notamment pour nos milieux engagés dans la cause environnementale et la solidarité internationale.

L’écofascisme renvoie d’abord à une réalité déjà palpable et qui tend à s’approfondir : la réaction autoritaire des gouvernements actuels face aux conséquences du changement climatique et des catastrophes naturelles diverses qui se multiplient dans le monde.

Si l’on comprend la migration comme un mécanisme d’adaptation au changement climatique [1], force est de reconnaître que les armées nationales tendent, dans le même mouvement, à militariser les frontières en anticipant de plus en plus de migrations liées au changement climatique (auquel, par ailleurs, elles participent activement du fait de leur emprunte carbone très élevée). En ce sens, le monde ressemble de plus en plus à un apartheid écologique, où les pays du Nord global (qui participent le plus, historiquement et jusqu’à aujourd’hui, aux émissions de gaz à effet de serre et aux pollutions) jouissent de plus de moyen pour faire face aux catastrophes environnementales, et freinent, bloquent ou criminalisent l’accès à leur territoire pour les ressortissant·es des pays du Sud global qui subissent de plein fouet le gros des conséquences environnementales. Cette situation d’apartheid écologique est d’autant plus condamnable lorsque l’on prend en compte la centralité de l’extractivisme dans les rapports Nord-Sud, avec un flux net de ressources naturelles et de matière premières du Sud vers le Nord et une externalisation nette des pollutions du Nord vers le Sud (via la « poubéllisation » du Sud – le transfert des déchets, dont les plus toxiques, de l’Europe vers la Turquie par exemple ; ou encore l’externalisation des industries les plus polluantes comme l’industrie textile en Tunisie).

On observe également une forme de reconfiguration antidémocratique du pouvoir et la gestion de plus en plus autoritaire des territoires et des populations face au changement climatique et aux dégradations environnementales. Prenons pour exemple la gestion de la pandémie du Covid, dont l’origine a été largement associée au contact croissant entre espèces sauvages et humaine du fait de la déforestation intensive dans les régions tropicales. Au niveau mondial, les états d’urgence sanitaire lié à la pandémie ont été l’occasion de faire passer des lois liberticides qui sont ensuite rentrées dans l’arsenal normatif régulier. L’agitation sociale et politique, liée entre autres aux dégradations des conditions matérielles de vie, se voit alimentée par le changement climatique et les catastrophes environnementales – une agitation de plus en plus fermement réprimée dans le monde entier.

Outre la réponse actuelle de plus en plus autoritaire et antidémocratique, notamment en terme de justice Nord-Sud, face aux dégradations environnementales ; l’écofascisme en tant que tel commence à être ouvertement revendiqué par certains militants d’extrême droite. Il s’agit, selon les mots d’Antoine Dubiau, de l’« écologisation du fascisme » et d’une « fascisation de l’écologie » : la tendance à considérer que des populations spécifiques, dont on estime qu’elles perturbent les équilibres de la biosphère par leurs pratiques ou par leur nombre, doivent être éliminées, et qu’il peut être nécessaire de s’en débarrasser au nom du « bien commun ». Ces positions occupent une place croissante au cœur de l’idéologie du nationalisme blanc contemporain.

Deux éléments centraux peuvent être identifiés dans ces positions. La première est l’idée d’une surpopulation, principalement issue du Sud. En ce sens, Brenton Tarrant, auteur des attentats de Christchurch (Nouvelle Zélande) le 15 mars 2019 qui avaient fait 51 morts et 49 blessés dans une mosquée, déclarait dans une lettre ouverte : « Je me considère comme un écofasciste. [L’immigration et le réchauffement climatique] sont deux faces du même problème. L’environnement est détruit par la surpopulation, et nous, les Européens, sommes les seuls qui ne contribuent pas à la surpopulation. (…) Il faut tuer les envahisseurs, tuer la surpopulation, et ainsi sauver l’environnement. » Le deuxième élément est une certaine idée de la défense de l’environnement en luttant contre ce qui est fantasmé comme le « Grand remplacement » : Patrick Cruisius, auteur du massacre de 22 personnes à El Paso (frontière étatsunienne avec le Mexique) en août 2019, expliquait sa tuerie comme une manière de lutter contre la « pression sur les ressources » qui serait « liée au nombre et aux pratiques antiécologiques d’étrangers non-blanc·hes aux EEUU. »

Dans ces conceptions écofascistes, le racisme violent contre les étranger·es non-blanc·hes, assimilé·es à des « espèces invasives » menaçant un « écosystème natif », est justifié par un rapport au territoire idéalisé : « sacralisant le retour à la terre et pétris d’un imaginaire fantasmant la ruralité, ces groupes en appellent aux traditions et à l’enracinement ethnique à la terre qui les a vu naître. Un peuple et sa culture sont pour elleux liés à un territoire, perçu comme immuable et figé ». Comme un relent du « sang et de la terre » des nazis, en somme, qui s’incarne dans des Zones identitaires à défendre comme l’association Des Racines et des Elfes, qui réunit des « Européens, Libres, Fiers, Enracinés et Solidaires », des ELFES ethno-nationalistes ; ou dans des revues catholiques-écologistes comme Limite, qui fédère des décroissant·es traditionalistes (pour la plupart, des ancien·nes militant·es de la « Manif’ pour Tous », s’opposant au mariage pour les couples de même sexe).

L’importance d’étudier et de comprendre ces mouvements réside dans les risques de glissement d’une partie du mouvement écologiste vers ces mouvements d’extrême droite. Ainsi, certains mouvements techno-critiques peuvent finir par partager des imaginaires fantasmés d’un retour à la ruralité pré-industrielle et à une société « rustique » idéalisée – débouchant sur des positions sociales ultra-réactionnaires, comme le rejet de l’avortement, de la PMA ou des personnes trans. Ces positions sont d’ailleurs parfois partagées par une partie des cercles liés aux spiritualités néopaïennes et aux écoféminismes essentialistes, qui associent femme, mère et nature, dans une re-naturalisation et une re-biologisation contre laquelle des générations de féministes se sont battues.

Certains imaginaires politiques du (très divers) mouvement écologique tendent à renforcer des tendances qui alimentent d’extrême droite. C’est notamment le cas de l’imaginaire effondriste lié à la collapsologie, comme l’a souligné Emilio Santiago Muiño dans un long article pour la revue Nueva Sociedad (et que ritimo a résumé en français). Parce qu’elle présente l’effondrement de la civilisation industrielle comme inévitable ou tellement probable que cela ne vaut pas la peine de se battre pour l’empêcher d’advenir, la tendance « collapso » castre les imaginaires politiques [2]. C’est une optique défaitiste qui nie ou réduit les marges de manœuvre politique dans le cadre des évènements à venir, et qui alimente le sentiment d’impuissance : les effets démobilisateurs se traduisent, par la suite, par des positions sceptiques et anti-politiques proches de l’extrême droite. Selon l’auteur, cette tendance de l’écologie diffuse un désespoir et un cynisme qui excitent des passions que les négationnistes et autres extrêmes droites savent si bien canaliser pour croître. De fait, aux États-Unis, près de trois quart des adeptes de la théorie du « collapse » vont grossir les rangs du mouvement survivaliste individualiste, parfois armé, et très proche des milieux trumpistes.

Le risque de glissement vers des formes d’écologie d’extrême droite peut toucher tout le monde ; ainsi, Pablo Servigne a participé, selon Le Point, à un week-end « d’initiation à la masculinité sacrée réservés aux hommes » du Mankind project, des cercles d’hommes régulièrement dénoncés comme étant des sectes masculinistes (le masculinisme étant un boulevard de socialisation vers l’extrême droite, selon la commission antifasciste du syndicat Solidaires). Pour sa part, Jean-Marc Jancovici se déclare tenté par l’éco-autoritarisme dans une vidéo youtube où il se questionne sur l’efficacité de la démocratie parlementaire comparativement au régime chinois. Enfin, n’oublions pas qu’Andréa Kotarac, ancien de la France Insoumise, a cofondé mouvement Les Localistes en 2020, en déclarant : « Toute la France est une zone à défendre. […] La priorité écologique commande d’en finir avec l’hypermobilité et l’ouverture des frontières […] ».

Ce qui ne veut pas dire que tous ceux qui partagent, à un moment ou à un autre, une idée ou des espaces avec des tendances « glissantes » ou « confusionnantes », soient eux-mêmes d’extrême droite. Cependant, la vigilance est de mise dans un contexte où l’extrême droite grandit et occupe de plus en plus d’espaces sociaux, infiltrant de fait nos espaces de lutte en brouillant les cadres de pensée et d’analyse. Les liens entre féministes transphobes et extrême droite ; entre homonationalisme et défense du régime génocidaire d’Israël ; ou encore entre écologie et fascisation, sont des liens bien réels ; et la déconstruction des discours qui peuvent être confus et laisser de la place aux idées d’extrême droite est une tâche quotidienne pour les acteur·rices de la solidarité internationale. Il s’agit donc de mieux comprendre les espaces de convergence, de glissement et les éléments à ne pas laisser passer pour lutter efficacement contre la croissance de l’extrême droite et de ses idées, y compris dans nos mouvements.

Notes

[1Le facteur environnemental de la migration n’est, évidemment, que l’un des facteur dans un processus foncièrement multidimensionnel – il ne s’agit pas de catégoriser les facteurs migratoires, méthode souvent utilisée pour légitimer certaines migrations au détriment d’autres, mais de comprendre les liens entre dégradation de l’environnement et amplification des processus migratoires.

[2Insistons à nouveau sur la grande diversité des tendances collapso, comme le souligne Pablo Servigne lui-même.