Brésil : l’affrontement de deux modèles de société

Le Parti des Travailleurs et le gouvernement brésilien dans la tourmente

Quatorze ans après la prise du pouvoir par le Parti des Travailleurs (PT), le Brésil est frappé par une triple crise - économique, politique et morale - sans précédent. L’arrestation de l’ancien président Lula, icône populaire du parti, sa nomination au poste de premier ministre pour le mettre provisoirement à l’abri d’une poursuite judiciaire, le processus de destitution engagé contre la présidente Dilma Roussef par le parlement, les poursuites juridiques à l’encontre des dirigeants politiques et hauts responsables économiques du pays accusés de corruption dans l’affaire de la compagnie pétrolière nationale Petrobras [1], sont révélateurs de la gravité de la crise que traverse le Brésil. Toutefois, cette agitation politico-médiatique, cette remise en cause morale des dirigeants politiques et des hauts responsables du Parti des Travailleurs et de tous les partis de droite ne sont que la partie apparente d’une grave crise économique et sociale qui met en cause le modèle de développement économique luliste, mis en œuvre par les gouvernements successifs issus du Parti des Travailleurs brésiliens depuis 2003. L’histoire du Brésil, depuis la fin des dictatures militaires jusqu’au début des années 1980, est fortement liée aux mutations du Parti des Travailleurs, une des principales forces organisatrices des luttes sociales et politiques et acteur du modèle du développement luliste.

Mai 2016 : 50 000 personnes dans la rue à Belo Horizonte contre le président par intérim Temer (Isis Medeiros/ Levante Popular da Juventude).

Fondation du Parti des travailleurs comme un acte de résistance populaire et de renaissance des forces de gauche

En 1965, le régime militaire interdit tous les partis politiques, dans le but de créer un système bipartite renforçant ainsi sa domination politique, canalisant les luttes sociales et les revendications démocratiques des couches populaires. Néanmoins, à partir de 1978, le régime militaire se heurte de plus en plus aux résistances populaires des différentes couches sociales.
Dans cette situation de protestation et de répression, le Parti des Travailleurs brésiliens est créé, par un groupe de militants syndicalistes, des étudiants et des intellectuels pour fédérer les revendications démocratiques et sociales de la masse populaire brésilienne. L’un de ses fondateurs, Luis Inácio "Lula", prend la direction du parti et devient l’icône du Brésil démocratique. Un paragraphe du manifeste de création du PT précise son principal but : "En opposition au régime actuel et à son modèle de développement, qui bénéficie seulement aux privilégiés du système capitaliste, le PT luttera pour la disparition de tous les mécanismes dictatoriaux qui répriment et menacent la majorité de la société. Le PT luttera pour toutes les libertés civiles, pour l’affranchissement qui garantissent, effectivement, les droits des citoyens et pour la démocratisation de la société à tous les niveaux".
Au cours des décennies 1980-90, le parti des travailleurs confirme son influence à l’aide du principal syndicat des travailleurs (CUT) et du Mouvement des travailleurs sans terre (MST). Le PT, dans les années 1990, remporte les élections municipales de plusieurs grandes municipalités comme São Paulo et finalement, en 2002, le dirigeant historique du PT, Lula, arrive au pouvoir en remportant l’élection présidentielle. Cette victoire met fin au règne du président Fernando Henrique Cardoso, représentant du parti social-démocrate de droite.

L’héritage du passé

La politique économique menée par F.H. Cardoso entre 1995 et 2003, laisse un héritage extrêmement lourd pour son successeur. En effet, la politique menée au cours de cette période, n’était qu’une application des préconisations du FMI et de la Banque mondiale, dans le cadre du "consensus de Washington" : flexibilité du marché du travail, ouverture aux capitaux étrangers et finalement, diminution de l’importance de l’Etat. Cette politique libérale provoque un fort ralentissement de la croissance économique, une aggravation du chômage, la détérioration de la balance commerciale, une persistance de la pauvreté et des inégalités sociales. Ainsi en 2003, le Brésil est au sommet des pays les plus inégalitaires au monde : seulement 35% de la population du pays vit au-dessus du seuil de pauvreté, plus de 80 millions de Brésiliens souffrent d’insuffisance alimentaire, plus de 100 millions vivent avec moins de cent euros de revenus par mois, 6,5% de la population vit dans des abris de tôle ou de cartons et 40 % n’ont accès ni à l’eau courante ni aux égouts.

Le PT à l’épreuve du pouvoir

Pour faire face à cette situation sociale et économique intenable, le gouvernement de Lula met en place une politique économique et sociale pragmatique, en contradiction même avec le programme du PT et du candidat Lula, tout cela, finalement, au détriment de grandes réformes structurelles. Cette politique devait concilier deux objectifs contradictoires : lutter contre l’extrême pauvreté et l’inégalité d’une part, éviter la fuite des capitaux et assurer le respect des engagements du pays vis à vis des Institutions financières internationales, d’autre part.

Les réformes sociales pour lutter contre l’extrême pauvreté et les inégalités sociales

La lutte contre la misère extrême et les inégalités sociales abyssales figuraient parmi les principaux objectifs de Lula. Cette phrase de Lula résume bien les orientations de sa politique sociale menée entre 2003 et 2010 : "Donner à tous les Brésiliens accès à trois repas par jour". Pour atteindre ces objectifs, Lula a mis en œuvre un ensemble de mesures distributives dont les plus importantes sont les suivantes :

  • Allocation familiale : Le fer de lance de la politique de lutte contre la pauvreté consiste en un ensemble de mesures distributives comme la bourse d’école, la carte d’alimentation, l’aide au gaz, etc., regroupées dans une allocation familiale unique, comprenant une part fixe pour tous les ménages les plus pauvres, et une part variable calculée selon le nombre d’enfants sous condition de leur scolarisation et de leur suivi médical. Dans ce cadre, les familles le plus pauvres reçoivent entre 20 et 182 reals, (8 à 76 euros) par mois. En 2010, plus de 12.5 millions de familles bénéficient de cette allocation.
  • Un ensemble de mesures pour la démocratisation de l’accès aux études universitaires pour des étudiants issus des familles pauvres et le quota d’inscription surtout pour des étudiants issus des familles afro-brésiliennes ;
  • Des mesures de soutien à l’agriculture familiale ;
  • Des mesures pour étendre la couverture sociale ;
  • L’intervention de l’Etat pour aider les régions les plus démunies avec une dotation budgétaire de plusieurs milliards d’euros ;
  • Un programme d’investissement public dans les logements et les infrastructures sanitaires et éducatives ;
  • La distribution de repas aux élèves d’établissements publics ;
  • L’augmentation du salaire minimum et amélioration des droits du travail.
  • L’augmentation du minimum vieillesse pour les personnes de plus de 65 ans et les invalides.

Les données statistiques confirment les effets sociaux de la politique sociale menée au cours de cette période. Ainsi, en 2010, plus de 12 millions de familles percevaient l’allocation familiale. 28 millions de personnes sont ainsi sorties de la misère. 16 millions d’emplois formels ont été créés, soit en moyenne 1 500 000 par an entre 2003 et 2010. 62% de hausse du salaire minimum. Le taux de pauvreté est tombé à 17.4% de la population. Le nombre de familles disposant d’un revenu mensuel inférieur à 348 euros a chuté de 35% par rapport à 2006. En 2009, la classe moyenne représentait 53% de la population brésilienne contre 43% en 2003. Mais ces acquis sociaux n’ont pas modifié les fortes inégalités sociales qui caractérisent encore la société brésilienne.

Une politique économique en contradiction avec les objectifs du PT

La politique économique menée au cours des deux mandats de Lula est caractérisée par une certaine continuité et souvent en contradiction avec les objectifs sociaux du Parti des travailleurs. Plusieurs acteurs expliquent ce revirement du gouvernement Lula par la domination de l’aile modérée du parti et cela, au détriment de la tendance radicale. Les problèmes institutionnels (l’absence d’une majorité cohérente) oblige le PT à des compromis avec les autres forces politiques, afin d’éviter l’hostilité de la bourgeoisie financière et la menace de fuite des capitaux et finalement, la pression des Institutions financières internationales. Cette déclaration de Lula résume bien le poids de ces contraintes : "Nous sommes arrivés au gouvernement mais pas au pouvoir".

Malgré des limites, au cours de cette période, l’économie brésilienne a réalisé certains acquis économiques importants : un taux de croissance annuel moyen de 5%, un accroissement considérable des exportations, surtout de produits agricoles. Mais ces acquis, souvent vantés par les partisans de Lula, ne doivent pas cacher les carences de la politique économique brésilienne au cours de cette période, marquée par l’absence de réformes structurelles indispensables pour le développement économique du pays. Parmi les multiples exemples, nous pouvons citer : une réforme fiscale radicale pour lutter contre les inégalités, car la forte pression fiscale touche davantage les couches populaires que les groupes aisées. Cela est dû au poids des impôts indirects sur les produits de consommation par rapport aux impôts progressifs sur les revenus. Il est également possible de citer l’abandon du projet d’une véritable réforme agraire, tant promis au MST. En réalité sous la pression des grands propriétaires, le gouvernement renonce à son projet initial de distribution des terres par parcellement des grandes propriétés pour la remplacer par des distributions de terres défrichées. Ce changement de cap rend insignifiant les effets de la réforme agraire sur la politique de lutte contre les inégalités sociales. Enfin, l’autorisation de la culture de soja transgénique et la construction des grands barrages, sans respecter les normes environnementales auront des conséquences écologiques et économiques incalculables à plus long terme.

La présidence de Dilma Roussef et la crise politique et économique

Malgré un bilan économique mitigé, Dilma Roussef, profitant de l’image négative de la droite brésilienne et du soutien de Lula, gagne l’élection présidentielle de 2014. 
Néanmoins, le deuxième mandat de Dilma Roussef est marqué par une profonde crise économique et politique qui menace la survie du gouvernement en place, mais aussi la stabilité politique du pays. Plusieurs raisons sont à l’origine de la crise de 2016. Tout d’abord, l’usure du pouvoir et le non-respect des promesses électorales, la forte corruption de certains élus et dirigeants politiques, créent un sentiment de frustration et de colère parmi les couches populaires du pays. La mise en cause des plus hauts responsables politiques, surtout de la Présidente de la République dans les affaires de la société Petrobras, renforce ce climat délétère et aggrave la crise politique. Toutefois, la cause profonde de la crise est la dégradation de la situation économique et la politique de rigueur économique mise en œuvre par le gouvernement brésilien depuis 2014. La baisse de la croissance économique et, depuis 2015 une croissance carrément négative, l’inflation galopante (7.5%), le chômage en forte augmentation, l’augmentation du nombre de travailleurs informels et précaires sont des raisons de cette crise. Le plan d’austérité du gouvernement prévoit une augmentation des taux d’intérêt rendant plus difficile l’accès au crédit pour les ménages et les entreprises ; il convient de noter aussi le gel du salaire des fonctionnaires, les coupes drastiques dans les dépenses sociales. De plus, l’Etat envisage une forte réduction de l’investissement public. Prises pour diminuer le déficit public, ces mesures peuvent pénaliser la demande intérieure du pays, autrement dit le principal moteur de la croissance économique.

Les forces de droites et de l’extrême droite à l’assaut de pouvoir

La crise politique et économique et l’affaiblissement des mouvements sociaux qui soutenaient les gouvernements issus du Parti des travailleurs, ont remis en selle une coalition des forces de droites pour tenter un retour au pouvoir par un coup d’Etat institutionnel. Cette alliance hétéroclite est composée des hommes politiques impliqués dans des affaires de corruption, des grands propriétaires et exploitants agricoles, des différents syndicats patronaux, de la classe moyenne supérieure, des mouvements anti-avortement proches des branches ultra-réactionnaires de l’église catholique (évangélistes) et même des nostalgiques des militaires au pouvoir pendant les décennies 1960-70. Cette coalition profite de leur mainmise sur un vaste réseau médiatique (chaines de télévision, radios, presse écrite, réseaux sociaux et même les médias occidentaux) pour manipuler l’opinion publique et légitimer leur coup d’Etat rampant. Les revendications de ces partis et groupes, les profils des participants aux récentes manifestations anti-gouvernement permettent d’assimiler la crise politique brésilienne à une véritable lutte des classes.

Ainsi le programme du parti du mouvement démocratique brésilien de Michel Temer (vice-président de Dilma Roussef et président provisoire de la République) prévoit l’application des mesures anti-sociales comme la réduction de financement des programmes de construction des maisons populaires, la révision en baisse de l’allocation familiale dont bénéficie un Brésilien sur quatre, la réduction des bourses et des crédits aux étudiants, et finalement la privatisation à grande échelle des entreprises et services publics ; quant au profil des participants aux récentes manifestations en faveur de la destitution de la présidente Dilma Roussef, les résultats de l’enquête menée par le journal Zero - Hora confirment cette analyse. Selon cette enquête, 91% d’entre eux sont des blancs ; 40% perçoivent une rémunération supérieure à 10 salaires minimum, 76% d’entre eux ont voté en faveur du candidat de droite, Aécio Neves, à l’élection présidentielle de 2014.

Le Brésil s’enfonce chaque jour davantage dans une crise politique et économique sans précédent. Les mesures d’austérité, mises en œuvre par le gouvernement de la présidente Dilma Roussef, se révèlent non seulement inefficaces, mais également contre-productives. Le pays est menacé par l’arrivée au pouvoir d’une oligarchie fortement liée au capitalisme financier mondialisé. Dans cette situation, seulement un grand élan populaire et de vastes réformes politiques et économiques, laissées en friche par les gouvernements issus du Parti des travailleurs, peuvent mettre le pays à l’abri d’un tel danger. En l’occurrence, il serait nécessaire de :

  • Renforcer la politique de lutte contre les inégalités sociales qui menacent la cohésion sociale du pays.
  • Mettre fin à la mainmise des oligarchies financières sur les moyens d’information.
  • Mettre en place les réformes institutionnelles indispensables pour stabiliser la situation politique et protéger les institutions politiques face aux influences des oligarchies financières.
  • Réformer le secteur agricole, en se fondant sur la redistribution de la propriété foncière ; changer radicalement le modèle de développement agricole pour satisfaire, en priorité les besoins alimentaires du pays, créer des millions d’emplois dans ce secteur, éviter la déforestation et les atteintes irréversibles à la nature.

Notes

[1Il s’agit d’une affaire de corruption, révélée en 2014, qui touche l’entreprise pétrolière de l’Etat, Petrobras - symbole du décollage économique du pays - ainsi que les grandes entreprises du BTP (bâtiments et travaux publics) qui travaillent ensemble sur l’exploitation de nouvelles réserves pétrolières au large du Brésil. Le cartel du BTP partageait ce marché et surfacturait leur service, en contrepartie de pots-de-vin versés aux dirigeants des partis de la coalition gouvernementale (y compris le Parti des travailleurs) entre 2003 et 2010, essentiellement pour financer leur compagne électorale.