Pour la reconnaissance du droit à l’information et à la communication

Un « village d’irréductibles médias » aux visages multiples

, par CEDIDELP , GERGAUD Sophie

En Europe et aux États-Unis, la presse alternative voit le jour à la fin des années 1950 et prend véritablement son envol à la fin des années 1960. De cette période de soulèvement contre l’ordre social dominant émergent des centaines de titres publiés. Cette presse alternative se caractérise par un fort engagement politique et la volonté de donner la parole au peuple, aux gens ordinaires, aux paysans, aux syndicalistes, aux femmes, alors que les espaces d’expression sont monopolisés par les élites politique, économique et culturelle. En France, le journal La Gueule ouverte démarre en 1972 à plus de 100 000 exemplaires. C’est également à cette époque que naît Libération, soutenu par Jean-Paul Sartre, animé d’une idéologie très à gauche et refusant toute publicité.

Une contestation venue du Sud

Au même moment, dans les pays du Sud, la critique et la résistance à l’hégémonie médiatique venue du Nord s’organise. Dès les années 1950, des journaux africains tels que Afrique Nouvelle (Sénégal) et La Semaine africaine (Congo) voient le jour. Mais c’est surtout dans les années 1970 qu’un sentiment de frustration se fait largement sentir face aux déséquilibres inhérents à la communication internationale. Les représentants des pays du Sud dénoncent le silence consensuel qui règne à leur sujet dans les médias des pays du Nord, la déformation dont les informations les concernant font souvent l’objet et la propagande culturelle en direction du Sud. La Conférence Générale de l’UNESCO organisée à Nairobi en 1976 aboutit à l’adoption du rapport McBride, Voix multiples, un seul monde, qui met l’accent sur « l’élaboration de politiques nationales de la communication » pour les pays du Sud, avec des stratégies de développement radiophonique, un accroissement des capacités de télécommunication et le développement d’agences de presses nationales. En 1980, l’UNESCO adopte le Programme International pour le Développement de la Communication (PIDC), dont l’objectif est d’établir le Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication (NOMIC), via une meilleure coopération en faveur des infrastructures d’information du Sud et une réduction des écarts entre les pays dans le domaine de la communication. Mais les enjeux étant trop importants et les manques à gagner trop nombreux pour les monopoles publics ou privés, les pays occidentaux restent attachés à la doctrine libérale de la libre circulation de l’information. Le rapport McBride et le PIDC qui en est le direct héritier ne seront finalement pas à la hauteur des attentes des pays du Sud. Ils échouent à établir le NOMIC qui est finalement abandonné dès 1982, remplacé par un programme de la « communication au service du développement »...

Il n’en reste pas moins qu’au cours des années soixante-dix, un développement important des médias se fait jour au Sud, accompagné de l’émergence de débats sur les médias de masse et l’internationalisation de la communication. Des alternatives pratiques naissent un peu partout, que ce soit par l’intermédiaire de l’explosion du nombre de radios communautaires, principalement en Amérique latine, ou à travers la constitution d’agences de presse nationales ou régionales, comme par exemple Inter Press Service en Argentine dès 1964, mais aussi la PANA (Agence panafricaine d’information) en 1977 ou encore ASIN (Action de systèmes informatifs nationaux) en 1979, en Amérique latine. Si certaines de ces agences de presse ont aujourd’hui disparu ou ont vu leurs activités réduites du fait de la forte concurrence d’agences occidentales internationales comme l’AFP ou Reuters, d’autres ont réussi à s’imposer et de nouvelles ont également vu le jour. C’est le cas d’Adital, créée en février 2001 afin de divulguer aux médias, à l’échelle du sous-continent sud-américain, des informations provenant des acteurs des mouvements sociaux, ONG, organisations syndicales et autres groupes de défense des droits de l’homme. Aujourd’hui, l’agence de presse créée lancée, entre autres, le brésilien Frei Betto, écrivain et porte-voix de la Théologie de la libération, possède un panel de plus de 5 000 sources et diffuse quotidiennement un bulletin auprès de 50 000 personnes ou entités, dont 5 000 journalistes et 10 à 15 000 relais d’opinion. Quant au site Internet, plus d’un million de pages sont lues chaque mois par les internautes du monde entier.

Diversité et ingéniosité

Historiquement, les médias alternatifs ont toujours accompagné l’évolution des techniques de communication. Dans les années 1990, la mise en place d’Internet a permis de faire exploser les alternatives médiatiques, en genre et en nombre. Et en 2006, on estimait à plus de deux millions le nombre de personnes en France qui lisaient chaque mois des titres de presse alternative.

Aujourd’hui, pour reprendre l’expression d’Esteban Montoya dans Devenons des médias alternatifs ! (2006), le « village d’irréductibles médias » est composé de supports multiples, comme les formats « traditionnels » (journaux, magazines, radios…) et ceux faisant appel aux nouvelles technologies (magazines en ligne et autres supports virtuels et multimédia sur Internet).

1/ Internet

La diffusion par Internet présente de nombreux avantages pour les médias alternatifs : les contraintes éditoriales sont réduites (longueur des articles, délais à respecter...), la production collaborative s’en trouve facilitée et l’espace de participation s’élargit au-delà des frontières géographiques. Les possibilités de rencontres et de coopérations sont donc nombreuses. L’interactivité entre rédacteurs et lecteurs est accentuée et accélérée, tandis que les rôles de producteur et de récepteur peuvent facilement s’intervertir, notamment par le biais des forums. Mais certains sites permettent également à leurs lecteurs de devenir producteurs d’information en envoyant des brèves, des articles ou des témoignages qui pourront éventuellement être publiés en ligne. L’espace d’expression devient ainsi quasi illimité.

Internet a surtout réduit de manière drastique les coûts de production, d’envois, de circulation, d’échange et de diffusion, « libérant » les médias alternatifs et jouant un rôle primordial dans l’essor considérable de ces dernières années. Grâce à la massification des usages qu’il a rendu possible, Internet représente un pilier important de la démocratie moderne. Des personnes, par exemple les jeunes ou les publics d’origine modeste ou à faible niveau d’études, peuvent s’exprimer alors qu’elles n’auraient pu le faire, du moins pas aussi facilement, auparavant. L’immédiateté de la diffusion/réception de l’information favorise également l’action et la mobilisation, notamment à grande échelle. Le cas du Brésil en 2009 est particulièrement parlant : une pétition appelant à l’adoption de la loi anti-corruption est lancée sur Internet par Avaaz. En quatre mois, elle est signée par deux millions de Brésiliens et génère un tel impact médiatique, chacun pouvant participer à la campagne, que le gouvernement finit par adopter la loi tant attendue. Cette impressionnante capacité organisationnelle inhérente au web n’est d’ailleurs pas sans inquiéter bon nombre de gouvernements et institutions...
Mais les médias alternatifs ne se limitent pas à Internet qui doit rester un outil complémentaire et non le vecteur de la disparition des autres supports. Tout le monde n’a pas accès à Internet et ce n’est pas l’objectif des médias alternatifs que de l’imposer à toutes et à tous.

2/ Les radios libres et communautaires

Les premières radios communautaires sont lancées dans les années 30 en Amérique du Nord. Puis, dès 1959, l’UNESCO décide d’aider plusieurs pays d’Afrique, comme le Sénégal ou le Ghana, à mettre en place des centres pilotes d’éducation audiovisuelle et radiophonique, en langue vernaculaire. En Amérique du Sud, c’est un curé du petit village de Statenza en Colombie qui crée une station de radio en 1947 afin de lutter contre l’analphabétisme, jusque dans les zones les plus reculées. L’expérience est reprise en 1954 en Équateur et en 1965 en Bolivie. Au-delà de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, il s’agit de dénoncer les discriminations dont sont victimes les populations autochtones. En 1983, l’association mondiale des radios communautaires (AMARC) voit le jour à Montréal. Aujourd’hui, l’AMARC est composée de plus de 3 000 membres, dans 110 pays et tous les continents sont représentés dans au sein de son conseil d’administration.

Un peu partout dans le monde, les radios communautaires ou associatives jouent un rôle primordial à l’échelle locale, nationale et parfois transnationale, comme c’est le cas pour la WADR (West Africa Democracy Radio) qui, depuis 2005, compte des correspondants dans dix pays d’Afrique occidentale et émet à la fois sur les ondes courtes et via la radio numérique par satellite. Une trentaine de stations alternatives au Sud-Kivu, plus de 300 rien qu’au Chili, les radios communautaires sont autant d’initiatives qui promeuvent la participation des communautés locales, y compris dans les zones rurales isolées.

La transmission radiophonique demeure le moyen de communication le plus facile d’accès, notamment du fait du faible coût de fonctionnement et parce qu’il y a très peu de matériel à acquérir. Grâce à une relative facilité d’utilisation dans le cadre de la diffusion de programmes simples, les radios communautaires ou associatives présentent l’énorme avantage de pouvoir informer les gens de régions isolées et peu alphabétisées, tout en leur permettant aussi de communiquer entre eux alors que les grandes distances et les coûts de transport réduisaient considérablement les possibilités de rencontres. Même si les animateurs bénévoles font preuve d’amateurisme car ils manquent de formation, ces radios impulsent un dynamisme collectif très important qui crée un lien social inestimable.

3/ La presse écrite alternative

Loin de constituer un genre nouveau, la presse écrite alternative existe depuis les premiers journaux imprimés. Qualifiée de presse d’opinion au XIXème, ses journaux affichent ouvertement leur idéologie et se battent à travers leurs pages pour défendre leurs idées. Avant la Seconde guerre mondiale, cette presse d’opinion est majoritairement tombée aux mains de patrons mettant leurs tribunes à disposition des partis politiques. Mais la deuxième moitié du XXème siècle sera marquée par la multiplication des médias alternatifs, presse écrite en tête. Toujours déclinée sous plusieurs aspects (satirique, d’investigation, de réflexion...), la presse alternative est toujours bien vivante. En France, par exemple, elle réunit des titres comme Agone (Marseille), Cuverville (Toulon), Golias Magazine (Lyon), La Lettre à Lulu (Nantes), L’œil Électrique (Rennes), Le Passant Ordinaire (Bordeaux), Le Satiricon (Toulouse), La Vache Folle (Paris) ou encore S !lence (Lyon).

Cependant, l’explosion des nouvelles technologies a porté un coup terrible à cette presse écrite qui coûte cher et qui manquent de réactivité par rapport aux autres médias. Les difficultés économiques et logistiques auxquelles les collectifs de publication doivent faire face les entrainent bien souvent à dépenser plus que ce que la diffusion peut leur rapporter... Surtout que les presses alternatives sont, par nature, bien peu enclines à infléchir leur ligne éditoriale pour attirer de la publicité.

4/ Les télévisions associatives et locales

Même si les coûts d’acquisition et de fonctionnement peuvent être assez élevés, des télévisions occupent également l’espace des médias alternatifs, offrant d’autres modes de réalisation audiovisuelle et, par conséquent, un autre rapport à l’image. LaTélélibre.fr, par exemple, a été créée en France en 2007 par des journalistes professionnels qui souhaitaient avant tout rendre visibles les mobilisations sociales et citoyennes, habituellement peu traitées par le petit écran. Désireux d’inventer une nouvelle forme de langage télévisuel, ils sortent des formats courts imposés par la télévision commerciale et essaient de se détacher du diktat de l’immédiateté. Ainsi, ils ne diffusent jamais de reportages dans la foulée des événements, privilégiant les analyses de fond. Si LaTélélibre.fr réunit essentiellement des professionnels, ses membres dispensent également des formations pour initier les citoyens au journalisme et leur donner les outils pour réaliser, à l’échelle locale, des enquêtes de qualité.

Les exemples et les projets passionnants de par le monde sont nombreux et montrent l’extrême inventivité des citoyens et du milieu associatif. Récemment, un autre type d’initiative, gouvernementale cette fois, a attiré toute l’attention internationale.
Le président du Venezuela, Hugo Chavez, estimant que 40 ans de télévision commerciale avait réussi à coloniser l’imaginaire des « téléspectateurs-clients », il décide de se débarrasser de cette forme télévisuelle normative qui consolide la société de consommation en célébrant le marché capitaliste. En 2004, il dote le pays d’une nouvelle télé : ViVe TV (Vision du Venezuela). Si la chaîne est publique, elle se revendique non-alignée sur les télévisions commerciales et son projet s’appuie sur l’expérience des communautés qui ont fabriqué leurs propres télévisions avec des moyens rudimentaires et bien souvent dans l’illégalité pendant de nombreuses années. ViVe TV est aujourd’hui reconnue comme la télévision des communautés, qui a rendu l’invisible visible : les ouvriers, les paysans, les autochtones, les Noirs existent enfin dans le petit écran. Si le fond est différent des chaînes commerciales, son fonctionnement est également novateur : les équipes sont réduites, le matériel de prise de vues léger et le langage visuel différent, sans aucune imposition de durée pour les programmes. Les équipes ne se contentent pas de passer quelques heures avec les interviewés, elles séjournent sur place et travaille avec les communautés à l’élaboration des sujets. Périodiquement, des représentants des mouvements sociaux analysent, critiquent et proposent de nouveaux programmes. ViVe TV n’est plus une simple critique des télévisions commerciales, elle se fait également force de propositions nouvelles et constitutives d’une identité collective qui reflète davantage les expériences de vie issues des quartiers populaires ou de communautés ethniques diverses.

5/ Les téléphones portables

En Afrique, à l’initiative d’Africa Interactive Media Foundation et de deux journalistes néerlandais, le projet Voices of Africa s’inscrit la lignée de médias participatifs. Sa particularité : les reporters utilisent comme principal outil de travail un téléphone portable. Ils sont ainsi capables de tourner des vidéos, d’enregistrer du son, de faire des photos, de rédiger du texte et de se connecter pour mettre en ligne une dizaine de reportages vidéos chaque mois.

Dans de nombreux pays non-occidentaux, la découverte d’Internet est directement passée par le téléphone portable. La relation que ces usagers entretiennent avec le cyberespace est donc très différente de celle qui a pu être développée au cours des dernières décennies, derrière un bureau et au contact des ordinateurs. Les mécanismes des mobilisations ainsi générées ont radicalement changé et, plus qu’une simple volonté d’informer, il s’agit véritablement de témoigner et d’appeler à l’action. La capacité organisationnelle de l’outil Internet s’en est trouvée d’autant plus accrue, comme par exemple dans le cas des révolutions arabes. Ainsi, en Tunisie, des photos et des vidéos, prises pour la plupart avec des appareils photos ou des téléphones portables par des citoyens, ont très vite inondé Facebook et ont été, pendant près de trois semaines, les seules images qui ont pu circuler. De même, en Lybie, les vidéos amateurs ont été pendant plusieurs jours les seules images disponibles sur les manifestations et la façon dont elles ont été violemment réprimées. Prenant les mêmes risques que les journalistes professionnels, nombreux sont ces citoyens-reporters-amateurs à avoir payé de leur vie leur engagement.

Face à cette immense diversité de forme, qui stimule le dynamisme des médias alternatifs plus qu’elle ne l’inhibe, on serait tenté de dire que l’outil compte finalement très peu. Le média n’est pas le message et tous les supports des médias hégémoniques peuvent être utilisés, que ce soit la presse écrite, le cinéma, la radio ou la télévision, et que chacun voit d’ailleurs se développer son double alternatif. Et ce qui distingue finalement les médias alternatifs, c’est précisément leur incroyable capacité à s’approprier les techniques à disposition en les adaptant et en générant de nouvelles méthodes de création, de production et de distribution non-standardisées, parfois en infraction avec les normes en vigueur qu’elles finissent souvent par faire évoluer.