Villes contre multinationales

Bonne nouvelle du bord de l’abîme

L’histoire de Horní Jiřetín, petite ville de Bohême qui a défié l’industrie charbonnière

, par VRABEL Radek

Horní Jiřetín, une petite ville de République tchèque, devait disparaître des cartes et céder la place à une mine de charbon. La lente restauration d’une société civile locale et des liens de citoyenneté ont fini par la sauver. Aujourd’hui, la ville va de l’avant avec des projets de transition énergétique, afin de se débarrasser non seulement de l’exploitation du charbon sur son territoire, mais aussi de la dépendance aux énergies fossiles en général.

Avant la « révolution de velours » de 1989 en Tchécoslovaquie, Horní Jiřetín était une ville destinée, malgré son statut historique important et sa localisation dans la région royale, à disparaître complètement pour céder la place à l’exploitation à ciel ouvert du charbon brun, ou lignite. Habitée par environ 2 500 habitants, la ville devait être effacée par le régime communiste, davantage intéressé par la quantité de matières premières extraites que par la préservation du patrimoine et des valeurs culturelles historiques de ses prédécesseurs.

Malgré toutes les difficultés, dans la période difficile des années 1970 où plus de quarante villages et villes ont disparu de la carte dans la seule région de Bohême du Nord, Horní Jiřetín et la bourgade voisine de Černice ont été préservés de la destruction. Ce fut le résultat des efforts conjugués d’innombrables personnalités, dirigeants politiques locaux, géologues, professionnels et aussi d’associations et d’organisations à demi souterraines, qui, à une époque de répression, en particulier durant la période de la « normalisation » (à la suite de l’invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968), n’avaient pas beaucoup de moyens pour se défendre contre la propagande venue d’en haut.

Après la révolution de velours : du charbon public au charbon privatisé

En novembre 1989, la Tchécoslovaquie est redevenue une nation libre après plus de quarante ans d’ingérence soviétique mais les malheurs de Horní Jiřetín n’ont pas cessé pour autant. La compagnie charbonnière qui menaçait l’existence de la ville a été privatisée, sous le nom de Mostecká uhelná společnost a. (« Société charbonnière de Most »). Moins d’un an après la création d’un État tchèque indépendant en 1992, l’entreprise a réussi à raser un autre village de Bohême du Nord, Libkovice. Le site de ce village, tombé victime de l’extraction et de la combustion du charbon brun, n’a même pas encore été exploité à ce jour.

En l’occurrence, la nouvelle entreprise charbonnière privée n’a rencontré absolument aucun problème pour étendre ses activités destructrices au-delà des « limites minières » censées protéger Libkovice. Ces limites, établies par le premier gouvernement démocratique après la fin de l’ère communiste, protègent encore une partie importante de la Bohême du Nord de l’extraction du lignite, y compris le territoire cadastral de Horní Jiřetín et Černice. Elles devaient être une garantie permanente de sécurité pour une région dévastée par l’industrie lourde, dont les habitants avaient été contraints durant les décennies précédentes de se déplacer d’un endroit à un autre, condamnés à vivre dans l’incertitude quant à la permanence d’un toit au-dessus de leurs têtes.

La société charbonnière Mostecká uhelná (absorbée plus tard par Czech Coal, devenue Sev.en Energy) appartient depuis 2006 au sulfureux milliardaire Pavel Tykač. Elle jouit d’une influence considérable sur la politique énergétique du gouvernement et sur sa décision d’étendre l’exploitation du lignite. Mostecká uhelná a par exemple publié de nombreux rapports d’experts qui ont ensuite été repris par le secteur public comme des documents officiels, bien qu’il s’agisse désormais d’une entreprise privée uniquement intéressée à assurer sa propre croissance économique et ses bénéfices. Les activités de Mostecká uhelná ont été présentées dans les médias comme nécessaires à l’indépendance énergétique et à la sécurité de la République tchèque, malgré le fait que la majeure partie de ce charbon est exportée, qui plus est à un prix inférieur au marché.

Toute la lumière n’a d’ailleurs pas encore été faite sur le processus de privatisation de l’entreprise. Plus d’une décennie après le début des procédures, l’affaire est encore en cours d’instruction par les tribunaux tchèques. Certains personnages clés de la privatisation ont été condamnés entre-temps à des sentences de prison pour corruption et fraude en Suisse.

Sauvé par la société civile

Dans le même temps, la communauté et les citoyens de Horní Jiřetín ont profondément changé. Avant 1989, il y avait un sentiment général d’abandon et de résignation. Le constat était certes vrai dans une large mesure de la société tchécoslovaque dans son ensemble, mais ce sentiment était d’autant plus puissant pour les habitants de Horní Jiřetín qu’ils avaient été persuadés que l’extension de la mine de charbon était une « nécessité ». Pourtant, entre 1989 et 2003, la majorité de la population locale a fini par comprendre que s’attaquer au pouvoir politique et économique des sociétés charbonnières non seulement avait du sens, mais qu’il était même possible de gagner ce combat.

Les habitants de la ville ont regardé d’un œil de plus en plus favorable les personnalités politiques et les militants qui défendaient courageusement leurs maisons, leur environnement, leur espace de vie, et plus généralement leur dignité. Les projets de démolition de Horní Jiřetín ont provoqué une véritable transformation sociale et politique. Les gens ont trouvé un terrain d’entente dans la défense de leur ville, ce qui a conduit à une restauration du tissu social et à l’émergence d’une société civile locale dynamique. Bientôt, les habitants ont coopéré avec des organisations non gouvernementales telles que Greenpeace et les groupes environnementaux tchèques Hnutí Duha (Amis de la Terre, République tchèque), Brontosaure ou plus récemment Limity Jsme My (« Nous sommes les limites »). Ce dernier, homologue des mouvements d’action directe pour le climat essentiellement animés par des jeunes qui ont fleuri en Europe et dans le monde, a été constitué spécifiquement pour lutter contre l’expansion de l’extraction du charbon brun en République tchèque.

La clé du renouveau a été l’instauration de relations de confiance entre les habitants et les organisations non gouvernementales. La perception qu’avaient les gens du militantisme environnemental et des droits humains s’en est trouvée changée. Les gens du cru ont commencé à respecter et à apprécier l’énorme aide apportée par ces groupes. En retour, ces relations ont permis de revivifier le tissu social et de restaurer un sens d’estime de soi dans la communauté de Horní Jiřetín, bien au-delà de la seule cause de la lutte contre l’extraction du charbon. Les événements culturels, le sport, les groupes de loisirs sont devenus tout aussi importants pour connecter les gens entre eux et avec la sphère publique. De nombreuses associations formelles et informelles ont commencé à se créer dans la ville, entretenant un espace de compréhension commune à partir duquel il est devenu possible d’agir pour le bien social et municipal. Un seul exemple : la formation d’un club de théâtre local indépendant appelé « SchachTa » (qui est un jeu de mots avec les termes tchèques pour la « mine ») produisant ses propres pièces couvrant des problèmes sociaux brûlants dans la communauté et la société en général. Les habitants ont même restauré certaines traditions et événements qui s’étaient éteints à l’époque communiste.

Nul n’incarne mieux cette transformation que le militant politique et activiste local Vladimír Buřt, aujourd’hui maire de Horní Jiřetín et de Černice. Il est né dans le village d’Albrechtice, qui n’existe plus aujourd’hui, car comme quarante autres bourgades il a été effacé par les mines à ciel ouvert pendant le régime communiste. Il est devenu politiquement actif en 1998 contre le lobby du charbon, et a joué depuis lors un rôle majeur dans la transformation politique de sa ville. Certes, il n’était pas seul, car de nombreux autres habitants de Horní Jiřetín ont été confrontés au même destin de déplacements forcés et d’exploitation. Mais il est devenu le porte-parole de la majorité des citoyens locaux indignés par les procédés de l’entreprise charbonnière. La confiance placée dans sa personnalité reflète sans doute également un besoin de continuité politique, dans un contexte de négociations compliquées et de lutte sans fin pour le droit à l’existence même de la ville.

Une voie d’avenir pour Horní Jiřetín

Au cours de l’année charnière de 2015, un grand nombre de manifestations et d’événements ont été organisés dans la ville de Horní Jiřetín, à l’échelle de la région, de la République tchèque, mais aussi à l’étranger dans des villes comme Bratislava, Vienne ou Bucarest. Il s’agissait de mobilisations contre la démolition programmée de la ville, mais aussi d’événements commémoratifs pour les villes, les villages et les destins humains individuels qui avaient déjà été broyés par le charbon. Surtout, ces actions visaient également à promouvoir dans le débat public et dans les médias des solutions alternatives en vue de l’autosuffisance énergétique.

Manifestations pour bloquer des sites d’extraction de minéraux. Photo : Peter Tkáč (CC BY-NC 2.0)

Même si leurs relations sociales ont été longtemps entravées, en raison de l’histoire politique puis des efforts éhontés des lobbyistes des firmes charbonnières, les populations locales ont clairement redéfini leurs intérêts communs autour de valeurs de création plutôt que d’extinction, et elles se sont relevées pour défendre ces valeurs ensemble. Suite à cette remobilisation de la communauté locale, de nombreuses personnalités publiques nationales, acteurs, musiciens, géologues, spécialistes de l’énergie, hommes politiques et experts de toutes sortes ont commencé à apporter leur soutien, appelant le grand public et le gouvernement de la République tchèque à préserver la ville. Le charbon étant encore aujourd’hui la pierre angulaire de la politique énergétique nationale tchèque, ce soutien externe a été crucial.

Après vingt ans de luttes éprouvantes pour la préservation de Horní Jiřetín et Černice, les élections municipales de 2018 ont montré qu’il était possible de gagner contre une force apparemment beaucoup plus forte, au moins d’un point de vue financier. Les partisans politiques de l’entreprise charbonnière n’ont même pas présenté de candidats. Le parti communiste, qui préconise toujours une démolition totale de la ville à cause du charbon gisant sous ses pieds, a lui aussi disparu du conseil municipal.

Puisque le gouvernement n’a pas légalement abandonné les gisements de charbon sous la ville, le conseil municipal de Horní Jiřetín a proposé son propre plan pour se débarrasser de la dépendance au charbon. Comme le changement ne venait pas d’en haut, la communauté locale a pris l’initiative d’en bas, à travers un programme de développement des énergies vertes. Bien sûr, l’activisme politique des écologistes a joué un rôle majeur pour rendre possible cette évolution. Mais c’est aussi parce que la ville ressentait le besoin existentiel de devenir « sans énergies fossiles » (sinon elle cesserait d’exister) qu’un consensus a été atteint.

La fin de l’exploitation du charbon qui menace l’existence de Horní Jiřetín et Černice est prévue pour 2024 au plus tard. Le gouvernement actuel a promis de commander des études pour transformer les terres dévastées par les mines et les zones environnantes via des projets de restauration contribuant à élever le niveau de vie dans la région. L’alimentation en électricité continuerait d’être assurée, car les mines doivent être inondées et converties en centrale hydroélectrique de stockage. Si ces promesses étaient tenues, cela contribuerait à renforcer l’attractivité d’une région autrefois internationalement connue pour sa beauté exceptionnelle, tout en lui fournissant une énergie renouvelable et propre.

Dans le même temps, Horní Jiřetín et Černice cherchent à se libérer des énergies fossiles, étape par étape. La municipalité actuelle, dirigée par le maire Vladimír Buřt, a adopté un plan de développement stratégique avec l’ambition de rendre toutes les propriétés immobilières de la ville « sans énergies fossiles » d’ici 2023, et de développer les énergies propres pour les ménages avec l’aide de subventions régionales, nationales et européennes. Le plan comprend également toutes sortes de projets environnementaux sur le territoire de la ville. Installation de toits verts, réduction de l’intensité énergétique ou isolation thermique des bâtiments... Ce ne sont que quelques-unes des mesures que la ville prend actuellement pour devenir autosuffisante. Horní Jiřetín souhaite également ajouter des centrales éoliennes à son mix énergétique.

Ces développements reflètent une tendance plus large. Alors que le besoin d’un environnement plus propre et de solutions durables se fait chaque jour plus pressant, de nombreuses communautés locales choisissent de prendre leur destin en main. Le cas de Horní Jiřetín montre que la transition vers les énergies renouvelables est à la fois une nécessité existentielle et un objectif réalisable quel que soit le contexte, qui peut unir les communautés par-delà les opinions politiques. Il ne s’agit pas de révolution politique au sens classique du terme. Il s’agit plutôt d’une transformation sociale organique qui vient de l’intérieur même d’une communauté. Au lieu de la politique descendante traditionnelle, des solutions politiques peuvent émerger depuis le terrain, entraînant un changement massif des discours politiques et une transformation des mentalités. « Penser globalement, agir localement » peut être la base d’un changement social transformateur.

Sev.en Energy (Czech Coal)

Chiffre d’affaires : 789 millions d’euros (2018)
Dirigeant : Lubos Pavlas (DG)
Principal actionnaire : Pavel Tykač
Siège social : Schaan, Liechtenstein
Fondé en : 2005
Secteurs d’activité : énergie, mines
Employés : 3200 (2018)

À savoir :

  • Comme d’autres grands groupes énergétiques tchèques avec lequel il est en affaires, Sev.en Energy est dirigée par un milliardaire à la réputation sulfureuse, Pavel Tykač.
  • Le groupe contrôle la majorité des réserves de lignite de République tchèque et milite pour la continuation de son exploitation au-delà des « limites minières » établies en 1991.
  • Sev.en Energy s’est lancé en 2018 dans une expansion internationale, avec l’acquisition de centrales gaz au Royaume-Uni et en Australie.