(Dé)passer la frontière

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À la frontière, le spectacle de la « victimisation » des migrant·es

, par DE GENOVA Nicholas

Le concept de migration « clandestine » est tout sauf une évidence. Les discours de « victimisation » des migrant·es aux mains des passeurs occultent les causes réelles de la clandestinisation des migrant·es.

Tout est fait pour que la « clandestinité » des migrant·es nous semble évidente, élémentaire. Certains migrant·es sont qualifié·es de « clandestin·es » pour avoir violé « la Loi ». Pourtant, le traitement médiatique de ces migrant·es omet presque toujours de rappeler ce qu’est cette loi, et comment elle a vu le jour. Après tout, la loi a une histoire ; une histoire fortement politisée, faite d’interventions délibérées et plus ou moins calculées. On ne peut donc examiner la condition sociale et politique des migrant·es sans la replacer dans les différents contextes qui sont à l’origine des difficultés qui vont de pair avec la « clandestinité ».

Un·e migrant·e ne devient « clandestin·e » que lorsque des mesures législatives ou judiciaires rendent certaines migrations ou certains types de migration clandestins, autrement dit lorsqu’elles les clandestinisent. Il en découle qu’on devrait parler de migrant·es clandestinisé·es plutôt que de migrant·es clandestin·es. Cette clandestinisation plonge ses racines dans les délibérations, les débats et les décisions des législateurs. La loi qui clandestinise les migrant·es est généralement invisible, tandis que l’ombre du·de la migrant·e perfide et futé·e est amplifiée par les projecteurs que braquent les médias de masse sur le contrôle des frontières. Dans mon livre Working the Boundaries, je parle du spectacle du maintien de l’ordre à « la frontière », ce spectacle qui rend extrêmement visible la « clandestinité » des migrant·es.

Le Spectacle de la frontière plante un décor où, semble-t-il, tout n’est qu’exclusion ; où des migrant·es soi-disant « indésirables » (et, quoiqu’il en soit, « non-admissibles » ou « irrecevables ») doivent être stoppé·es, empêché·es de pénétrer sur le territoire et reconduit·es. En parallèle, la frontière semble démontrer, confirmer et légitimer la prétendue normalité et la nécessité supposées d’une telle exclusion. Aux actions de contrôle aux frontières se mêlent des discours et des images de ce type visant à donner un aspect « authentique » à la « clandestinité ».

Mais à chaque décor son envers, et cette exclusion est toujours complétée par l’exploitation indécente, nébuleuse, tue ou niée en public mais généralisée de ces migrant·es clandestinisé·es, qui deviennent de la main-d’œuvre délaissée par la loi, précaire et donc corvéable à merci. Dans un contexte de frontières toujours plus fortifiées, militarisées et sécurisées, celles et ceux qui passent entre les mailles du filet et échappent aux arrestations sont « récompensé·es » par l’attribution d’une condition sociale illimitée et à durée indéterminée : la « clandestinité » et toutes les privations qui l’accompagnent.

Mais surtout, qui dit « clandestinité » des migrant·es dit déportabilité : la possibilité d’être écarté·e de force du territoire de l’État. C’est la triste perspectived’une expulsion forcée qui caractérise cette force de travail. Après tout, destravailleur·ses extrêmement vulnérables qui vivent dans la crainte permanentede la Loi sont des plus lucratif·ves pour les employeur·ses. L’effronterie excluante du Spectacle de la frontière est donc inséparable de son pendant indécent : levéritable rapport social des migrant·es clandestinisé·es à l’État, et le secret de Polichinelle que représente leur inclusion abjecte sous forme de main-d’oeuvre « clandestine ».

Revendication : « Nous voulons nos droits ! » par une banderole accrochée à la « barrière » de Calais. @Squat le Monde (CC BY-NC-ND 2.0)

Une inclusion indécente

Comme nous l’avons vu, le Spectacle de la frontière évoque l’image de migrant·es transgressant les frontières. Il réussit l’exploit de transférer la « clandestinité » depuis son site de production (les processus législatifs) jusqu’à la soi-disant « scène du crime ». Qui, bien entendu, est aussi la scène de la lutte ostensible contre le crime, ce qui contribue fortement à faire de la frontière le théâtre de l’exclusion. Pourtant, la mobilité humaine l’emporte, et ce malgré les pressions et les violences qui se multiplient aux frontières, ces espaces qui empiètent toujours plus sur l’« intérieur » du territoire de l’État-nation et sur le quotidien des migrant·es comme des citoyen·nes. Je parle alors d’inclusion indécente pour qualifier ces rapports dynamiques qui clandestinisent les migrant·es et jettent les bases de l’exploitation de leur travail.

Cette indécence réside moins dans la dissimulation que dans une exhibition sélective. Quand bien même les processus législatifs de l’État font de la « clandestinité » des migrant·es un « problème » tenace, le spectacle des contrôles aux frontières confirme l’existence d’un vivier de travailleur·ses subalternes et expulsables immédiatement disponible au sein du territoire de l’État-nation. Ce faisant, le Spectacle de la frontière semble nous montrer la « riposte » zélée d’un État constamment assailli face à la « crise » fantôme de l’« invasion » aux frontières des hordes désespérées de migrant·es et demandeur·ses d’asile « clandestin·es ». Cette migration « clandestine » cauchemardesque, invasive, inexorable et omniprésente est ensuite invoquée pour justifier l’ingérence toujours plus poussée et totale des structures étatiques dans le quotidien de tou·tes.

Les discours connexes sur la « traite des êtres humains » et le « trafic des migrant·es » permettent aussi à l’État de prendre les atours d’un « extorqueur protecteur » (pour reprendre le terme employé par Charles Tilly) paternaliste, et même patriarcal. Ainsi, la « protection » de l’État est généreusement dispensée non seulement à ses citoyen·nes « légitimes », mais aussi à certain·es migrant·es, notamment des femmes qui auraient été sauvées des dérives criminelles propres à la migration « clandestine ». Le discours sur la « traite » attribue à l’« exploitation » des migrant·es une origine « étrangère » : les « passeurs » et l’ensemble de l’échafaudage « opportuniste » de la migration « clandestine ». Les migrant·es clandestinisé·es auraient ainsi besoin d’être protégé·es... les un·es des autres !

Ces discours ne remettent presque jamais en cause les régimes frontaliers et migratoires plus larges qui obligent à trouver de nouvelles formes, précaires et risquées, de passage « clandestin » des frontières, ce qui élargit d’autant plus les possibilités d’exploitation des migrant·es et des demandeur·ses d’asile. Dans le même temps, l’exhibition des « victimes » malheureuses et désarmées du « trafic de migrant·es » vient confirmer l’existence d’une population de l’ombre faite de résident·es migrant·es dociles et corvéables à merci. Là encore, le Spectacle de la frontière, ce théâtre de l’exclusion, réaffirme l’existence d’une sorte d’inclusion indécente et subalterne. Les discours moralisateurs mais fondamentalement hypocrites dénonçant le « trafic des migrant·es » et la « traite des êtres humains » sont des manifestations de premier ordre de l’indécence du Spectacle de la frontière, dont ils dévoilent le « vilain secret ».

L’exploitabilité essentialisée

Lorsque les migrant·es sont dépeint·es comme des criminel·les opportunistes ou des victimes, leur autonomie, leur autodétermination leur est niée. De plus, déposséder ces migrant·es clandestinisé·es de leur capacité à décider d’elles·eux-mêmes signifie aussi qu’elles·ils sont jugé·es incapables de s’auto-gouverner et inaptes à la citoyenneté démocratique. L’exploitation des migrations clandestines vient ainsi en retour confirmer leur exploitabilité ; leur assujettissement participe à démontrer leur condition d’esclave inhérente. Les politiques de citoyenneté et les inégalités de l’immigration sont ainsi transposées à une politique essentialiste de la « différence », qui semble émaner de l’« extranéité » des migrant·es.

La politique inique de citoyenneté, institutionnalisée à travers les lois sur l’immigration, engendre la « clandestinité » des migrant·es. Le Spectacle de la frontière dépeint systématiquement cette même « clandestinité » comme une lacune quasi inhérente aux migrant·es eux·elles-mêmes. Ce transfert des inégalités juridiques et des injustices frontalières vers les migrant·es clandestinisé·es elles·eux-mêmes, à travers notamment les discours condescendants sur les migrant·es comme victimes passives, participe dès lors à la racialisation des migrant·es.

Voir l’article original en anglais sur le site de OpenDemocracy