Multinationales : les batailles de l’information

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Directive « Protection des secrets d’affaires » : un nouveau droit au secret pour les entreprises

Demain, pourra-t-on obtenir une information fiable sur les conséquences sanitaires du glyphosate, l’ingrédient principal de l’herbicide RoundUp ? Aura-t-on accès au listing des entreprises ayant conclu un accord fiscal avec le Luxembourg ? C’est quelques-unes des situations concrètes qui se jouent avec la directive « Protection des secrets d’affaires » proposée par la Commission européenne et adoptée au printemps 2016. Au nom de la préservation de leurs secrets d’affaires, les multinationales réussiront-elles à restreindre le travail des journalistes, à limiter l’information des consommateurs et à menacer les lanceurs d’alerte et les salariés ? Le texte qui suit a été élaboré et signé par plusieurs dizaines de syndicats, d’ONG et de collectifs européens qui se sont opposés – en vain – à l’adoption de la directive.

Une entreprise peut avoir intérêt à ne pas dévoiler un procédé de fabrication, une recette, les plans d’un nouveau produit, un prototype, une liste de clients. C’est ce qu’on appelle le secret d’affaire : cela permet à une entreprise de garder un avantage compétitif sur ses concurrents. Le vol de secrets d’affaires, qui peut être un vrai problème pour les entreprises, est d’ailleurs réprimé dans tous les états de l’Union européenne (UE). Mais il n’existait pas de législation uniforme sur le sujet à l’échelle européenne.

Un petit groupe de lobbyistes représentant les intérêts d’entreprises multinationales (Dupont, General Electric, Intel, Nestlé, Michelin, Safran, Alstom…) s’y est attelé. Il est parvenu à convaincre la Commission européenne de rédiger un projet de directive sur le sujet, et l’a aidé tout au long du processus. Leur projet a trop bien réussi : ils ont transformé une proposition de législation devant empêcher la concurrence déloyale entre entreprises en un droit au secret unilatéral pour les entreprises. Ce texte menace aujourd’hui quiconque a parfois besoin d’accéder à des informations internes d’une entreprise sans le consentement de celle-ci : les consommateurs, les employés, les journalistes, les scientifiques… […]

Pourquoi est-ce une menace ?

Avec les définitions aussi larges que vagues prévues par ce projet de directive, presque toutes les informations internes d’une entreprise seraient susceptibles d’être considérées comme des secrets d’affaires. Grâce à ce texte, les entreprises n’ont plus à identifier activement les informations qu’elles considèrent comme étant des secrets d’affaires, comme les États doivent le faire quand par exemple ils apposent le label « top secret » ou « confidentiel » sur leurs documents. Tout document de l’entreprise est potentiellement un secret d’affaire ! Gare à ceux qui les consulteraient ou les diffuseraient, sans l’accord de la structure.

Les premiers visés : les employés, les journalistes ou les consommateurs, qui ont parfois besoin d’accéder à ces informations. Avec cette directive, ils seraient dorénavant menacés de poursuites judiciaires s’ils diffusent ces informations. Les exceptions prévues dans le texte ne les protègent pas correctement, et les incertitudes juridiques du projet de directive risquent de dissuader les personnes en possession d’informations révélant des comportements condamnables ou délictueux de la part des entreprises, de les communiquer au public.

Autre problème : la directive prévoit de restreindre la publication des documents et des pièces au cours des procédures judiciaires concernées, empêchant qu’elles soient révélées au public. Bien que certaines entreprises en poursuivent des entreprises concurrentes dans le seul but d’accéder à leurs secrets d’affaires, pourquoi de telles mesures, qui risquent d’attenter aux droits de la défense, devraient-elles s’appliquer aux individus ?

Enfin, cette directive ne fait que créer une norme minimale dans l’UE : les États membres pourront aller plus loin quand ils transposeront le texte en droit national, et feront l’objet de pressions en ce sens de la part des lobbyistes d’entreprises partout en Europe. Cela créera une situation d’hétérogénéité légale dans l’UE que les entreprises pourront exploiter, en lançant des poursuites judiciaires depuis les États ayant adopté les mesures de protection des secrets d’affaires les plus répressives. La Commission européenne répète à qui veut l’entendre qu’elle souhaite éviter les différences législatives dans l’UE (son initiative « Mieux Légiférer ») mais n’a jamais émis la moindre objection en ce sens à propos de ce texte.

En janvier 2015, lorsque le gouvernement français a tenté d’adopter à l’avance les principaux éléments de la directive, il a prévu des mesures pénales de trois ans de prison et 375 000 € d’amende pour les violations de secrets d’affaires (et le double dans les cas où de vagues « intérêts nationaux » seraient en jeu). Les journalistes français se sont mobilisés pour protéger leur droit d’enquêter sur les entreprises. Ils sont parvenus à convaincre le gouvernement de retirer le projet ; mais des mesures comparables seront proposées à nouveau dans tous les États-membres si la directive est adoptée.

Qui est concerné ?

Les consommateurs
Les produits utilisés chaque jour par les consommateurs européens sont-ils sans danger ? Seul un examen indépendant peut le déterminer. Les études scientifiques évaluant les risques posés par la plupart des produits disponibles sur le marché dans l’Union Européenne sont réalisées par leurs fabricants, qui les envoient aux organismes publics de régulation pour évaluation. Ces derniers décident ensuite d’autoriser ou non le produit en question à la vente.

Le problème est que les fabricants s’opposent systématiquement à la publication de ces études, car ils considèrent qu’elles contiennent des secrets d’affaires. Parce qu’elles sont coûteuses, ces études ne devraient pas pouvoir être lues et utilisées par des concurrents. Un exemple récent est celui d’un essai clinique tragique à Rennes, où un participant a perdu la vie. Des scientifiques demandent à présent la publication des données de cet essai clinique pour comprendre ce qui s’est passé, mais le laboratoire pharmaceutique concerné, Biotrial, refuse, arguant de la nécessité de protéger ses secrets d’affaires. Autre exemple récent : celui du glyphosate, l’ingrédient principal du célèbre herbicide RoundUp de Monsanto. Des études scientifiques ont permis à l’UE de juger “improbable” qu’il puisse causer le cancer chez les humains. Ces études ne peuvent être publiées et examinées par des scientifiques indépendants pour faire progresser le débat car leurs propriétaires considèrent qu’elles constituent (et contiennent) des secrets d’affaires. Et cela, alors même qu’une agence de l’OMS a conclu à la dangerosité du glyphosate, six mois auparavant.

Des scientifiques et des organisations de la société civile se battent depuis très longtemps pour obtenir la publication de ces études afin que l’évaluation des produits mis aujourd’hui sur le marché dans l’UE puisse enfin devenir… scientifique. Des progrès significatifs ont été obtenus sur le front des médicaments : l’UE a enfin prévu de commencer à publier les données des essais cliniques dans les années qui viennent. Mais la bataille reste rude. Les pénalités financières élevées prévues par le projet de directive vont constituer des arguments supplémentaires de poids pour les entreprises. Ces dernières pourront menacer les autorités publiques de poursuites judiciaires au cas où celles-ci voudraient publier ces études.

Les journalistes
Les journalistes sont concernés au premier chef par le projet de directive. Celle-ci contient des références au droit d’informer tel que défini dans la Charte des Droits Fondamentaux de l’UE, mais celle-ci s’applique de toute façon, qu’il y soit fait référence ou non. Ces références ne changent donc rien au problème : les entreprises auront le droit d’entamer des poursuites judiciaires contre quiconque publie sans leur consentement des informations qu’elles considèrent comme étant des secrets d’affaires, et le juge devra trancher entre leurs droits économiques et les droits politiques des journalistes d’informer leurs lecteurs. Un certain nombre d’éléments du texte affirment que le droit d’informer ne doit pas être mis en danger par cette directive, mais il n’y a pas de garantie que ce droit l’emporte non plus ; les journalistes devront donc évaluer les risques, et prendre en compte des dommages financiers potentiels importants. Le harcèlement judiciaire des médias par des entreprises ou des individus fortunés utilisant les lois anti-diffamation est déjà répandu : cette directive leur donnerait des arguments supplémentaires pour le faire, le temps que la jurisprudence s’établisse pour protéger les journalistes – si elle s’oriente ainsi ! Quel éditeur ou propriétaire de média prendra le risque d’une ruine financière d’ici là ?

Les lanceurs d’alerte
Les lanceurs d’alerte sont le plus souvent des employés qui révèlent des actes ou des projets de leur employeur dont ils pensent qu’ils vont à l’encontre de l’intérêt public. Ils sont une source importante d’informations pour les médias ou les autorités publiques sur les comportements abusifs des entreprises,. Ce point a été âprement débattu lors des négociations qui ont suivi la proposition de la Commission. Mais même dans le texte final, les lanceurs d’alerte ne sont protégés que pour « la révélation d’une faute, d’une malversation ou d’une activité illégale, à condition que le défendeur ait agi pour protéger l’intérêt public général » (Article 5). Cette liste limitative de cas protégés a de nombreuses lacunes.

Par exemple, les documents qui ont causé le scandale LuxLeaks étaient des contrats (rescrits fiscaux) entre le Luxembourg et des entreprises multinationales, qui, du point de vue du Luxembourg, sont légitimes dans la mesure où la plupart des États de l’UE tentent également d’attirer les multinationales chez eux en leur proposant de tels arrangements fiscaux. En conséquence, le lanceur d’alerte (Antoine Deltour) et le journaliste (Edouard Perrin), poursuivis au Luxembourg et condamné en première instance (Antoine Deltour) pour (entre autres) violation de secrets d’affaires, ne seraient pas protégés par cette dérogation à la directive. Ils ont pourtant révélé un scandale majeur d’évasion fiscale dont les victimes sont tous les contribuables européens s’acquittant de leur juste contribution aux budgets publics.

Plus généralement, les lanceurs d’alerte (et les journalistes qui utilisent leurs informations) devront démontrer au juge qu’ils ont agi « pour protéger l’intérêt général » : la charge de la preuve repose sur eux, et si les grandes entreprises peuvent se payer de longues et coûteuses procédures judiciaires, ce n’est en général pas le cas des individus.

Les salariés
Les salariés sont parmi les premiers concernés par ce projet de directive : la vaste majorité des poursuites judiciaires existantes concernant des violations de secrets d’affaires sont des entreprises poursuivant d’anciens ou d’actuels salariés. Le problème est que la définition d’un secret d’affaires par le projet de directive est si vaste que de nombreuses informations apprises par les salariés dans leurs fonctions pourraient être considérées comme des secrets d’affaires (seules l’« expérience » et les « compétences » « acquises de manière honnête » sont explicitement exclues, ainsi que les informations ne tombant pas sous le coup de la définition). Ce qui signifie que si le salarié veut changer d’employeur et utiliser dans leur nouveau travail des connaissances et des informations considérées comme étant un secret d’affaires par son ancien employeur, ce dernier pourra les poursuivre jusqu’à six ans après leur départ ! Ce serait très dommageable à la mobilité des travailleurs et, en conséquence, à l’innovation, qui prospère grâce au mélange d’idées et d’expériences. La mobilisation des syndicats a permis de limiter les dégâts par rapport à la proposition initiale de la Commission Européenne,. Mais elle n’a pas été suffisante : elle n’est pas parvenue à à empêcher l’extension du délai de prescription de deux à six ans maximum.

Ne sont-ils pas tous protégés par les dérogations prévues par le texte ?

Si, mais nous considérons que ces dérogations sont insuffisantes. Le projet initial de la Commission était scandaleux et, après que nous et de nombreux autres soyons parvenus à susciter un débat public à ce propos, des Eurodéputés et des États membres ont introduit des dérogations supplémentaires et amélioré celles existantes, en particulier pour les lanceurs d’alerte, les journalistes et les salariés. Mais le texte ne peut aujourd’hui plus être modifié et, comme nous l’expliquons précédemment, nous pensons que nous sommes encore très loin d’un texte qui soit un bon équilibre entre la nécessité de défendre les intérêts économiques des entreprises et celle de préserver les droits politiques des citoyens.

Il faut en effet impérativement garder à l’esprit, en discutant de ce texte, qu’il définit un « secret d’affaires » de façon tellement vaste qu’il crée de nombreuses incertitudes juridiques. Il faudra de nombreuses années pour que les juges clarifient ces dernières et que la jurisprudence s’établisse, sans garanties que celle-ci donne la priorité aux droits politiques plutôt qu’aux intérêts économiques. De plus, si les définitions juridiques sont floues, les dommages et intérêts dus aux propriétaires du secret d’affaires sont potentiellement très élevés : cette situation d’incertitude juridique couplée à des pénalités financières importantes permettra aux entreprises d’utiliser largement l’argument de « protection » de leurs « secrets d’affaires » contre tous ceux qu’elles estimeront pouvoir poursuivre avec – même si le texte comporte heureusement à présent des éléments réprimant les abus manifestes.

Si la protection des secrets d’affaires est un objectif légitime, cette directive va beaucoup trop loin et doit être réécrite, avec cette fois un vrai débat public ayant lieu au début du processus, et non à la fin. Demander aux entreprises d’identifier proactivement leurs secrets d’affaires et se référer à la législation sur la concurrence déloyale (ce qui permettrait de restreindre le champ d’application aux acteurs économiques) plutôt qu’à des notions attrape-tout tirées du droit de la propriété intellectuelle, par exemple, aurait permis aux entreprises de protéger efficacement leurs secrets d’affaires sans pour autant mettre en danger les droits politiques du reste de la société.

La protection des secrets d’affaires n’est-elle pas bénéfique à l’innovation ?

Cela dépend. La protection des secrets d’affaires permet aux entreprises de défendre un avantage concurrentiel et peut être temporairement nécessaire pour leur permettre un bon retour sur investissement ; mais un secret prolongé est aussi un moyen privilégié pour défendre des positions monopolistiques nuisibles. L’innovation repose sur le partage des idées et des techniques, pas leur mise au secret. Selon un journaliste commentant cette directive « il s’agit globalement d’une victoire pour les multinationales qui paniquent à propos de la concurrence ».

Y a-t-il un lien entre la protection des secrets d’affaires et les négociations du TTIP ?

Oui et non. Formellement, cette directive et les négociations du TTIP sont deux processus tout à fait différents. Cela dit, il est frappant de constater qu’un texte presque identique est débattu par le Congrès des USA en ce moment même, et que leur adoption simultanée aboutira à une harmonisation de fait de la législation sur la protection des secrets d’affaires entre l’UE et les USA. Le mécanisme de coopération réglementaire prévu dans le TTIP rendra tout changement législatif sur ce point très difficile si le TTIP est adopté.

Signataires : Anticor, ATTAC Spain, ATTAC France, Association Européenne pour la Défense des droits de l’Homme, Asociación Libre de Abogadas y Abogados, Centre national de coopération au développement, CNCD-11.11.11, Correctiv.org, Germany, BUKO Pharma-Kampagne, CCFD-Terre Solidaire, CFDT Journalistes, CGT Cadres, Ingénieurs, Techniciens (UGICT-CGT), Collectif Europe et Médicament, Collectif de journalistes « Informer n’est pas un délit », Comité de soutien à Antoine Deltour, Commons Network, Corporate Europe Observatory, Courage Foundation, Ecologistas en Acción, EcoNexus, European Network of Scientists for Social and Environmental Responsibility (ENSSER), Fédération Syndicale Unitaire (FSU), Fondation Sciences Citoyennes, Force Ouvrière-Cadres, Genewatch, German Trade Union Confederation (DGB), GMWatch, Health and Trade Network, Inf’OGM, Institut Veblen, International Society of Drug Bulletins, La Quadrature du Net, Les économistes atterrés, Ligue des Droits de l’Homme, Observatoire Citoyen pour la Transparence Financière Internationale (OCTFI), OGM Dangers, Peuples Solidaires, Nordic Cochrane Centre, Pesticides Action Network Europe (PAN-Europe), Plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires, Public Concern At Work, Solidaires, SumOfUs, Syndicat des Avocats de France (SAF), Syndicat National des Chercheurs Scientifiques (SNCS – FSU), Syndicat National des Journalistes (SNJ), Syndicat National des Journalistes CGT (SNJ-CGT), Syndicat de la Magistrature, Tax Justice Network, Transparency International France, WeMove.eu, Whistleblower-Netzwerk e.V., Germany, Xnet