La résistance culturelle face à la montée de l’autoritarisme en Inde

Introduction

, par KUMAR Madhuresh

Hum Dekhenge / Nous verrons

Tôt ou tard nous verrons le jour
qui nous a été promis, annoncé
sur la tablette de l’éternité.

Le jour où les sombres cimes du tourment et de la tyrannie
seront balayées comme des peluches de coton ;

Où le cœur de la Terre qui palpite, palpite,
battra sous nos pieds fatigués ;

Où le tonnerre crépitant déchirera les cieux
et frappera nos bourreaux à la tête ;

Où de son siège le Tout-Puissant,
abattra chaque piédestal ;

Et alors nous, les spolié·es, nous,
qui avons gardé la foi, recevrons
notre héritage inaliénable.
Toutes les couronnes seront jetées.
Tous les trônes démolis.

Seul Son nom demeurera ; Lui,
tout à la fois invisible et omniprésent ; Lui,
tout à la fois vision et spectateur.

Quand résonnera le clairon au son de « Je suis la Vérité »
(la vérité qui est moi, et la vérité qui est toi),
quand il résonnera, toutes les créatures de Dieu règneront,
toutes celles qui me ressemblent, toutes celles qui te ressemblent.

Faiz Ahmed Faiz (traduit par Mustansir Dalvi)

Trois des cinq étudiantes de Jamia qui apparaissent dans une vidéo devenue virale où elles protègent l’une de leur camarades des coups de la police de Delhi lors de manifestations contre le CAA en décembre 2019.
Credit : Sakeeb KPA. Courtesy Scroll‧in

La chanson Hum Dekhenge continue de résonner. Traduite en plusieurs langues, elle est aujourd’hui chantée par des milliers de militant·es culturel·les pour se donner du courage lors des sit-ins et des manifestations organisées pour protester contre l’autoritarisme de l’hindouité qui se propage à travers l’Inde. Cette chanson a été composée en 1979 au Pakistan, à une époque où l’Islam conservateur était instrumentalisé pour museler, réprimer et renforcer l’emprise du tyran Zia-ul-Haq sur le pays. Malgré les différences, la situation actuelle en Inde n’est pas sans rappeler celle de son voisin jadis : sous la direction du gouvernement fédéral de Narendra Modi, mené par la coalition du BJP et du NDA, et dans plusieurs États indiens, l’Hindutva [1] (hindouité) progresse et favorise un retour en arrière.

La genèse de ce dossier remonte à la fin de l’année 2020, au moment où la contestation nationale contre l’Amendement de 2019 de la loi sur la citoyenneté indienne (CAA), incarnée par les dadis (grands-mères) de Shaheen Bagh, s’essoufflait après avoir galvanisé toute une nouvelle génération de jeunes hommes et de jeunes femmes, notamment musulmanes. Lorsque nous avons commencé à l’écrire, les manifestations paysannes s’intensifiaient, le gouvernement et le parti au pouvoir continuaient leur campagne de diffamation à l’encontre des citoyen·nes dissident·es et des leaders de l’opposition, les musulman·es étaient de plus en plus harcelé·es et pris·es pour cible, et les tribunaux et les mécanismes administratifs échouaient à protéger les valeurs constitutionnelles, à quelques exceptions près. En parallèle, les citoyen·nes, les militant·es et l’opposition fragmentée continuaient à résister jour après jour, exalté·es par la victoire obtenue par le mouvement paysan. Un mouvement qui, grâce à son inventivité et à son adaptation constante face à la campagne de diffamation massive orchestrée par les médias Godi (autrement dit, favorables au gouvernement) et le BJP sur les réseaux sociaux, à l’oppression d’État, aux violences et aux accusations montées de toutes pièces, a tenu bon même au plus fort de la deuxième vague du Covid-19. Plus la répression était féroce, plus les opposant·es s’enhardissaient, conscient·es que non, tout n’était pas perdu : il y avait bel et bien un espoir, et quelque chose de plus profond bouillonnait dans le pays.

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Ce dossier se veut un instantané de la résistance culturelle au sens très large qui s’organise dans le pays, en réponse aux assauts culturels lancés par les partisan·es de l’Hindutva, dans un contexte où les principales forces politiques ont cédé à la pression en se pliant à l’agenda majoritaire. Ainsi, les mouvements sociaux, les organisations culturelles, les chanteur·ses, les artistes, les écrivain·es, les satiristes, les dessinateur·rices et les stars du théâtre et du cinéma ont aiguisé leurs outils pour résister et défendre les valeurs fondamentales du sécularisme, de l’amour, de la non-violence et de l’harmonie entre communautés, et surtout pour protester contre l’autoritarisme grandissant. La protection des valeurs constitutionnelles et démocratiques est devenue un cri de ralliement, qui a donné une impulsion et un sens à leur militantisme, avec le soutien occasionnel d’institutions autonomes et des partis politiques d’opposition.

Cette résistance culturelle n’a rien de nouveau, mais l’oppression politique actuelle lui a, de toute évidence, insufflé une nouvelle vie. L’histoire nous montre que l’art, la musique et la culture sont à leur paroxysme quand les temps sont durs, et l’Inde le sait bien.

Les exemples de résistance que contient ce dossier témoignent de la continuité de l’oppression et de la marginalisation que subissent certaines communautés depuis des années, et de leur soif de changement à travers la lutte. Chacune des initiatives, chacun des récits de ces groupes culturels est le fruit d’une histoire, d’un contexte et d’un combat qui mêlent les grands thèmes de notre époque : État-nation, nationalisme, citoyenneté, pouvoir, culture, travail, amour, castes et capitalisme. Ces différents essais cristallisent le courage et les dilemmes, les espoirs et désespoirs, les forces et faiblesses des acteur·rices de ce mouvement. Tout n’est pas toujours rose, car chaque mouvement alterne entre des épisodes d’euphorie généralisée et de défaite. Le mouvement paysan n’a d’ailleurs pas échappé à cette réalité : ses participant·es, qui campaient loin de chez elles et eux, aux abords de New Delhi et ailleurs, ont reçu un franc soutien de la population, mais ont aussi été qualifié·es d’anti-patriotes ou accusé·es d’être à la solde de gouvernements étrangers par une partie de la classe politique, des médias et du grand public, alors qu’il s’agissait d’honnêtes paysan·nes manifestant dans leur propre pays.

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Ce dossier s’efforce de refléter la diversité des mouvements et des initiatives aux quatre coins du pays, mais il demeure incomplet. À titre d’exemple, nous n’avons pu aborder la résistance culturelle au Jammu-et-Cachemire contre l’abrogation de l’article 370, le riche héritage culturel de la lutte contre les castes et le patriarcat dans l’Inde méridionale, ni le combat mené par les communautés du centre du pays pour le contrôle des ressources forestières et foncières. Nous avons dû laisser de nombreuses luttes de côté, et même les régions et les mouvements abordés mériteraient sans doute un éclairage encore plus approfondi. Nous espérons que ces articles donneront aux lecteur·rices un aperçu de la situation actuelle en Inde, un pays où le quotidien a été bouleversé par la pandémie de Covid-19.

Fruits de conversations, de participations aux mouvements et de la consultation de supports librement accessibles, ces articles se penchent sur les motivations, la couleur politique, la vision, la stratégie et les actions des groupes culturels et des artistes confronté·es à la répression et à bien d’autres obstacles. Lorsque nous avions imaginé notre projet, nous comptions voyager à travers le pays pour rédiger ces articles tout en collectant des enregistrements bruts, des chansons, des entretiens, etc. La pandémie est venue perturber nos plans, si bien que ce qui était au départ un projet individuel est devenu un travail collectif : Geetanjali, Sunil et Rosamma ont ainsi contribué à ce dossier. À Mumbai, Geetanjali a pu s’entretenir en personne avec les groupes Samata et Kabir Kala Manch, tandis que Sunil a participé activement, et dès le premier jour, aux manifestations contre le CAA et au mouvement paysan. Quant à moi, j’ai pu rencontrer et discuter en personne avec les membres de Raschakra, mais tout le reste s’est fait sur Zoom.

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L’histoire nous montre que les dictateurs vont et viennent, malgré la répression et la violence, et que les populations se sont soulevées et en sont souvent sorties victorieuses. Au moment de boucler ce dossier, nous avons appris que le gouvernement indien acceptait les revendications du mouvement paysan. Il s’agit de l’un des revers politiques les plus cinglants de ces derniers temps pour l’establishment indien, dont l’invulnérabilité en a été remise en question. Cette victoire a galvanisé les partis politiques d’opposition et les communautés en lutte dans tout le pays. La peur s’est dissipée, et un dictateur ne craint rien de plus que la population ne cesse de le craindre. Peut-être sommes-nous à l’aube d’une nouvelle ère, tandis que se profilent des élections régionales cruciales en 2022 puis, en 2024, des élections générales non moins cruciales.

Wo subah kabhi to aayegi / Un jour cette aube viendra

Un jour cette aube viendra. Un jour cette aube viendra.

Alors, le voile de ténèbres de cette sombre période sera levé.

Alors, les nuages de tristesse se dissiperont et des océans de bonheur se déverseront.

Alors, les cieux danseront et se balanceront, et la terre chantera sa rhapsodie.
Un jour cette aube viendra.

Cette aube pour laquelle nous vivons depuis si longtemps tandis que chaque jour nous mourons.
Cette aube dont la mélodie d’ambroisie chaque jour nous fait boire du venin.

Un jour, chacun de ces corps affamés, assoiffés, transpirera toutes les épreuves endurées.

Un jour cette aube viendra.

Où il apparaîtra que tes désirs et les miens sont parfaitement inutiles.
Que même la poussière a une valeur, mais que l’humain en est dépourvu.

Où la dignité de la vie humaine ne se mesurera plus à l’aune d’une monnaie factice ;

Un jour cette aube viendra.

Poème de Sahir Ludhiyanvi et traduction en anglais de Deepankar Choudhury.

Notes

[1Le terme d’Hindutva ou « hindouité » désigne la forme dominante de nationalisme hindou en vigueur en Inde, adoptée par le parti au pouvoir (le Bharatiya Janata Party) et ses partenaires. D’aucun·es y voient une forme d’« extrême-droite », voire la taxent de « quasi fasciste au sens originel », en ce qu’elle adhère au concept d’une majorité homogène et d’une hégémonie culturelle. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Hindutva

Commentaires

Madhuresh Kumar milite auprès de la NAPM India et est chercheur associé en égalité sociale et économique auprès de la London School of Economics.

Traduction de l’article depuis l’anglais : Adrien Gauthier.