(Dé)passer la frontière

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Les frontières, un « business » en pleine expansion en Europe

, par Observatoire des multinationales , KNAEBEL Rachel, PETITJEAN Olivier, SIMPERE Anne-Sophie

S’il est un domaine qui semblerait devoir relever de la compétence exclusive des États, c’est bien celui des frontières. Ne sont-elles pas un aspect essentiel de leur souveraineté ? Et pourtant. Depuis quelques années, les frontières deviennent un marché florissant, offrant d’amples opportunités de profits pour le secteur privé, sur lesquelles lorgnent en particulier les industriels de l’armement. Les frontières représentaient en 2016 un marché annuel mondial de 18 milliards de dollars (16,9 milliards d’euros) ; on estime qu’il pourrait représenter 53 milliards de dollars (49,8 milliards d’euros) à l’horizon 2022.

Avec les États-Unis, l’Europe est à la pointe de cette évolution. Construc-tion de murs et installation de barbelés, gestion des postes frontières et de centres d’accueil de demandeur·ses d’asiles, caméras, mais aussi drones, portillons dotés d’outils de reconnaissance faciale, mégafichiers, plateformes de surveillance, chiens robots... D’un côté, les entreprises se voient confier en « sous-traitance » une partie grandissante des fonctions traditionnelles des États aux frontières –et ce depuis les années 1980, qui inaugurent la gestion des centres de rétention [1]. De l’autre côté, le secteur privé a profité d’un contexte de durcissement engendré par les menaces terroristes et l’afflux perçu de réfugié·es vers le vieux continent pour « vendre » aux États toute une série de nouvelles « solutions » qui donnent la part belle à la technologie.

Lobbying et budgets qui explosent

Les pouvoirs publics nationaux et européens jouent le jeu, alimentant le développement de cette nouvelle industrie des frontières à coups de dizaines de millions d’euros. Les budgets des agences européennes en charge des frontières explosent depuis une dizaine d’années. De 6,3 millions d’euros en 2005, celui de l’agence Frontex est désormais passé à 330 millions, et la Commission européenne envisage de le multiplier par 6, soit 2 milliards par an, sur la période 2021-2027. L’UE a mis en place un fonds d’aide aux États pour gérer leurs frontières, lui aussi doté de plusieurs milliards. Une large partie de cette manne passe dans des contrats de fourniture d’équipements et de prestations avec des industriels, majoritairement du secteur de la défense et de la sécurité.

Dans le même temps, l’Union européenne accorde à ces mêmes industriels de généreuses subventions pour développer de nouvelles « solutions » de gestion des frontières, sous couvert de financement de la « recherche » sur la sécurité. Ces distributions de fonds ont été préparées et facilitées par les entreprises concernées à Bruxelles [2] au travers de leur action de lobbying. Elles ont placé leurs agents à la tête des groupes de travail des institutions européennes sur le sujet et délocalisé leurs lobbyistes dans la capitale de l’UE. Résultat : les entreprises remportent des appels d’offres qu’elles ont elles-mêmes contribué à rédiger...

Cette mutation est préparée depuis le début des années 2000 par les industriels de la défense européens, mais aussi états-uniens et israéliens. Confrontés à une baisse de leurs contrats historiques, ils ont élaboré un nouveau « paradigme » pour le complexe militaro-industriel. L’enjeu serait désormais de faire face aux « nouvelles menaces multiformes », ce qui impliquerait de nouvelles formes d’intervention, brouillant la distinction traditionnelle entre les interventions militaires à l’extérieur des frontières et les opérations de police au sein même des États. Ce n’est pas un hasard si l’UE confie en même temps des contrats très lucratifs de sécurisation de ses frontières à son industrie de la défense en même temps qu’elle projette de la financer directement, chose interdite jusqu’à ce jour au nom de ses valeurs « pacifistes » [3].

Drone de surveillance frontalière utilisé par le service états-unien des douanes (US customs border patrol). @Jonathan Curter (CC BY 2.0)

Quand les marchands d’armes gagnent sur tous les tableaux

Non que l’industrie européenne de la défense se porte mal. « Les exportations d’armes vers le Moyen-Orient ont cru de 61 % entre la période 2006-2010 et la période 2011-2015, indiquait en 2016 le Transnational Institute dans son rapport Border Wars. Les licences d’exportations d’armes des pays européens vers des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord s’élèvent à plus de 82 milliards d’euros sur la période 2005-2014 », dont 25 milliards pour l’Arabie Saoudite, 16 milliards pour les Émirats arabes unis, près de 3 milliards vers l’Égypte. À qui profitent ces milliards de contrats d’armements ? À des groupes comme Airbus, les françaises Thales et Safran ou l’italienne Leonardo (ex Finmeccanica).

Ainsi, les mêmes entreprises se retrouvent souvent sur les deux fronts et les grands groupes d’armements profitent de l’instabilité au Moyen-Orient et en Afrique à tous les niveaux. Ils profitent d’un côté de l’augmentation des ventes d’armes, avec l’aval des États exportateurs, vers ces zones de conflit (guerres en Syrie avec le rôle trouble du Qatar et de l’Arabie Saoudite dans le financement aux belligérants ; guerre au Yémen menée par une coalition de pays de la région avec l’Arabie Saoudite à sa tête, régimes politiques répressifs...). Ils profitent de l’autre côté de la militarisation du contrôle des frontières, en particulier européennes, dans le cadre de mouvements de réfugié·es vers l’UE présentés comme historiques. Ces entreprises bénéficient donc tant des conflits à l’origine des départs massifs des exilé·es, que des politiques de fermeture des frontières mises en place pour les empêcher d’arriver en Europe.

Une nouvelle source de profits s’ajoute aujourd’hui à ces bénéfices pour ces entreprises : la politique d’externalisation des frontières de l’Union européenne. Les politiques de coopération de l’UE avec ses pays voisins et les pays d’origine des réfugié·es sont aujourd’hui largement centrées sur le contrôle des migrations. L’Europe collabore ainsi avec des régimes autoritaires, responsables de violations des droits humains pour les inciter à verrouiller leurs frontières, que ce soit en formant leurs forces de sécurité ou en leur fournissant du matériel. Ces politiques sont en partie financées par une part de l’aide au développement qu’elles contribuent ainsi à détourner. Thales, Airbus ou Leonardo (qui sont aussi des exportateurs d’armes dans la région), les entreprises de services biométriques Veridos, OT Morpho et Gemalto, ou les sociétés de défense turques Aselsan et Otokar sont les premiers bénéficiaires de ce marché du contrôle des frontières au-delà de l’Europe. Autres grands gagnants : les sociétés de conseil et coopération technique qui remportent les marchés de formation des forces de sécurité, à commencer par Civipol, opérateur du Ministère de l’intérieur français, ou Expertise France, l’agence de coopération technique de la France.

Le « laboratoire » de Calais

Les entreprises d’armement ne sont cependant pas les seules à bénéficier des « investissements sécuritaires » de l’Union européenne et des États membres. Un cas emblématique l’illustre à merveille : celui de Calais. Dans le cadre des accords du Touquet, la Grande-Bretagne dépense plusieurs dizaines de millions d’euros pour la gestion de sa frontière avec la France. À qui profite cet argent ? Le collectif Calais Research Networ [4]5 a identifié plus de 40 entreprises qui bénéficient du régime frontalier, dans des secteurs divers allant du transport à la construction de clôtures, en passant par les technologies biométriques, les systèmes de scanner de poids lourds, la fourniture de containers ou la fabrication de cartouches de gaz lacrymogènes.

On retrouve parmi les heureux élus l’entreprise Thales, l’un des principaux vendeurs d’armes européen au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, et l’un des principaux bénéficiaires des fonds européens à la recherche pour renforcer la lutte contre l’immigration illégale. Dans la zone portuaire, c’est Thales qui a installé les équipements pour sécuriser la zone : portiques, lecteurs de badges, caméras de surveillance, protection des éléments d’infrastructures vitaux... Par ailleurs, s’il n’a pas été annoncé publiquement qui a fourni les deux drones chargés de la surveillance du site d’Eurotunnel, selon le Calais Research Group, ceux-ci ressemblent beaucoup aux Spycopter de Thales.

D’autres noms sont plus inattendus, comme celui de Vinci. C’est sa filiale Sogea qui a été chargée de la destruction de la « jungle » en février-mars 2016 puis en octobre 2016, quand l’intégralité du campement a été évacué. Une opération dénoncée alors par le collectif national des syndicats CGT de Vinci, qui considère que les salarié·es de l’entreprise ont été contraint·es d’intervenir dans des conditions d’hygiène et de sécurité déplorables pour réaliser les « basses besognes » d’un État qui se décharge sur le privé alors qu’il dispose largement des compétences pour faire ce travail : une nouvelle forme de privatisation des fonctions de l’État préoccupante.

C’est également Vinci, via sa filiale Eurovia, qui a construit le mur anti-intrusion de la rocade de Calais, pour un coût estimé à 2,7 millions d’euros, financés par la Grande-Bretagne. Ce mur de 4 m de hauteur et d’un kilomètre de long est venu se rajouter aux grillages installés le long du port pour empêcher les migrant·es de monter dans les camions. Mais celles·ceux-ci se sont simplement déplacé·es plus en amont pour continuer à tenter de s’introduire dans les poids-lourds en direction du Royaume-Uni.

Autre acteur moins connu mais d’importance majeure à Calais : Eamus Cork Solutions. La société française, basée à Dunkerque et créée en 2004 par un ancien policier calaisien, remporte en 2016 un appel d’offre de 80 millions de livres lancé par le Ministère de l’intérieur britannique pour assurer des services tels que la fouille des véhicules et des personnes, la détention ou des escortes. C’est l’un des plus gros contrats de sécurité privée à Calais, signe du développement de la privatisation de la sécurité frontalière. Au Royaume-Uni, la sous-traitance de la gestion des migrant·es à des sociétés privées est déjà la norme. Si en France, ces missions restent généralement de la compétence des forces publiques, l’exemple de Calais montre que les entreprises de sécurité privée commencent à s’engager dans la brèche.

Des frontières pas si « intelligentes »

Un autre segment de marché en pleine expansion est la sécurité aux aéroports. Les technologies privilégiées dans ce cas – regroupées sous le terme de « frontières intelligentes » ou smart borders - sont les portillons automatiques et les outils de reconnaissance faciale, assortis de mégafichiers pour tracer les entrées et sorties de l’Union européenne. Portillons et fichiers fournis, évidemment, par des industriels, pour un coût astronomique. Le projet de mettre en place un fichier européen des passagers, le PNR (Passager Name Record) avait été retoqué par le Parlement européen en raison de son coût. Il a finalement été adopté en 2016 sous pression de la France, dans un contexte de craintes terroristes. Il faut dire que les principaux pourvoyeurs de ces technologies sont français : OT-Morpho (aujourd’hui Idemia), Safran et Thales.

Là encore, l’efficacité réelle de ces dispositifs, au regard de leur coût, fait débat. Ils comportent par ailleurs d’autres risques, liés à la protection des données personnelles et aux utilisations que pourraient en faire les États. Au point que certains, comme l’ONG britannique StateWatch, craignent l’émergence d’un « système pan-européen de surveillance ».

La crispation de l’Union européenne sur ses frontières tient à bien d’autres raisons que le seul lobbying intéressé des entreprises privées. Mais ces dernières ont su s’engouffrer dans la brèche et influencer les discours et les réponses politiques, pour leur plus grand profit. Les solutions qu’elles vendent sont souvent extrêmement onéreuses, sans pour autant être « efficaces », même du point de vue des objectifs officiels de limitation des arrivées illégales en Europe. Surtout, elles contribuent à légitimer, voire à renforcer, des politiques et des réponses qui criminalisent les migrations et facilitent les violations de leurs droits.