L’espace, dernière frontière pour surveiller les migrant·es en Europe

, par Privacy International

Les entreprises déploient des satellites capables de capter des signaux et de vendre l’accès aux données collectées à des agences gouvernementales. Dans cet article, nous expliquons ce que vend cette industrie naissante, pourquoi parmi ses clients se trouvent les agences aux frontières, et pourquoi il s’agit d’un sujet important.

Photo d’une antenne satelitte. Crédit : Domiriel (CC BY-NC 2.0)

Une nouvelle industrie propose aux agences aux frontières du monde entier d’accéder à des capacités avancées de surveillance grâce à des moyens déployés dans l’espace, ce qui était autrefois réservé aux plus avant-gardistes des agences de renseignement. Ces entreprises utilisent des satellites capables de capter des signaux provenant de téléphones satellites et d’autres émetteurs, puis vendent l’accès aux données obtenues à ceux qui voudront bien payer, notamment le Royaume-Uni et les agences aux frontières de l’UE.

Bien que cette surveillance puisse être et soit utilisée pour sauver des vies, elle risque d’être aussi utilisée pour les refoulements illégaux, en Méditerranée, de personnes qui voyagent vers des pays européens pour demander l’asile – phénomène déjà facilité par les drones et avions qui survolent les frontières européennes.

Au Royaume-Uni, une entreprise financée par l’État doit prochainement lancer ce type de satellites, ce qui fournira des données interceptées depuis l’espace aux agences et autorités policières et frontalières britanniques.

Dans la suite de l’article, nous expliquons ce que vend cette industrie naissance, à qui, et pourquoi il s’agit d’un sujet d’importance.

La surveillance spatiale vendue en tant que service

Durant des décennies, les agences de renseignement ont utilisé les satellites pour espionner, soit en les équipant de différents types de caméras servant à capturer des images, soit par le biais d’appareils capables d’intercepter le trafic radio.

Ces dernières années, ce qui a changé est le coût de développement et de déploiement des satellites. Ceci a conduit à l’émergence d’une industrie qui déploie sa propre technologie satellitaire afin de vendre l’accès aux données. L’industrie navale et les agences gouvernementales, qui n’ont pas les moyens de déployer des satellites elles-mêmes, comptent parmi leurs clients potentiels.

Certaines de ces entreprises vendent des données interceptées par différents appareils, dont les téléphones satellites, les radars, les balises utilisées par les navires pour diffuser leur localisation (et d’autres informations), et les radios « push-to-talk » (« appuyez-parlez »). Ces données peuvent donc inclure la localisation de n’importe quel navire, les transmissions effectuées par des radios maritimes, des radios « push-to-talk » et leurs émetteurs, la localisation de téléphones satellites, et dans certains cas les conversations qui ont lieu sur les mobiles.

Pour plus de détails sur la manière dont fonctionne la surveillance par satellite et par d’autres moyens aériens, veuillez lire les explications ici.

Qui achète ?

En Europe, l’agence de contrôle aux frontières de l’UE, Frontex, et le gouvernement britannique ont tous deux investi et comptent bien tirer profit de cette technologie.

Dans l’Union européenne

En 2019, Frontex a conclu un contrat de plus de 1,5 millions d’euros pour la « Détection des émetteurs de fréquences de radio satellite pour l’appréciation de la situation maritime », qui visait à détecter les émissions provenant de « radars maritimes, transpondeurs AIS, téléphones satellites et potentiellement d’autres sources comme des appareils dans l’espace, et à les géolocaliser. »

Les données permettraient à Frontex, par exemple, de localiser des navires dans la Méditerranée ou même des personnes qui se déplacent en utilisant leur téléphone satellite. Ces appareils d’une valeur inestimable sont souvent utilisés dans des endroits où la connexion avec les antennes-relais est impossible, y compris par des individus qui se déplacent sur la terre ferme et sur des navires dans la mer Méditerranée.

À l’époque, Frontex a attribué le contrat à HawkEye360, une entreprise basée aux États-Unis, sans faire d’appel à propositions, en déclarant que « l’étude de marché qui a été menée montre clairement qu’il existe actuellement une seule entreprise capable de fournir les services souhaités ».

HawkEye360, dont le conseil d’administration et les investisseurs font partie des plus grandes entreprises d’armement au monde et sont conseillés par des membres haut gradés de l’Armée états-unienne et du secteur du renseignement, a lancé ses premiers satellites en 2018 avec l’aide de SpaceX et son président Elon Musk. L’entreprise va probablement augmenter sa « capacité de collecte de données » grâce à différents satellites dans les prochaines années.

En octobre 2020, Frontex a lancé un appel d’offre dans lequel l’agence indiquait vouloir payer 5 millions d’euros pour accéder aux mêmes services pendant un an, mais elle doit encore annoncer quelle entreprise a remporté le contrat et elle n’a pas fourni d’information à jour sur le contrat à Privacy International. Les données doivent être utilisées par la Division à l’évaluation de la situation, qui recoupe les informations provenant des « renseignements humains, des renseignements d’imagerie et géospatial, d’activités de patrouilles et de surveillance aérienne » et les fournit à différents organismes par le biais d’EUROSUR, la plate-forme d’échange d’informations de contrôle aux frontières de l’UE.

Au Royaume-Uni

Au Royaume-Uni, l’entreprise Horizon Technologies, en partie financée par le gouvernement britannique, a prévu de lancer un satellite au cours de l’année 2021 et vise à répondre aux besoins du Royaume-Uni et de clients étrangers. En s’appuyant sur sa technologie de suivi de signaux, FlyingFish, utilisée par Frontex et d’autres agences sur des avions afin de surveiller des téléphones satellites, l’entreprise remplira une fonction similaire depuis l’espace. FlyingFish peut aussi localiser des portables GSM sur une portée de plus de 35 km, selon Horizon.

Selon le département marketing de l’entreprise, le satellite de l’entreprise n’est pas seulement capable de fournir à ses clients la géolocalisation des émetteurs, tels que des téléphones satellites, mais elle peut aussi en identifier l’utilisateur en recueillant les métadonnées des appels téléphoniques, et même dans certains cas, intercepter le contenu des conversations.

Horizon devrait fournir des données au Centre national d’information maritime au Royaume-Uni (NMIC). Cet organisme rassemble les informations maritimes et les renseignements qui proviennent des services et agences du gouvernement et qui alimenteront à leur tour d’autres agences britanniques et de maintien de l’ordre public.

Dans une déclaration à iNews, un·e porte-parole du ministère de l’Intérieur britannique (Home Office) a dit que « lorsque la technologie sera complètement opérationnelle, elle remplacera l’existante et devrait permettre aux Forces frontalières et à d’autres agences d’obtenir des données supplémentaires pour renforcer leurs opérations ».

Le Journal of Electromagnetic Dominance rapporte que l’entreprise Horizon va elle aussi vendre l’accès aux données dans leur forme brute à des pays « amis ».

Quel est le problème ?

Dans l’Union européenne

Les téléphones satellites sont des appareils de sauvetage qui sont régulièrement utilisés par des personnes en détresse sur des bateaux en mer Méditerranée afin d’alerter les autorités et les ONG, et de recevoir de l’aide. Les signaux comme ceux qu’émettent les transmetteurs de système d’identification automatique (AIS) des navires sont aussi utilisés pour localiser des bateaux lors d’opérations de recherche et de sauvetage. En théorie donc, être capable de capter ces signaux pourra sauver des vies.

Néanmoins, ce type de surveillance peut aussi être utilisé pour faciliter le refoulement des migrant·es dans la Méditerranée vers des pays d’où ils et elles ont embarqué, dans des opérations connues sous le nom de « pull-backs ». Ces pull-backs sont des stratégies menées par procuration dans lesquelles des acteurs tels que la soi-disant Garde côtière libyenne interceptent les bateaux des migrant·es et les renvoient en Libye dans le but de réduire le nombre d’arrivées aux frontières de l’UE – s’assurant ainsi que les pays de l’UE, notamment l’Italie, paraissent agir conformément à leurs obligations de droit international.

Comme le dénonce Dunja Mijatović, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans un rapport accablant de 2021 sur la protection des migrant·es en Méditerranée, qui dénonce un « manque de volonté massif de la part des États européens d’instaurer un système de protection adéquat », le choix récent en faveur de la surveillance aérienne a en réalité créé des risques supplémentaires.

Alors qu’entre janvier 2016 et juillet 2018, plus de 35 000 réfugié·es et migrant·es ont été sauvé·es par la mission militaire de l’UE « Sophia » en Méditerranée centrale, aucune opération de sauvetage n’a été menée à bien par un navire militaire depuis le tournant pris pour la surveillance aérienne. Au lieu de cela, selon le rapport, les informations collectées par des « avions, drones et satellites » est actuellement transmise aux autorités, notamment celles présentes en Libye.

Avec ces informations, la soi-disant Garde côtière libyenne entraînée et financée par l’UE est ainsi en mesure d’intercepter les personnes et de les renvoyer en Libye. En effet, la responsable des droits de l’homme du Conseil de l’Europe a indiqué que « ces informations semblent particulièrement propices à d’autres interceptions et renvois par la Garde côtière libyenne vers des ports considérés comme peu sûrs, ce qui contrevient au droit maritime international et aux droits humains ».

Conformément au droit international, les autorités étatiques ont l’interdiction de renvoyer des demandeur·ses d’asile vers des destinations dangereuses, notamment la Libye où, selon Amnesty International, les migrant·es ont été victimes ou témoins de disparitions forcées, d’actes de torture et de viols « dans un climat d’impunité presque totale ».

En réponse à une question parlementaire, la Commission européenne a confirmé en 2020 qu’entre 2017 et le 20 novembre 2019, les services de fusion d’Eurosur – au sein duquel les données des satellites sont traitées – avait fourni 42 fois aux autorités libyennes des informations sur des situations de détresse.

En mars 2020, s’appuyant sur un message audio émis par la radio d’un bateau en Méditerranée, The Guardian a révélé qu’un avion de l’aéronautique navale de l’UE donnait des indications concrètes aux garde-côtes libyens pour retrouver deux petits bateaux détectés par l’avion, qui était allé jusqu’à survoler un canot pneumatique dans l’espoir que les bateaux soient localisés par le bateau libyen. Citant des lettres échangées entre des fonctionnaires de haut rang de l’UE, des sources internes et des emails de la Garde côtière libyenne, The Guardian rapporte que cette tentative, loin d’être un incident isolé, était « une illustration de jusqu’où l’Europe est prête à aller pour s’assurer que les migrant·es n’atteignent jamais le continent ».

De plus, entre le 31 mars et le 21 juillet 2020, la mission de l’UE a fourni à la soi-disant Garde côtière libyenne des informations collectées par voie aérienne, sur ces bateaux, à au moins huit reprises, selon le représentant des Affaires étrangères de l’UE Josep Borrel, qui répondait à une question de la députée européenne Özlem Demirel.

Frontex, l’agence de contrôle aux frontières de l’UE, a refusé de répondre directement aux questions spécifiques liées à l’utilisation de Hawkeye 360, FlyingFish, ou à l’offre d’acquisition et à l’attribution du nouveau contrat de 5 millions d’euros par Frontex. Déclarant que la divulgation de cette information « profiterait aux réseaux criminels », l’agence a également refusé d’indiquer quels départements utilisent les outils, qui a accès aux renseignements provenant des données collectées, ou quelles sont les règles de géolocalisation GPS.

Pour le moment, Frontex a déclaré que cette surveillance n’est pas utilisée de manière opérationnelle, malgré la conclusion du premier contrat avec Hawkeye en 2019 et la promesse d’apporter 5 millions d’euros de plus en 2020 sur les mêmes services, ainsi que du contrat engagé avec FlyingFish depuis au moins 2017. Selon Frontex, « ces activités sont réalisées sous forme de projets pilotes et la valeur ajoutée opérationnelle est toujours en cours d’évaluation. Aucune donnée n’a été analysée de manière opérationnelle (seulement de manière qualitative) ni transmise aux États Membres ou à des pays tiers ».

Au Royaume-Uni

Au Royaume-Uni, l’ajout de capacités de surveillance qui s’appuient sur des satellites et sont mises à la disposition d’agences aux frontières et de maintien de l’ordre public entraîne des dangers similaires.

Premièrement, on ne connaît pas la manière dont ces capacités seront régulées. Les autorités auront-elles besoin d’une autorisation judiciaire avant d’accéder aux signaux interceptés ? Comment sera fourni l’accès à ces données interceptées et qui y aura accès ? Combien de temps ces signaux seront conservés ? Le programme sera-t-il supervisé pour éviter les violations ? Horizon Technologies n’a pas répondu aux questions de Privacy International.

Le second danger réside dans le fait que tout cela pourrait faciliter la surveillance et les poursuites en justice contre des demandeur·ses d’asile au Royaume-Uni en raison de l’amalgame faite par le ministère de l’Intérieur britannique entre les demandeur·ses d’asile et les passeurs. En effet, des documents consultés par iNews montrent que les données seront utilisées pour surveiller « les passeurs qui aident à traverser la Manche ».

Les autorités emploient déjà des moyens aériens tels que des drones pour poursuivre les demandeur·ses d’asile et d’autres individus sous couvert de lutte contre les « passeurs ». Entre juin et septembre 2020, par exemple, Sky indique que des informations rapportées par des drones ont été utilisées pour accuser 22 personnes de trafic d’êtres humains.

Cependant, un grand nombre de ces poursuites sont très douteuses, étant donné qu’à l’époque, n’importe qui pouvait être accusé·e de faciliter l’immigration illégale si elle avait le malheur de piloter un petit bateau. En vertu de ces lois, toute personne agissant de la sorte, y compris de potentiel·les demandeur·ses d’asile, risquait d’être confrontée à une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 14 ans.

Depuis lors, le Service des poursuites judiciaires de la Couronne britannique (CPS) a émis des lignes directrices sur le sujet, à la suite d’une lettre de procédure pré-contentieuse du Conseil conjoint pour le bien-être des immigrant·es (JCWI). Ces lignes directrices ont clarifié le fait que les voyages en bateau de personnes dont l’intention était de demander l’asile ne seraient pas considérés comme une infraction à la loi sur l’immigration.

Cependant, comme le souligne le JCWI, le projet de loi britannique sur la nationalité et les frontières – qui se fraye actuellement un chemin au parlement britannique – vise à pénaliser à nouveau de tels voyages en introduisant des peines pour entrée illégale, en conflit direct avec les lignes directrices de la CPS. Si le projet de loi est adopté sans amendement, alors des informations provenant de satellites pourraient vraisemblablement être utilisées pour poursuivre des demandeur·ses d’asile au même titre que celles provenant de drones.

Les vies humaines doivent primer

Les téléphones satellites et d’autres appareils peuvent être utilisés pour sauver des vies, mais il est clair qu’ils peuvent aussi être utilisés pour, au final, les mettre en danger. Les entreprises et les agences gouvernementales peuvent bien souligner les incidents où la surveillance de signaux radio a été utilisée pour localiser et sauver des personnes ; le fait que cette surveillance ait remplacé les missions de recherche et de sauvetage par bateau et qu’elle puisse être utilisée pour poursuivre des demandeur·ses d’asile, démontre en fin de compte qu’elle est utilisée non pas pour sauver des vies, mais pour empêcher les personnes d’atteindre les rives de l’UE et du Royaume-Uni.

Depuis le mois de juillet, les projets Migrant·es Disparu·es ont déjà enregistré 993 morts en Méditerranée en 2021. À chaque fois, la vie d’une personne aurait pu être sauvée.

Plutôt que de s’en remettre à une surveillance coûteuse fondée sur des moyens dans l’espace et à une coopération de milices étatiques impliquées dans les violations des droits humains, la priorité humanitaire devrait être en premier lieu de s’assurer qu’il existe des passages sécurisés pour éviter que les personnes risquent leur vie en entreprenant des voyages dangereux.

Le solutionnisme technologique ne sert qu’à masquer le besoin de décisions politiques urgentes pour garantir le respect par des obligations légales et morales des États. 

Horizon Technologies n’a pas fourni de commentaire ni de réponse aux questions de Privacy International. La liste complète des questions posées à Frontex et ses réponses sont jointes à cette page.

Lire l’article original en anglais sur le site de Privacy International