Ici c’est-là bas et là-bas c’est ici

La jeunesse d’une rive à l’autre...

, par Le Ravi , ROUCHARD Samantha

Ils sont marocains, tunisiens, libanais, algériens, ou encore issus des quartiers populaires de Marseille. Grâce au programme « jeunes des deux rives », ils se rencontrent, échangent et tentent de « faire Méditerranée ensemble ».

« La Méditerranée est toujours montrée comme le théâtre d’actions et de situations dramatiques, avec ce projet nous voulons qu’elle redevienne un espace de paix et d’espoir », note Suzanne Guilhem, présidente de la Ligue de l’enseignement des Bouches-du-Rhône (FAIL 13). Alors que le protocolaire Sommet des deux rives (voir l’encadré) vient de s’achever au Pharo à Marseille, la Ligue de l’enseignement a décidé de convoquer au Parc Chanot, à la veille de son 97ème congrès, des jeunes des quartiers nord et des acteurs associatifs du Maroc, d’Algérie, de Tunisie et du Liban.

Ensemble ils participent au projet « J2R », pour « jeunes des deux rives ». Initié à la suite des attentats de 2015, par la Ligue de l’enseignement et l’association Migrations et développement dont Solidarité laïque a pris la suite, le programme mêle éducation à la citoyenneté et solidarité internationale. « J2R » permet depuis deux ans à des jeunes des deux rives de la Méditerranée - ceux qui subissent le plus les inégalités sociales et territoriales - de se rencontrer. Et d’essayer de « faire Méditerranée ensemble ».

Faire Méditerranée…

La FAIL13 est très active dans ce projet là. L’an dernier, le Ravi avait suivi l’échange interculturel entre une dizaine de jeunes des Centres sociaux de la Solidarité (Marseille 16ème), et de La Gavotte-Peyret (Septèmes-Les-Vallons) avec des jeunes tunisiens, à Nabeul dans un premier temps et à Marseille l’été dernier (le Ravi n°163, « De Marseille à Tunis, les ambassadeurs de citoyenneté »). Ils s’étaient retrouvés autour du journalisme citoyen, avaient participé à des ateliers et alimenté un blog.

En cette journée d’échanges au Parc Chanot, on retrouve Atman, jeune de la Solidarité, mais aussi Syrine Khader coordinatrice de l’ONG Tunisian Forum for Youth Empowerment (TFYE). Ils sont venus partager leur expérience et envisager la suite : la création d’un média commun à tous les jeunes de la Méditerranée. TFYE a été créée en 2011 par un groupe de jeunes tunisiens convaincus que la jeunesse a à jouer un rôle déterminant dans la construction de la nouvelle Tunisie postrévolutionnaire.

Sofiane, 19 ans, du Centre social La Solidarité, est, lui aussi, présent. Il est parti en échanges au Maroc, il y a deux ans, pour aider à la construction d’un espace jeu dans une pouponnière. Une expérience qui l’a profondément marqué. « L’abandon est un sujet tabou au Maroc, explique le jeune homme. Ce genre de voyage, ça remet les idées en place. » Cette année, d’autres jeunes partiront pour un projet autour du cinéma au Maroc et de la danse en Tunisie. Des échanges avec l’Algérie et le Liban sont espérés l’an prochain.

Selon Karim Touche, délégué général adjoint de la Ligue 13, ces séjours sont pour les jeunes « un premier pas dans l’engagement ». Les participants aux ateliers de la journée présenteront pendant le congrès un manifeste « en faveur d’une société méditerranéenne inclusive, solidaire et ouverte sur le monde ». « On a envie d’écouter les jeunes et les éducateurs car derrière les mots, il y a une parole politique que l’on veut promouvoir à ce congrès », souligne Guilhem Arnal, chargé de mission à Solidarité laïque.

La journée s’articule autour de différentes thématiques comme la culture, les arts et les sports, les médias et la migration. La représentante de l’association algérienne « l’Art est public », qui aurait dû intervenir, n’a pas obtenu son visa. Le problème de la libre circulation est une réalité rattrapant bien souvent la jeunesse de la rive sud. Difficile de créer des ponts quand on est confronté à des murs étatiques… Sarah, franco algérienne, est là pour présenter ce projet, d’amener l’art dans les quartiers populaires.

Vecteur d’émancipation, de mixité homme-femme et de lien social, l’association permet aussi la réappropriation de l’espace public. Jamal Idoumjoud est président de l’association marocaine Espoir Tiznit qui promeut le cinéma dans un pays qui n’a que très peu de salles. Dont aucune à Tiznit, située dans le sud du pays, où la dernière a été fermée en 2011. L’idée est de créer un lieu ressource pour promouvoir la diffusion. « Certains jeunes n’ont jamais vécu l’obscurité des salles de cinéma, explique Jamal. Il faut donner l’occasion de montrer des films du monde entier ».

…ensemble !

S’ensuit un débat passionné sur la place du cinéma et de la culture dans la vie de ces jeunes des quartiers populaires. Pour Sofiane, le cinéma est « un lieu de consommation ». Yacine tempère en parlant des ciné-débats que le centre social organise. David Lopez, qui s’occupe des questions internationales à la Ligue, souligne que l’ « on manque de courage » en ne diffusant pas des films « dont on a peur de la réaction » dans les quartiers. Yacine regrette que « les animateurs ne soient pas formés » à ça.

« Quand t’es un jeune de quartier tu dois quoi ? Aimer juste le foot et le rap ? C’est une connerie ! Tu peux aimer l’opéra et le théâtre mais tu ne le dis pas », conclut David Lopez. « L’accès au cinéma est aussi culturel », souligne Chloé Bernard, référente Action solidarité internationale à la Ligue, qui, au lieu de diaboliser les blockbusters, explique qu’ « ils diffusent aussi des messages intéressants ». Du côté de la Tunisie, Syrine Khader intervient : « L’art nous a permis de nous revendiquer. C’est une base solide qui soutient les causes citoyennes. »

Discuter ensemble d’une thématique commune que chacun perçoit à travers son prisme culturel et son vécu, et apporter sa pierre à l’édifice du vivre ensemble, c’est l’essence même de la démarche. Et pour que cette jeunesse méditerranéenne, si proche et si lointaine à la fois puisse se faire entendre, pourquoi ne pas créer un média ? L’action est lancée, reste à trouver le cadre. Elia el Haddad et Michel Aouad sont venus partager leur expérience libanaise. Ils font partie du mouvement Citoyens et citoyennes dans l’État (Mouwatinoun wa mouwatinat fi Dawla) qui milite pour un État laïque. Afin de faire passer leur message, ils utilisent la vidéo et les réseaux sociaux. « Au Liban, les médias sont tenus par des partis politiques, nous avons voulu créer un espace d’échanges pour faire parler tous les âges et toutes les catégories sociales », souligne Michel Aouad.

L’après midi sera consacré à la thématique « Migrations et solidarité », avec la présence de la députée européenne sortante du Sud-Est (FDG) Marie-Christine Vergiat, membre du CA de la Ligue de l’enseignement. Et de Solène Bedaux, Solidarité laïque Pas-de-Calais, qui a mis en place une plateforme internet sur laquelle les acteurs sociaux des différents pays d’entrée des mineurs isolés peuvent échanger.

« On en meurt des guides de bonnes pratiques ! Les jeunes ont besoin de compagnonnage. Il faut être à leur côté », explique la psychosociologue Joëlle Bordet en concluant la journée. Elle a écouté les jeunes et leur retour d’expérience et a réalisé un rapport sur les deux ans du programme « J2R ». Elle souligne que la rencontre entre les différentes jeunesses méditerranéennes est primordiale car, contrairement aux Marocains ou Tunisiens, la France ne « fabrique pas une jeunesse leader ». Et de conclure : « C’est un problème. Car derrière tout cela se pose la question du contrôle politique. Et nous avons besoin de revitaliser la démocratie ! ».

Encadré : un sommet pas au top

« La vérité, elle est ici, et pas dans les grands sommets », souligne Marion Isvi directrice du Réseau Euromed France qui met en lien différents acteurs associatifs du pourtour méditerranéen, présente en cette matinée d’ateliers « J2R ». Elle a aussi participé deux jours avant au Sommet des deux rives, initié par Emmanuel Macron, parmi les 100 personnes de la société civile sélectionnées. Et elle n’en garde pas un souvenir ému !

« Lors de la plénière sur la jeunesse et l’innovation, sur dix intervenants, il y avait seulement deux femmes et huit personnes de plus de 50 ans !, souligne-t-elle. On parle de la jeunesse tout le temps, sans qu’elle ne soit représentée sur la scène publique ! Alors que c’est un réel enjeu méditerranéen. » Et de conclure : « La jeunesse ne se déplace plus pour voter, et elle n’est pas représentée dans les instances décisionnaires. On ne la voit qu’à travers son potentiel de déstabilisation et non comme un acteur citoyen. »