Multinationales : les batailles de l’information

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Multinationales et droits de l’homme : l’autorégulation n’a jamais fonctionné…

, par GONZALEZ Erika, HERNANDEZ ZUBIZARRETA Juan, VARGAS Monica

Issue de l’alliance de mouvements sociaux et de communautés affectées par les activités des multinationales partout dans le monde, la « Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des transnationales et mettre fin à leur impunité » lutte pour dénoncer l’architecture d’impunité dont bénéficient les grandes entreprises, et pour l’adoption de normes contraignantes subordonnant les règles commerciales aux droits humains. Parmi les propositions de la Campagne, la création d’un « Centre des peuples » pour documenter les abus des multinationales et les alternatives.

« L’autorégulation n’a jamais fonctionné. Il nous faut des normes contraignantes. Et tout de suite. » Tel fut le message d’Alfred de Zayas, Expert indépendant des Nations unies (ONU) pour la promotion d’un ordre international démocratique et équitable, qui s’exprimait devant le parlement de Catalogne, dans le cadre de la journée « Entreprises transnationales et droits de l’homme : vers des normes contraignantes ». Il faisait référence à l’obligation qu’ont les transnationales de respecter les droits humains là où elles opèrent. Aussi surprenant que cela puisse paraître, et malgré la reconnaissance de l’universalité des droits humains, il existe un vide dans leur protection effective au niveau international. Dans cet article, nous expliquerons ce qu’implique ce vide et comment, en partant d’un processus de mobilisation qui acquiert un caractère résolument mondial, nous suggérerons comment inverser cette situation en offrant de véritables alternatives.

Une « architecture d’impunité » pour les entreprises transnationales

L’un des principaux traits du processus de mondialisation capitaliste est l’évidente asymétrie, favorisée par la majorité des États, qui caractérise les relations entre les entreprises transnationales et les peuples. Il se forme ainsi une relation inégale entre les entreprises, qui situent leurs intérêts comme prioritaires dans les politiques publiques, et le reste de la population qui voit ses droits subordonnés au pouvoir des grandes transnationales. C’est la nouvelle lex mercatoria ; les intérêts des entreprises transnationales sont protégés avec une grande efficacité grâce aux contrats, aux normes qui régissent le commerce et les investissements à caractère multilatéral, régional ou bilatéral, et aux décisions des tribunaux arbitraux internationaux, comme le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) de la Banque mondiale. Par contre, il n’existe pas de mécanismes ou d’instances qui peuvent garantir le respect des droits de la majorité des humains et de l’environnement.

Au niveau mondial, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement recense plus de 3400 accords et traités de libre échange et de protection des investissements, qui établissent des cadres juridiques contraignants [1]. En Europe, ce sujet a pris de l’importance dans les médias en raison de la polémique suscitée par la négociation avec les États-Unis du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP en anglais) et de l’Accord économique et commercial global (CETA en anglais) entre l’Union européenne et le Canada. Dans la ligne de mire des critiques de ces accords : l’érosion démocratique qu’implique un processus de négociation secret, ainsi que des aspects spécifiques comme la coopération réglementaire – l’harmonisation à la baisse des normes salariales, sociales, et environnementales – ou les mécanismes d’arbitrage investisseur-État, qui rendent possible pour les transnationales de porter plainte contre un État devant des tribunaux d’arbitrage quand elles considèrent que leurs intérêts sont attaqués.

Ce sont des problématiques bien réelles pour la majorité des pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, soumis à la pression des États-Unis et de l’Union européenne pour la signature de traités similaires. Ce qui revient à mettre en échec les dynamiques régionales qui pourraient renforcer les économies des pays les plus pauvres. Ce fut le cas avec la fracture de la Communauté andine des nations en raison de la signature de traités bilatéraux avec les États-Unis et l’Union européenne. Il est difficile de résister, comme le montre l’ultimatum que l’Union européenne a envoyé il y a peu à plusieurs pays africains pour la signature et l’entrée en vigueur provisoire (avant qu’ils ne soient ratifiés par les parlements de ces pays) d’Accords de partenariat économique (APE). La menace, en cas d’opposition, consiste à augmenter de façon insoutenable les droits de douane sur les importations européennes, ce qui aurait des conséquences négatives immédiates pour ces pays qui se sont spécialisés dans l’exportation de matières premières [2].

Nous ne ferons pas ici l’analyse du trait profondément conflictuel et anti-démocratique du régime de commerce et d’investissement mondial qui s’est mis en place, puisqu’il existe déjà une large littérature sur le sujet [3]. Ce qui nous intéresse est d’en relever un aspect spécifique : le contraste entre les normes contraignantes qui protègent les intérêts des investisseurs et le droit fragile que constitue le droit international des droits de l’homme, incapable de « contrecarrer » la puissance de la lex mercatoria. L’inégalité est encore plus flagrante quand on considère que les normes volontaires ou « codes de conduite » sont aujourd’hui la voie privilégiée pour que les multinationales respectent les droits de l’homme. En plus de privatiser la justice par la mise en place de tribunaux arbitraux qui se situent au-dessus des législations nationales ou du droit international, l’asymétrie se traduit aussi dans les difficultés de plus en plus préoccupantes auxquelles sont confrontées les communautés et les individus qui essaient de faire valoir leurs droits. C’est à ce niveau que la violation des droits de l’homme, des droits des peuples et de l’environnement devient systématique et inhérente aux opérations des entreprises transnationales, que se consolide une authentique « architecture de l’impunité » [4], et que progressent la dépossession et l’accaparement des biens communs [5]. Malheureusement, les exemples de situation d’impunité des multinationales sont légions malgré un coût se comptant en milliers de vies humaines. Parmi les « accidents » causés par la recherche effrénée d’abaissement des coûts de production et la répression des résistances populaires : Bhopal en Inde, le Rana Plaza au Bangladesh, la destruction par les entreprises pétrolières comme Shell du Delta du Niger, le désastre environnemental causé par Chevron-Texaco en Amazonie équatorienne et par Vale au Brésil, ou encore le massacre de Marikana en Afrique du Sud.

Un processus d’alliance mondiale des victimes des transnationales

Face à cette situation, la résistance populaire n’a jamais cessé. Elle s’est organisée et a gardé un caractère résolument enraciné à l’échelle locale, tout en misant sur une mobilisation croissante à un niveau régional et international. Nous faisons référence ici à une démarche concrète : la Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des transnationales et mettre fin à leur impunité [6], qui réunit près de 200 organisations et mouvements sociaux d’Afrique, d’Asie, d’Europe et des Amériques. L’un de ses principaux précurseurs est le Réseau birégional d’alternatives entre l’Europe, l’Amérique latine et les Caraïbes [7]. Parmi les différentes initiatives de ce réseau, il faut relever l’organisation, dans la lignée des tribunaux d’opinion Russell, de plusieurs sessions du Tribunal permanent des peuples (voir encadré). Ces sessions ont permis à des communautés affectées par les opérations des transnationales européennes en Amérique latine de monter des dossiers de plaintes, en lien avec des organisations de la société civile européenne. Lors des séances et audiences de Vienne (2006) [8], Lima (2008) [9], Madrid (2010) [10] et Genève (2014) [11], le capital européen actif en Amérique latine dans différents secteurs a été passé en revue. Des entreprises comme Repsol, BP, Shell, HSBC, Glencore, Suez (maintenant Engie), Rabobank, BBVA, Unilever, Telefónica, Andritz, Bennetton, Unión Fenosa-Gaz Natural, Iberdrola, Veolia, Thyssen Krupp, Syngenta, Bayer, Endesa, Louis Dreyfus, Nestlé, entres autres, ont été dénoncées pour leur participation à la violation systématique des droits de l’homme. Mais l’analyse collective a aussi dénoncé le lobbying auquel sont soumis les institutions et gouvernements européens, qui promeuvent et défendent activement le capital européen.

À partir de l’alliance d’organisations et de collectifs du réseau Enlazando Alternativas, la nécessité s’est faite jour de donner naissance à un mouvement mondial pour prévenir les impacts et l’impunité des multinationales. C’est ainsi qu’a été créée la Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des transnationales et mettre fin à leur impunité, qui a été lancée en 2012 avec l’objectif de regrouper les expériences populaires de dénonciation des multinationales, permettre une articulation avec les espaces de contrepouvoir et d’alternatives, et faire grandir le mouvement au-delà de l’Amérique latine et de l’Europe, vers les autres continents.

En plus d’agir au niveau de la mobilisation populaire et de la solidarité, la Campagne mondiale a élaboré le « Traité international des peuples pour le contrôle des entreprises transnationales [12] », un instrument politique qui permet de poser les bases d’une vision alternative de la loi et de la justice, depuis les peuples, « depuis la base ». De la même manière, la campagne veut offrir un cadre pour l’échange et la création d’alliances entre communautés et mouvements sociaux pour réclamer l’espace public, occupé par les pouvoirs économiques. Pour cela, elle intègre des propositions concrètes qui ont deux dimensions centrales : la dimension juridique et la dimension des alternatives. Cette dernière reprend un nombre conséquent d’expériences, de revendications et de pratiques qui promeuvent la démocratie, redonnent du sens à l’intérêt public, reconstruisent les souverainetés des peuples et défendent les droits collectifs pour démontrer l’existence d’économies alternatives.

En ce qui concerne la dimension juridique, il est important de souligner que le Traité des peuples a pour objectif central de soumettre l’architecture juridico-politique, qui soutient actuellement le pouvoir des transnationales, à des normes et des règles de protection des droits humains. Nous pouvons relever deux stratégies issues du Traité des peuples qui sont actuellement mises en œuvre.

Vers des normes contraignantes

La première d’entre elles se développe au sein des Nations unies, et plus précisément au Conseil des droits de l’homme, et prétend réinvestir l’espace du multilatéralisme, actuellement contrôlé par les entreprises transnationales. En affirmant la primauté du droit international des droits de l’homme sur les normes du commerce et des investissements, nationaux ou internationaux, elle participe à la mise en place de normes contraignantes pour que les transnationales soient obligées de respecter les droits humains. Depuis les années 1970, le contrôle des activités des transnationales a été un sujet de préoccupation au sein des Nations unies. Différentes tentatives infructueuses ont eu lieu pour créer des mécanismes qui les obligent à respecter ces droits [13]. La plus récente de ces tentatives était l’œuvre d’un groupe de travail créé au sein de la Sous-commission de promotion et de protection des droits de l’homme, qui a élaboré un projet de Normes des Nations unies sur la responsabilité des entreprises transnationales et autres entreprises commerciales, approuvé par la sous-commission en 2003 [14]. Les entreprises transnationales se sont opposées à ce projet à travers un document signé par la Chambre de commerce international et par l’Organisation internationale des employeurs. Ce document affirmait que le projet de la sous-commission menaçait les droits de l’homme, les droits et les intérêts légitimes des entreprises privées. Il y était notamment mentionné que les obligations en matière de droits humains étaient de la responsabilité des États et non des acteurs privés, et les signataires demandaient à la Commission des droits de l’homme des Nations unies de rejeter le projet porté par la sous-commission. Celle-ci céda en 2005 et ouvra la porte à une série de normes volontaires basées sur l’autorégulation des entreprises : les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, approuvés par le Conseil des droits de l’homme en 2011.

Les Principes directeurs se basent sur l’absence de toute obligation juridique, qui maintient intact le régime d’impunité en vigueur. Face à cette situation, en 2013, une déclaration au niveau des Nations unies initiée par l’Équateur et à laquelle ont souscrit le Groupe Africain, le Groupe des Pays Arabes, le Pakistan, le Kirghizistan, le Sri Lanka, la Bolivie, Cuba, le Nicaragua, le Venezuela et le Pérou, a demandé un processus de mise en place de normes contraignantes. En 2014, grâce à la pression conjointe de ces gouvernements et de la société civile, solidement articulée autour de la Campagne mondiale et de l’Alliance pour le traité [15], le Conseil des droits de l’homme a fait un pas en avant historique. Il a adopté la Résolution 26/9 [16] qui garantit la formation d’un Groupe de travail intergouvernemental de composition ouverte, dont le mandat est de créer un dispositif juridique contraignant pour réguler les activités des entreprises transnationales et autres entreprises par le droit international des droits de l’homme.

La résolution a été adoptée malgré la ferme opposition des États-Unis et de l’Union européenne, qui ont fait tout leur possible à ce moment-là et pendant la première session du groupe de travail pour faire échouer le processus. Celui-ci est cependant bien en marche, et en octobre 2016 aura lieu la deuxième session du groupe de travail. La Campagne mondiale a élaboré des propositions à partir du travail réalisé dans le cadre du Traité international des peuples. Grâce à des mécanismes de consultation interne, les exigences contenues dans le Traité des peuples ont pu remonter à l’ONU, avec l’objectif que le futur instrument juridique en cours d’élaboration réponde aux besoins concrets des communautés et des collectifs de personnes affectées par les grandes entreprises. Par exemple, la Campagne propose que le dispositif cible directement ces entreprises, celles-là même qui de par leur caractère transnational, leur adaptabilité économique et juridique et leurs structures complexes, contournent les lois et les régulations nationales ou internationales. La Campagne mondiale soutient aussi que ce dispositif doit inclure l’ensemble des droits de l’homme, en détaillant les obligations spécifiques, en plus de dispositions relatives à certains groupes vulnérables, comme les jeunes, les enfants, les femmes, les migrants, les peuples autochtones, les défenseurs des droits humains. Les autres points essentiels sont les suivants : la nécessité d’inclure les obligations extraterritoriales ; de réaffirmer la primauté des droits humains sur les normes commerciales ; d’établir la responsabilité civile et pénale des entreprises et de ses dirigeants, ainsi que la responsabilité des entreprises pour les activités de leurs filiales, leurs fournisseurs, leurs prestataires et leurs sous-traitants. L’intégration des obligations en vigueur au niveau des institutions financières et économiques internationales et régionales fait aussi partie des propositions, tout comme la protection des négociateurs face à l’influence du secteur privé.

Évidemment, le dispositif ne pourrait pas être contraignant sans mécanismes qui facilitent le contrôle de son application. Pour cela, une autre proposition centrale de la Campagne mondiale est de créer une Cour mondiale sur les transnationales et les droits de l’homme, qui viendra compléter les mécanismes nationaux, régionaux et internationaux existants. La cour se chargera de recevoir, d’enquêter, et de juger les plaintes déposées contre les transnationales. De ce fait, un comité devra être formé pour contrôler le respect par les États et les transnationales de leurs obligations et du traité. De manière complémentaire, la campagne propose un Centre public de contrôle des transnationales, qui aurait comme mandat d’analyser, enquêter, documenter et surveiller les pratiques des entreprises transnationales et leurs impacts sur les droits humains.

Un « Centre des peuples » pour informer sur les transnationales et les alternatives

La deuxième stratégie issue du Traité des peuples est liée à création d’un Centre au mandat similaire, mais contrairement à celui exigé dans le cadre de l’ONU, sa gestion et son développement incomberaient seulement aux organisations sociales, aux secteurs critiques de la recherche et aux communautés affectées. Cette approche fait partie de l’exercice de souveraineté des peuples. La campagne considère que l’on ne peut pas se contenter d’attendre que les États décident ce qu’il faut faire dans des espaces comme l’ONU à propos du contrôle des entreprises transnationales ; c’est à partir des mouvements sociaux qu’il faut commencer à appliquer et concrétiser certaines propositions du Traité des peuples.

La configuration du Centre part d’une décision collective et doit être impulsée depuis « la base », depuis les communautés et les mouvements membres de la Campagne, pour articuler des alternatives concrètes à partir des plaintes et des mobilisations contre le système généralisé d’impunité des entreprises transnationales. Actuellement, un processus de consultation interne est en cours pour poser les bases d’un tel espace. Ses objectifs incluront la systématisation des enquêtes et des affaires documentées, la mise en place de dispositifs de formation et de soutien, la collaboration avec les organisations qui documentent déjà des cas d’abus par les transnationales, ainsi que la diffusion et le soutien à la dénonciation sociale, politique et légale. Ce dernier objectif s’articule autour de la recherche d’exigibilité à différents niveaux.

Ce sont sans aucun doute des processus de long terme, dans le cadre d’une confrontation avec des acteurs économiquement très puissants qui courent le risque de voir s’effondrer l’architecture qui soutient leur impunité. De ce fait, il faut prendre un soin extrême des espaces qui se sont constitués à partir des efforts de centaines d’organisations, de réseaux et de mouvements sociaux actifs sur toute la planète. Il s’agit d’un travail très sérieux, pour lequel il faudra encore des milliers de bras, beaucoup de sagesse, d’imagination et de courage. Nous nous le devons et nous le devons aux victimes des entreprises transnationales. Il n’y a pas de retour en arrière possible.

Liens utiles à propos du Traité des peuples et du Traité contraignant :

Le Traité International des Peuples pour le Contrôle des Transnationales (en anglais)
8 propositions pour le nouvel instrument international contraignant sur les Sociétés Transnationales (STN) et les Droits Humains

Vidéo de Alfred de Zayas sur les Traités de Libre Échange, les firmes transnationales et les dangers pour la démocratie :

Un article du Cetim : http://www.cetim.ch/miren-a-j-ziegler-a-de-zayas-y-otros-sobre-la-necesidad-de-lograr-que-las-transnacionales-rindan-cuentas-sobre-las-violaciones-de-dh/

Information complémentaire sur la 31e session régulière du Conseil des Droits de l’Homme (du 29 février au 24 mars 2016) (en anglais)

Le rapport du groupe de Travail sur les firmes transnationales et autres entreprises et les droits humains, sous le mandat de la mise en place d’un dispositif légalement contraignant (en espagnol)

Mobilisation de la Campagne globale de mars 2016 (Conseil des Droits de l’Homme) (en espagnol) : www.stopcorporateimpunity.org/la-movilizacion-de-los-pueblos-vs-la-impunidad-de-las-transnacionales-converge-ante-las-naciones-unidas/