Amérique du Sud : La fin d’un cycle ?

Venezuela : le gouvernement impuissant face aux offensives de la droite et l’effondrement économique

, par Autres Brésils , POSADO Thomas

Manifestations au Venezuela
Photo : Kira Kariakin, 17 février 2014 (CC) https://www.flickr.com/photos/k-minos/12576341483/

Le 6 décembre 2015, pour la première fois depuis la victoire d’Hugo Chávez en 1998, l’opposition au chavisme a emporté des élections nationales. La Mesa de la Unidad Democrática (MUD), parti d’opposition à droite, emporte avec plus de 56 % des suffrages exprimés et par le biais du mode de scrutin, la majorité qualifiée des deux tiers des sièges. Si le chavisme fait jeu égal dans les États ruraux, il accuse un retard de plus de vingt points dans les États les plus urbains. Ce sont dans les barrios, les quartiers populaires des villes, que l’hémorragie est la plus profonde. Au 23 de Enero, quartier populaire dans l’ouest de Caracas, à forte tradition militante de gauche, le MUD est en tête. À Petare, dans l’est de Caracas, reconnu comme le plus grand barrio d’Amérique latine, l’opposition a plus de trente points d’avance.

Situation politique

Le gouvernement de Nicolás Maduro, héritier de celui d’Hugo Chávez, semble depuis incapable de sortir de la crise dans laquelle il est plongé. Le Venezuela étant un régime présidentiel, le pouvoir exécutif reste entre les mains du gouvernement de Nicolás Maduro. La nouvelle majorité parlementaire et le gouvernement se livrent depuis une bataille pour se destituer mutuellement. D’une part, le gouvernement a dépossédé l’Assemblée nationale de l’essentiel de ses pouvoirs au moyen d’un décret sur l’état d’exception et d’urgence économique et bloque la possibilité constitutionnelle d’organiser un référendum révocatoire. D’autre part, l’opposition a mobilisé en masse dans la rue les 1er septembre et 26 octobre 2015, menace le président d’un procès en destitution inconstitutionnel et de marcher vers le palais présidentiel rappelant les douloureux souvenirs du coup d’État avorté d’avril 2002 contre Hugo Chávez. Cette « cohabitation » entre les pouvoirs exécutif et législatif suscite une tension politique forte en l’absence d’arbitre constitutionnel jugé indépendant des deux parties, l’opposition estimant que le Tribunal Suprême de Justice et le Conseil National Électoral sont aux ordres de Nicolás Maduro. La dérive autoritaire du gouvernement de Nicolás Maduro se manifeste également par le report sine die de plusieurs élections syndicales majeures dans le secteur pétrolier ou dans le secteur sidérurgique. Les élections régionales ont également été retardées. Le droit à la manifestation est restreint. Les forces de l’ordre sont autorisées à mener des Opérations de Libération du Peuple (OLP) qui sous prétexte de rétablir la sécurité sont responsables de dizaines d’assassinats sommaires. Face à ces tensions politiques, une conciliation a été ouverte entre le gouvernement et l’opposition sous l’égide du Vatican, une reprise du dialogue saluée par l’UNASUR, l’organisation intergouvernementale rassemblant l’ensemble des États sud-américains. Une transition pactée entre l’élite chaviste et l’opposition pourrait être une issue à la crise dont les classes populaires paient un coût élevé.

Situation socio-économique

L’effondrement économique du pays est à l’origine de la poussée de la MUD. Le Venezuela est en récession (-4 % en 2014 ; -7% en 2015). Le gouvernement promeut une explication de type complotiste, celle d’une « guerre économique », ourdie par les anciennes élites en quête de revanche qui spéculerait contre le processus révolutionnaire bolivarien et accaparerait les produits de première nécessité. L’exécutif accuse également ceux qui revendent les produits subventionnés de l’autre côté de la frontière, appelés bachaqueros. La crise économique est la conjonction de deux phénomènes. D’un côté, la chute du cours mondial du prix de baril de pétrole, divisé par deux en cinq mois à partir de septembre 2014, grève le budget d’un État demeuré rentier où l’or noir représente la quasi-totalité des exportations. D’un autre côté, le détournement massif du contrôle des changes mis en place il y a treize ans, provoque l’effondrement de la monnaie vénézuélienne. Au moment du lock-out pétrolier de 2002-2003, Hugo Chávez a mis en place un contrôle de la conversion du bolívar. Depuis 2012, le différentiel entre le change officiel et officieux est passé de 2 à 458. Les citoyens ont profité de cet écart pour des montants marginaux mais ce sont les grandes entreprises qui ont accumulé des fortunes considérables avec la complicité de hauts fonctionnaires gouvernementaux par des surfacturations d’importation ou des demandes de dollars subventionnés pour des importations non réalisées. Des économistes font état d’une fuite de plusieurs centaines de milliards par ce biais.

Depuis la découverte de ses ressources pétrolières, il y a un siècle, le Venezuela n’est plus souverain sur le plan alimentaire et importe la plupart de la nourriture consommée. Ces distorsions du taux de change créent des difficultés d’importation. Les pénuries touchent un tiers des produits de première nécessité, provoquant de longues files d’attente aux abords des commerces. Cette situation dramatique est à l’origine de révoltes localisées où les habitants s’approprient les marchandises et s’affrontent quelquefois avec les forces de l’ordre sans atteindre les niveaux de répression de février 1989 où le président social-démocrate de l’époque avait réprimé au prix de plusieurs centaines de personnes tuées. Pour approvisionner la population, le gouvernement de Nicolás Maduro a constitué des Comités Locaux d’Approvisionnement et de Production (CLAP) qui distribuent des produits de première nécessité à plus d’un million et demi de personnes, dans des quantités toutefois insuffisantes pour subsister. Il est reproché à ces dispositifs d’approvisionner en priorité les secteurs qui affichent leur loyauté politique.

Cet effondrement de la monnaie est également à l’origine d’une hyper-inflation ( + 122 % en 2015 ; + 482 % en 2016) qui détruit les salaires. L’augmentation annuelle du salaire minimum était un acquis de la présidence d’Hugo Chávez, elle est désormais pluriannuelle. Il y en a eu quatre durant chacune des deux dernières années. Le salaire minimum ne représente cependant que 5 % du panier alimentaire d’une famille de cinq personnes. Dans un contexte aussi dramatique, le gouvernement de Nicolás Maduro maintient une politique conciliante avec les élites économiques pour obtenir un répit avec la mise en place d’un Conseil national de l’économie productive dans lequel siège le dirigeant d’une importante firme multinationale du secteur agro-alimentaire et paie en temps et en heure une dette extérieure qui a augmenté de 10 % en 2016 par rapport à l’année précédente et dépasse désormais les 16 milliards de dollars.

Le gouvernement de Nicolás Maduro maintient le cadre extractiviste et a signé un décret de l’Arc minier de l’Orénoque confiant 112 000 km2, soit 12 % du territoire national à des dizaines de firmes multinationales, dont la Gold Reserve canadienne,{} pour l’extraction de différents minerais. Cette législation remet en cause la souveraineté nationale en renonçant à la propriété étatique sur les sous-sols, pourtant affirmée dans la Constitution promulguée par Hugo Chávez en 1999 et en permettant de déroger au droit du travail. Le sort des communautés autochtones vivant sur ces territoires est également en suspens. Ce décret demeure prisonnier du consensus extractiviste, en partie responsable de la crise actuelle dans laquelle est plongé le pays, limitant toute diversification des ressources pour le Venezuela où l’État dispose de la portion congrue et les multinationales de juteux profits.

Conclusion

La crise que connaît le Venezuela doit être recontextualisée. Dans le temps, il s’agit du énième spasme du modèle rentier vénézuélien qui s’épuise depuis le début des années 80. Dans l’espace, l’affaiblissement du gouvernement de Nicolás Maduro est concomitant de l’essoufflement du cycle de gouvernements progressistes en Amérique du Sud (arrivée au pouvoir d’un homme de droite en Argentine, au Pérou et au Brésil, par des élections dans les deux premiers cas ; par un coup d’État parlementaire dans le dernier cas ; défaite référendaire en Bolivie) qui ont redistribué une partie des richesses aux classes populaires dans une période de boom des matières premières. Enfin, la dérive autoritaire du gouvernement Maduro doit être comprise dans un contexte mondial dont l’élection de Donald Trump et le maintien de l’état d’urgence en France sont également des éléments significatifs.

Thomas Posado est docteur en sciences politiques à l’Université Paris 8.

Commentaires

Nous publions cet article plusieurs mois après qu’il ait été écrit.
Il est nécessaire de l’actualiser en rappelant que le 20 mai 2018, soit quelques jours avant la publication effective de l’article sur notre site, ont eu lieu de nouvelles élections, qui tendent à confirmer la crise politique dans laquelle se trouve le Venezuela.
Nicolas Maduro a été réélu avec environ deux tiers des votes exprimés ; cependant, seulement 48% des personnes inscrites sur les listes électorales ont effectivement voté. La Mesa de la Unidad Democratica, notamment, avait appelé au boycott des élections. La crise politique décrite dans cet article est clairement entérinée par les résultats de ces élections, sans perspective d’amélioration ou de dépolarisation immédiate.
Par ailleurs, la forte émigration vénézuelienne vers les autres pays d’Amérique du Sud témoigne de l’ampleur de la crise économique et sociale décrite par l’auteur —celle ci devient d’ailleurs un sujet d’actualité brûlante dans des pays comme la Colombie ou le Pérou. L’accès aux produits de première nécessité, dont les aliments, devient de plus en plus critique à mesure que le temps passe.
Pour reprendre l’expression utilisée par Maristella Svampa, sociologue argentine, on peut aujourd’hui parler de "douleur pays" (dolor pais) pour parler du Venezuela.