Haïti : un pays en quête de stabilité

Culture paysanne et développement rural en Haïti

, par CDTM 34

Pour parler de la paysannerie haïtienne, de son rapport avec le milieu rural, de son écoute des propositions de la communauté internationale sur la modernité, il faut remonter vers la genèse et la formation même de cette paysannerie.

Un peuple en construction

La paysannerie haïtienne provient de la masse d’esclaves qui a contribué, aux côtés des fondateurs de l’Indépendance, à la construction de cet Etat-Nation que devrait être Haïti. Au départ, il s’agissait d’individus, à peine sortis de l’esclavage, analphabètes et sans référence commune – puisqu’ils provenaient de tribus africaines différentes, avec des dialectes très éloignés, ce qui entraînait des problèmes de communication.
Le premier exploit remarquable de cette masse humaine a été de construire une langue, le créole, à partir des différents dialectes africains, avec des emprunts à l’espagnol et au français. Cette langue d’échange servira ensuite pour réaliser la révolution.
Les Haïtiens ont mis au coeur de leur démarche la foi dans la liberté, dans le sens des libertés citoyennes, et aussi celle de décider eux-mêmes de la façon de construire leur avenir.
Enfin, ils ont mixé leurs cultures, venues d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique Centrale, avec la religion catholique, dans le syncrétisme qu’est le vaudou.

L’indépendance et les paysans

Après l’Indépendance, la paysannerie a dû évoluer et approfondir la langue et la religion qui sont les signes, dans la vie quotidienne, de cette liberté tant attendue.
Malheureusement, sur le plan international, Haïti a été isolé et pendant longtemps, la question haïtienne a été absente de la scène internationale. On n’a pas voulu tenir compte de cette révolution pourtant extraordinaire. Le pays s’est trouvé dans l’obligation de brader son économie à travers un commerce illicite en particulier avec les Anglais, les Hollandais, les Américains et les Allemands.
A l’intérieur, la construction de l’Etat-Nation, qui était fondamentale, et la mise en route d’un processus d’identification nationale et d’intégration de la population dans la dynamique au pouvoir pour que l’Etat s’identifie suffisamment avec la nation, n’ont pas eu lieu. Depuis la mort de Jean-Jacques Dessalines au Pont-Rouge en 1806, l’effort de mise en œuvre de la nation s’est estompé.
De ce fait, la nation haïtienne a suivi sa propre voie. Cette proto-paysannerie a refusé le caporalisme agraire de Toussaint Louverture, de Dessalines et de Christophe. parce que, pour elle, le projet de l’Etat allait à l’encontre des intérêts du peuple. L’Etat haïtien voulait remettre en place les grandes plantations agricoles, les redistribuer aux dignitaires et aux généraux de l’Armée et prendre les pauvres comme main-d’œuvre dans ces grandes exploitations. Les paysans ont refusé ce projet et ce modèle de société ; ils ont préféré prendre les mornes (partir dans la montagne) et s’installer sur de petites propriétés, développant l’agriculture vivrière que l’on connaît actuellement. Là est l’essence de cette paysannerie.
La nation haïtienne, dans son fondement véritable, est composée, d’une part, de gens issus des dignitaires et des anciens colons qui ont eu, tout au cours de l’Histoire, le monopole du pouvoir et de l’économie, d’autre part, d’une masse qui s’est réfugiée très loin et qui a su construire une économie agraire basée sur l’entraide, la solidarité et sur la force du travail individuel et familial. C’est cette résistance paysanne qui a construit l’identité nationale, et permis à la société haïtienne de traverser tout le XIXème siècle et de se maintenir debout pendant le XXème siècle.

Une culture menacée

Malheureusement, cette paysannerie est aujourd’hui aux abois. En raison des coups répétés de l’Etat central, des conjonctures économiques défavorables, des prélèvements qu’elle a dû subir au cours du XIXème siècle, pour payer la dette de l’Indépendance, et pour financer les guerres intestines que se faisaient les généraux avides de pouvoir, la paysannerie est entrée dans un processus de décapitalisation qui concerne non seulement son bien mais aussi les ressources sur lesquelles reposait sa richesse, c’est-à-dire la terre qui s’en est allée, suite au déboisement.
Malgré des changements et des revirements de politique, il n’y a jamais eu de vraie politique visant à reconstruire la paysannerie : pas d’investissement, pas de formation pour acquérir des techniques permettant de maintenir un niveau de production adéquat.
De plus, les références identitaires se perdent un peu, d’autant qu’il y a une agression permanente des cultures occidentales, en particulier nord-américaines, sur le mode de vie paysan naguère équilibré : naguère, avec son jardin et les parcelles plus éloignées, le paysan arrivait à maintenir une autosuffisance alimentaire qui lui donnait une certaine autonomie. Aujourd’hui, le pays doit recourir à des importations agricoles. En raison de cette dépendance, sa culture de résistance qui était au cœur même des fondements de la nation se trouve entamée.

La question de l’Etat

Le minimum de fonctionnement d’un Etat-Nation, c’est un Etat au service de son peuple, de sa nation Malgré les 200 ans d’indépendance d’Haïti, il n’y a pas encore de constitution d’un véritable Etat-Nation, puisque la société se construit contre l’Etat. Tandis qu’il y a ce qu’on appelle un "Etat faible", qui est au service d’une élite et non de la majorité de la population. Moins de 10% des gens peuvent accéder aux services de l’Etat, d’après les estimations d’André Corten (voir bibliographie).
Après la révolution, Haïti a connu un grave isolement ; Napoléon, à la tête de la première puissance militaire de l’époque, a envoyé deux armées à Haïti pour y rétablir l’esclavage que la révolution française avait aboli en 1794. Il faut analyser l’histoire pour donner un nouvel éclairage à l’actualité. Il ne s’agit pas de faire du passéisme, ni de porter des regards nostalgiques sur la paysannerie haïtienne, mais de voir comment l’Histoire aboutit à un présent extrêmement complexe, violent et pratiquement sans espoir pour la paysannerie. On peut se poser la question de l’existence même d’Haïti, selon le titre du livre de Christophe Wargny (voir bibliographie). On peut penser que la culture haïtienne va passer par la diaspora qui est très nombreuse et qu’elle va se maintenir grâce à l’artisanat, la musique, la peinture : car l’art est structurant pour la société haïtienne.

Présenter Haïti autrement

Pour quiconque a accès aux informations courantes par les journaux, la radio ou la télévision, la situation d’Haïti est aujourd’hui illisible et de ce fait, Haïti est devenu un pays totalement étranger. Pourtant, la République d’Haïti est une république sœur de la République française, bien qu’il y ait, plus près de la France, des pays qui lui sont plus familiers, comme l’Algérie ou des pays d’Afrique ; mais Haïti et la France sont devenus deux républiques pratiquement au même moment, dans un processus complémentaire de création.
Il faut trouver de nouveaux moyens d’informer, de présenter Haïti et de sortir de cette succession de clichés qui présentent des paysans sans espoir, des enfants affamés, que des ONG, bien intentionnées, aident grâce à des collectes de fonds. Il est temps de passer à autre chose quand on veut approfondir ce lien France-Haïti, comme défini dans le rapport Debray. Puisque nous sommes deux républiques sœurs, notre destin a une part commune et doit se fonder sur le respect et la complémentarité.

Echapper à la terre

On peut considérer qu’il y a pour un Haïtien deux représentations de la vie : d’une part, le paysan très mal outillé, travaillant des sols souvent ingrats, avec des conditions de vie pénibles : une vie que le paysan considère comme un échec parce qu’il est contraint de rester à sa terre, il n’a pas réussi à s’en échapper. A l’inverse, il y a celui qui travaille dans un bureau, sans efforts, avec peut-être la climatisation, une voiture : l’idéal, une vie réussie.
Quand on met les enfants à l’école, c’est pour qu’ils échappent à la paysannerie : on est dans un système qui, peu à peu, pousse le paysan à quitter sa terre. Pourtant la paysannerie a survécu dans des conditions dramatiques, dans l’arrachement à l’Afrique, dans le système esclavagiste et colonial, puis sous la dictature et elle a réussi à créer quelque chose.
L’exode rural est extrêmement important - même si Haïti, par rapport à d’autres pays d’Amérique latine, reste un pays à dominante rurale (près de la moitié de la population). Il y a de forts flux de population vers Port-au-Prince qui devient une ville immaîtrisable. En raison de la pression démographique en ville, le pouvoir politique nourrit les populations des bidonvilles avec le "riz Miami", c’est-à-dire le riz importé, au lieu d’encourager la production haïtienne.

Exil

Après l’exode, il y a l’exil. On quitte la terre, on va dans les villes, puis à Port-au-Prince et on espère aller au Canada, en France ou aux Etats-Unis.
La diaspora, très importante (plus de 2,5 millions de personnes, proportion énorme pour un pays de 9,5 millions d’habitants) permet le financement de l’école et de nombreux services. Toutes les couches sociales sont représentées. Depuis le temps du Duvaliérisme, les classes moyennes sont parties d’abord ; puis les boat people qui ont, à la fin du XXème siècle, représenté un déplacement important de gens sans qualification, souvent analphabètes, qui devaient tout vendre, terre, bétail, maisons, pour payer le passage vers la Floride. Tout le monde a quelqu’un en diaspora pour le départ duquel il a cotisé. On essaye de rester en lien avec lui (souvent par le téléphone portable) : il faut qu’il y ait un retour car c’est un investissement.
La diaspora est pourvoyeuse de 25% du produit intérieur brut (PIB) mais il faudrait peut-être encourager les transferts par des incitations. Cette diaspora cherche à consommer des produits "du pays" malgré les normes exigées pour l’entrée aux Etats-Unis, en France et partout ailleurs.

Le bilan des responsabilités

Après ces 200 ans d’indépendance d’Haïti, comment se fait-il qu’il n’y ait pas de patrimoine familial qui se transmette pour constituer une sorte d’assise foncière pour les paysans ? A l’enterrement d’un paysan qui a réussi, on dépense pratiquement tout ce qu’il a acquis pendant ses 15, 20, 25 ans de travail, depuis qu’il a un outil, une terre, une chèvre, etc. Il y a des phénomènes de compensation économique qui sont extrêmement subtils et compliqués à analyser. Une des raisons que les ethnologues mettent en avant, c’est que le système esclavagiste et colonial, c’est ce qu’il ne faut pas faire. Or, ce système était basé sur l’enrichissement de quelques-uns. Il y a donc une sorte de fonction sociale de l’enterrement qui consiste à remettre tout à zéro. C’est-à-dire qu’on n’accumule pas. La question qui se pose est de savoir si on peut continuer à résister en n’accumulant pas ? La question est ouverte, il faut savoir culture reprendre.

Enfin, peut-on aujourd’hui constituer une nation haïtienne où les idées, les gens peuvent circuler librement et surtout créer quelque chose de positif ? Une des données fondamentales, c’est le respect d’une paysannerie, qui malgré son accouchement dans la douleur, a été inventive, a créé des solidarités.

Mais maintenant, la question de la responsabilité se pose. Chaque fois qu’on parle d’Haïti, de son histoire difficile, il semble que la responsabilité de ce qui arrive en Haïti est à l’extérieur d’Haïti. Or les responsabilités sont partagées. 200 ans, ce n’est pas rien pour un Etat comme la première république noire. En 200 ans, on peut construire quelque chose et on peut aussi détruire. C’est ce qui s’est passé. Il faut maintenant faire aussi le bilan des responsabilités de la situation actuelle, responsabilités enchevêtrées d’ici ou de là-bas, en France et en Haïti.
Il faut trouver des solutions neuves à partir du respect de cette paysannerie qui ne peut pas, par elle-même et enclose sur elle-même, s’en sortir.