Surabondance

, par MONBIOT George

Cet article a été traduit de l’anglais au français par Marie Roy et Audrey Garcia Santina, traductrices bénévoles pour Ritimo. Retrouvez l’article original le blog de George Monbiot ici : Overgrowth

Chaque enfant devrait visiter un abattoir. Si vous n’êtes pas de cet avis, demandez-vous pourquoi.

Le 16 Décembre 2014.Par Georges Monbiot, publié dans The Guardian du 17 décembre 2014.

Que dire d’une société où la production alimentaire doit être dissimulée aux yeux du public ? Une société dans laquelle les fermes industrielles et les abattoirs, qui fournissent la majeure partie de notre alimentation, doivent être protégés tel un arsenal pour nous éviter de voir ce qu’il s’y passe ?

Nous sommes complices de cette dissimulation : nous ne voulons pas savoir. Nous nous leurrons tant et si bien que la plupart du temps c’est à peine si on se rend compte que l’on mange des animaux, et ce, même lors de repas considérés autrefois comme des festins rares, tel Noël, et qui aujourd’hui se distinguent à peine du reste de l’année.

Tout commence avec les histoires qu’on raconte. Beaucoup de livres destinés aux très jeunes enfants parlent de fermes ; mais ces endroits joyeux dans lesquels les animaux errent librement, comme s’ils faisaient partie de la famille du fermier, n’ont rien à voir avec la réalité de la production. Ces « fermes-zoo » où nous emmenons nos enfants ne sont qu’une concrétisation de ces fantasmes. Et ce n’est qu’un des exemples de l’aseptisation de l’enfance, dans laquelle aucun des trois petits cochons n’est mangé et où Jack fait la paix avec le géant. Sauf qu’ici, il y a des conséquences.

L’étiquetage accentue cette illusion. Comme Philip Lymbery le fait remarquer dans son livre Farmageddon [1] , bien que le mode de production doit apparaître sur les boîtes d’œufs en Union européenne, il n’existe pas d’obligation comparable pour la viande ou le lait. Des labels insignifiants tels que « naturel », « produit frais » ou encore des symboles inutiles comme le petit tracteur rouge [2] nous font oublier la réalité des élevages de poulets en batteries et l’élevage intensif de porcs. La plus flagrante de ces diversions est sans doute la mention « nourri au grain ». La majorité des poulets et des dindes mangent du maïs, et c’est loin d’être une bonne chose.

Le taux de croissance des poulets d’élevage a quadruplé en 50 ans : aujourd’hui, ils sont abattus à 7 semaines [3]. À cet âge, ils sont très souvent handicapés par leur poids. Les animaux sélectionnés pour leur obésité provoquent l’obésité. Élevés pour être engraissés, à peine capables de bouger, suralimentés, les poulets industriels contiennent désormais presque trois fois plus de graisse que leurs congénères de 1970, et un tiers de protéines en moins [4]. Les porcs d’élevage et les bovins en parc d’engraissement ont subi une transformation similaire. Production de viande ? Non, production de graisse.

Faire vivre des animaux en mauvaise santé dans des hangars surpeuplés requiert de grandes quantités d’antibiotiques. Ces médicaments favorisent également la croissance, une utilisation toujours légale aux États-Unis et répandue en Union européenne, sous couvert de prévention des maladies. En 1953, fait remarquer Lymbery, plusieurs députés ont averti la Chambre des Communes que cette pratique pouvait favoriser l’apparition d’agents pathogènes résistants aux maladies [5] . Ils avaient alors provoqué les rires de l’assistance. Et pourtant, ils avaient raison.

Ce système est aussi dévastateur sur terre qu’en mer. Les animaux de ferme consomment un tiers de la production mondiale de céréales, 90% de la farine de soja et 30% du poisson pêché. Si on utilisait ces céréales pour nourrir les hommes plutôt que pour engraisser les animaux, on pourrait nourrir 1,3 milliards d’individus en plus [6]. La viande pour les riches, c’est la famine pour les pauvres.

Ce qui en sort est aussi mauvais que ce qui y entre. Le fumier produit par les fermes industrielles est utilisé comme engrais, mais souvent en volume plus important que ce que les cultures peuvent absorber : les terres arables se changent en décharges. Le lisier se déverse ensuite dans les rivières, jusqu’à la mer, créant ainsi des « zones mortes » pouvant s’étendre sur plusieurs centaines de kilomètres [7]. Limberly rapporte qu’en Bretagne, où on élève 14 millions de porcs, les plages sont à ce point envahies par les algues – qui se développent grâce aux engrais – que leur accès a du être interdit en raison de risques mortels : un ouvrier employé au ramassage sur la plage est mort, vraisemblablement empoisonné par le sulfure d’hydrogène dégagé par les algues en décomposition.

C’est de la folie, et ce n’est pas près de s’arrêter. On s’attend à ce que la demande mondiale de têtes de bétail augmente de 70% d’ici 2050 [8].

Il y a quatre ans, j’ai assoupli ma position sur la consommation de viande [9] après avoir lu le livre de Simon Fairlie, Meat : a benign extravagance  [10]. Fairlie soulignait qu’à peu près la moitié de la production mondiale de viande était sans conséquences sur l’alimentation humaine. Elle génèrerait même un bénéfice net, car elle provient d’animaux qui mangent de l’herbe et les résidus de récoltes impropres à la consommation humaine.

Depuis, deux choses m’ont convaincu que j’avais eu tort de changer d’avis. La première était que mon article avait été utilisé par les éleveurs industriels pour justifier leurs pratiques monstrueuses. Les subtiles distinctions que Fairlie et moi-même essayions de faire se sont avérées fragiles face aux mauvaises interprétations. La deuxième est que, au cours de mes recherches pour mon livre Feral, j’ai constaté que notre perception de l’élevage en liberté avait, elle aussi, été aseptisée [11].

Les collines de Grande Bretagne ont été anéanties par l’élevage des moutons : dépouillées de leur végétation, vidées de leur faune, dépourvues de leurs capacités à retenir l’eau et absorber le carbone ; tout cela au nom d’une productivité dérisoire. Il est difficile de trouver une autre industrie - à part la pêche de pétoncles à la drague - dont le taux de destruction soit supérieur à la production. Aussi inutile et destructif que soit le fait de nourrir le bétail au grain, l’élevage pourrait être encore pire. La viande est une mauvaise chose, dans presque tous les cas.

Alors, pourquoi n’arrêtons-nous pas d’en manger ? Parce qu’on ne sait pas comment faire, et parce que c’est difficile, même si on sait s’y prendre. Une enquête menée par le US Human Research Council a révélé que seulement 2% des américains étaient végétariens ou vegan [12], et que plus de la moitié abandonnait au cours de la première année. Finalement, 84 % abandonnent. Une des principales raisons évoquées par l’enquête serait la volonté des gens de rentrer dans le moule. On a beau savoir que c’est mal, on se bouche les oreilles et on passe à autre chose.

Je pense qu’un jour la viande artificielle sera commercialement viable [13], et que cela changera les normes sociales. Quand on pourra manger de la viande sans tuer, on jugera inacceptable de stocker et abattre du bétail pour sa viande. Mais c’est un long chemin. En attendant, la meilleure solution est peut-être d’encourager les gens à manger comme le faisaient nos ancêtres. Plutôt que de consommer de la viande à tous les repas sans réfléchir, nous devrions l’envisager comme un cadeau extraordinaire : un privilège et non pas un droit. Nous pourrions réserver la viande pour quelques occasions spéciales, comme Noël, et le reste du temps n’en manger pas plus d’une fois par mois.

Tous les enfants devraient visiter avec leur école un élevage de porcs, un élevage de poulets en batterie, et un abattoir, où ils pourraient assister à chaque étape d’abattage et de boucherie. Cette idée vous choque ? Si oui, demandez vous ce qui vous dérange le plus : que le choix soit fait en connaissance de cause ou ce que cela révèle ? Si nous ne pouvons supporter de voir ce que nous mangeons, le problème n’est peut-être justement pas de voir, mais bien de manger.