S’attaquer à la crise climatique en agissant sur la consommation alimentaire

, par Grain

Crédit : Hôtel Vittoria via Flickr (CC BY-NC ND 2.0 DEED)

Tout le monde sait aujourd’hui que nous devons transformer à la fois la façon dont nous produisons et la manière dont nous utilisons l’énergie si nous voulons infléchir la trajectoire actuelle du changement climatique. Il ne suffit pas de passer de sources d’énergie « polluantes » à des sources « propres ». En fait, nous devons produire et utiliser moins d’énergie globalement si nous voulons garder notre planète vivable tout en luttant pour la justice et l’équité en matière d’accès à l’énergie et de consommation de l’énergie.

Certains parlent à ce sujet de « décroissance », ou de la nécessité d’abandonner une attitude qui considère la croissance économique comme la mesure de notre réussite en tant que société. La recherche montre qu’une croissance économique « verte » ne suffit pas, car il nous faudrait des centaines d’années pour obtenir l’impact dont nous avons besoin [1]. Nous devons réduire radicalement les émissions et nous devons le faire rapidement. Sur le plan politique, nous savons que la décolonisation – garantir la justice dans la répartition des ressources, du pouvoir et des richesses – doit être notre boussole [2]. C’est un petit nombre de sociétés hautement industrialisées qui sont à l’origine de la surconsommation effrénée des ressources de notre planète.

C’est également vrai en ce qui concerne l’alimentation, la deuxième source d’émissions climatiques mondiales après les combustibles fossiles. Nous devons non seulement changer la façon dont nous produisons notre alimentation, mais aussi la façon dont nous la consommons. Cela peut sembler aller de soi, mais, comme le trop évident « éléphant dans la pièce », le volet consommation de la comptabilité climatique est régulièrement ignoré ou insuffisamment pris en compte, et il devient de plus en plus urgent de s’en préoccuper. À elle seule, la consommation alimentaire mondiale pourrait ajouter près de 1 °C au réchauffement planétaire d’ici 2100 et nous pourrions déjà atteindre cette année, en 2023, la limite de 1,5 °C fixée par l’Accord de Paris [3]. Le temps qui nous reste pour modifier raisonnablement ce scénario est presque écoulé.

Changer le système

Le mouvement climatique actuel, né d’une prise de conscience aiguë du rôle des combustibles fossiles comme principal moteur de la déstabilisation de notre climat, appelle non seulement au déploiement des énergies renouvelables mais également à des réductions majeures dans l’exploration, la production et l’utilisation de l’énergie qui alimente les pays les plus riches. Cela nécessite des changements profonds et structurels dans la manière dont ces sociétés utilisent et consomment l’énergie. Cela signifie davantage de transports collectifs, plus de durabilité et de réparabilité des produits, et une forte réduction dans la consommation de biens non essentiels. S’attaquer à la consommation et la maîtriser signifie aussi plus généralement moins de production, moins de travail, moins de déplacements, plus de temps consacré à des activités « non productives » (et donc non destructrices). Pour ce faire, il faut prendre conscience de ce qui est rare et le réaffecter à d’autres usage. En d’autres termes, nous devons adopter une culture de la sobriété – mais pas sa version néolibérale, aussi connue sous le nom d’austérité, qui punit les pauvres.

Il en va de même pour le système alimentaire. Au cours du siècle dernier, une grande partie du système alimentaire mondial a été industrialisée par l’introduction d’intrants chimiques, de monocultures à grande échelle, d’élevages industriels, d’une mécanisation lourde et de l’irrigation. Les systèmes alimentaires locaux ont été démantelés et mondialisés, et des multinationales ont pris le contrôle de tous les aspects de la chaîne alimentaire. De ce fait, le système alimentaire industriel est désormais responsable de plus d’un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre, tout en étant également la principale cause de la déforestation, des crises de l’eau, de l’effondrement de la biodiversité et de nombreuses maladies. La Banque mondiale, qui a joué un rôle majeur dans la promotion de ce modèle catastrophique, estime que le système alimentaire mondial nous coûte désormais 12 000 milliards de dollars par an en coûts économiques, environnementaux et sociaux cachés [4].

Les multinationales agroalimentaires qui contrôlent ce système alimentaire et en bénéficient ont tardé à proposer des solutions à la crise actuelle. Mais à mesure que les préoccupations liées à la crise climatique se sont progressivement étendues au secteur alimentaire, la situation a changé et, depuis quelques années, la plupart de ces grandes entreprises ont annoncé des plans « zéro émission nette » et se sont associées à des gouvernements et des organismes internationaux dans le cadre de programmes de réduction des émissions dans l’agriculture. Toutes ces initiatives d’entreprises tournent autour de techniques et de technologies qui peuvent, selon elles, rendre les exploitations agricoles plus performantes, et toutes supposent que la production et la consommation peuvent être maintenues. En fait, tous ces modèles d’entreprise s’appuient sur les prévisions de croissance de leurs ventes de produits à fortes émissions, et mettent en avant le message mensonger selon lequel ces produits peuvent être « neutres en carbone », « verts » et « sans déforestation » [5]. Il n’est donc pas surprenant que les engagements « zéro net » des multinationales agroalimentaires s’appuient fortement sur les compensations carbone [6].

Il est évident que cela ne fonctionnera pas. Mais ce n’est pas non plus nécessaire ni souhaitable. La réalité est que le système alimentaire industriel est organisé autour du profit des grandes entreprises, et non en fonction de l’allocation de ressources limitées (et d’émissions) pour faire en sorte que les huit milliards de personnes sur cette planète aient suffisamment d’aliments nutritifs à manger. Notre système alimentaire mondial repose sur la production massive de quelques cultures de base destinées à être transformées en viande, produits laitiers et en aliments transformés, ainsi que sur un approvisionnement régulier en articles de luxe pour les riches (par exemple chocolat, fleurs ou fraises) – qui génèrent tous d’énormes émissions sans apporter beaucoup d’éléments nutritifs en retour.

Ce système alimentaire des multinationales est également source de gaspillage. Un tiers de la nourriture produite est gaspillée. Cela signifie qu’elle finit dans des décharges où elle génère d’importantes quantités de gaz à effet de serre, en particulier du méthane. De plus, une grande partie de la nourriture produite par ces grandes entreprises est déjà de la « malbouffe » au départ. Nestlé (l’entreprise suisse qui domine les rayons des épiceries dans le monde entier et dépense chaque année des centaines de millions de dollars en publicité et en lobbying pour garantir les ventes de ses produits) a reconnu que « la valeur nutritionnelle de moins de la moitié de son portefeuille d’aliments et de boissons grand public peut être considérée comme “saine” selon une définition communément acceptée [7]. » On peut imaginer toutes les terres, l’eau et l’énergie qui pourraient être réutilisées pour la production d’aliments nutritifs si nous supprimions les Nestlé de ce monde.

La consommation est dictée par les grandes entreprises

Pour faire face à la crise climatique, nous devons, de manière équitable, réduire la consommation et la production de viande industrielle, de produits laitiers industriels et d’aliments inutiles privilégiés par les multinationales. Nous devons en revanche accorder la priorité à la production et à la consommation d’aliments locaux et sains. Les avancées de la science montrent à quel point ces aliments industriels contribuent aux ravages climatiques [8]. Nous savons désormais qu’une réduction de la consommation de viande rouge et de produits laitiers industriels chez les populations aisées ou bien nourries pourrait réduire considérablement les émissions climatiques liées à l’alimentation. Cette réduction pourrait atteindre 75 %, selon une équipe de recherche de l’Université d’Oxford [9]. Et le remplacement des aliments d’origine animale par des légumineuses, des noix, des fruits et des légumes présente également d’importants avantages pour la santé : diminution du risque de maladies cardiovasculaires et de diabète de type 2, et réduction de la mortalité due aux maladies liées à l’alimentation.

Pourtant, ces changements ne doivent pas être minimisés ou réduits au comportement individuel. Nous produisons et consommons collectivement trop de nourriture et d’énergie. Les objectifs des grandes entreprises – qui vont à l’encontre de l’intérêt public par le biais du marketing, du lobbying politique et des accords commerciaux – conduisent à la fois à la surproduction et à la surconsommation. (Voir texte sur Jalisco.) Le système commercial mondial repose sur toujours plus de consommation, de stimulation et de croissance, et il renforce ces tendances. Aujourd’hui, selon l’Organisation mondiale du commerce, les émissions générées par la production et le transport de biens et services exportés et importés représentent 20 à 30 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Dans le cas des fruits et légumes, le chiffre est de 36 % [10]. La manière dont la viande de bœuf parvient aux ménages chinois illustre très bien le problème (voir graphique).

Prenons l’exemple du sucre. Alors que les autorités climatiques britanniques ont recommandé une réduction de 20 % de la consommation de viande et de produits laitiers d’ici 2030, et de 35 % pour la consommation de viande d’ici 2050, c’est désormais le sucre qui retient l’attention [11]. La quantité de sucre produite par le Royaume-Uni dépasse largement les besoins de sa population. Et cette production a un coût « climatique » lié à une utilisation très importante des terres et de l’eau, à la perte de la couche arable, à l’érosion de la biodiversité et à des subventions mal ciblées. Le coût sanitaire est bien sûr tout aussi préoccupant : les deux tiers de la société britannique sont en surpoids ou obèses. Mais le pays importe près de deux fois la quantité de sucre qu’il surproduit, générant ainsi une facture climatique encore plus élevée [12]. Cette consommation excessive n’est pas motivée par la demande des consommateurs mais par la cupidité des grandes entreprises. Le sucre est un ingrédient alimentaire bon marché qui augmente les ventes, en particulier sous forme d’aliments ultra-transformés. Les importations sont intégrées dans les nombreux accords de libre-échange conclus par le Royaume-Uni pour soutenir les intérêts des grandes entreprises, et non ceux du public. Des groupes britanniques exigent désormais une restructuration complète du secteur, allant jusqu’à la réaffectation des subventions en faveur du sucre pour rendre les fruits et légumes plus abordables.

Une occasion d’agir

Comme nous l’avons déjà souligné, si l’action individuelle est importante, nous ne pouvons pas réduire le problème aux individus ni leur en faire porter la responsabilité. Il est parfaitement logique de réduire les importations dans les pays où la viande industrielle, les produits laitiers et les aliments inutiles sont consommés en excès, tout en rendant les systèmes de production plus écologiques. Et nous devons trouver les moyens d’éliminer les grandes entreprises qui sont à l’origine de tous ces dégâts.

Cela nécessite des changements politiques radicaux et une pression organisée de la part des mouvements sociaux. Heureusement, la prise de conscience de la nécessité d’opérer des changements profonds par une action collective s’est développée depuis que les populations subissent directement les impacts du dérèglement climatique.

Une série de mesures concrètes ont déjà été élaborées par des activistes et des équipes de recherche et doivent être accélérées de toute urgence :

  • 1. Éliminer le gaspillage alimentaire, source majeure d’émissions.
  • 2. Réduire la consommation excessive dans une minorité de pays, tant de viande et de produits laitiers industriels que d’aliments superflus (fruits et légumes hors saison, produits de luxe comme les baies et les sucreries, etc.). Les taxes, droits de douane et autres instruments fiscaux peuvent jouer un rôle, tout comme des mesures énergiques prises par le secteur de la distribution alimentaire. Les accords commerciaux qui favorisent les schémas d’offre excédentaire, comme l’accord UE-Mercosur, doivent également être stoppés ou abrogés.
  • 3. Réduire la production industrielle de viande et de produits laitiers en Europe, en Amérique du Nord, au Brésil, en Australie et en Nouvelle-Zélande grâce à des mesures énergiques telles que la réduction du cheptel.
  • 4. Aider les populations agricoles à abandonner les engrais chimiques et interdire les élevages en milieu confiné, qui génèrent respectivement d’énormes quantités d’oxyde nitreux et de méthane.
  • 5. Repenser et réamorcer le système de distribution alimentaire. Les villes doivent réorganiser la vente au détail de produits alimentaires de façon à ce que les magasins et les marchés soient répartis de manière égale et proposent des aliments sains plutôt que des produits ultra-transformés. Nous devrions également envisager un zonage ou d’autres politiques publiques pour limiter la présence des grandes entreprises et protéger la vente et les coopératives au niveau local. Nous devons mieux socialiser la distribution alimentaire. Certains tentent déjà d’y parvenir en mettant en place des systèmes de sécurité sociale alimentaire, en se battant pour obtenir des permis locaux et des protections sociales nationales pour les commerces de rue, et en essayant de renforcer les marchés publics par le biais de contrôles des prix, de subventions et d’infrastructures publiques. Il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine.
  • 6. Supprimer les réglementations et les lois qui portent atteinte aux exploitations de production alimentaire locale et les remplacer par des politiques qui soutiennent les systèmes paysans de production et de commercialisation agroécologiques.
  • 7. Enfin, nous devons mettre un terme aux accaparements des terres et de l’eau qui sont menés en silence à travers le monde afin d’accroître la production de monocultures agricoles destinées à l’exportation [13]. Nous devons également soutenir les vastes mouvements sociaux qui se mobilisent, de l’Argentine à l’Arizona et du Cameroun à la France, pour maintenir le contrôle social sur la terre et l’eau en tant que biens communs appartenant aux populations dans leurs territoires, et non comme marchandises à exploiter au profit de quelques-uns [14].

En résumé, nous devons mettre en place davantage de systèmes publics, d’actions collectives et de nouvelles économies pour parvenir à la justice à laquelle les gens aspirent. Mais nous devons agir vite. Les entreprises et les autres criminels du climat ne s’écarteront pas du chemin si nous ne faisons pas bouger les choses.

Comment les accords de libre-échange favorisent des modes de consommation qui détruisent les communautés rurales
Voyons comment cela se passe dans les communautés autour d’El Grullo, dans l’État mexicain de Jalisco, un exemple parmi tant d’autres. Avant l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), en 1994, les terres étaient gérées collectivement, les communautés paysannes pratiquant une combinaison de cultures vivrières traditionnelles et faisant paître le bétail dans les forêts à flanc de colline. Les gens avaient accès à l’eau, à la terre et à la nourriture. Les surplus de maïs, de fromage et d’autres aliments produits étaient vendus en ville pour dégager des revenus.
Puis est arrivé l’ALENA. Les populations ont perdu leurs marchés locaux pour le maïs, écrasés par des importations étatsuniennes bon marché et subventionnées. Le gouvernement mexicain a lancé une campagne pour encourager les gens à passer à la production sous contrat de pommes de terre en monoculture et à d’autres cultures pour les entreprises de restauration rapide. C’est ainsi qu’a commencé un cycle d’endettement, d’utilisation de produits chimiques, de déforestation et d’affaiblissement du contrôle collectif des populations sur les territoires.
Aujourd’hui, les communautés sont plus pauvres que jamais et les terres sont dévastées. Les terres et la production ont été accaparées par le crime organisé et les grandes entreprises, qui se concentrent sur la production à grande échelle d’agave (tequila) et de cultures d’exportation destructrices pour l’environnement et la société, comme les avocats, les baies et le raisin, qui sont principalement destinées aux supermarchés des États-Unis et du Canada. Les systèmes alimentaires florissants de Jalisco ont été détruits pour laisser la place à un système de production et de consommation organisé autour du profit des entreprises.
Cette situation ne sera pas résolue en rendant les vignes plus performantes ou plus durables. Elle ne peut l’être que si les communautés reprennent le contrôle de leurs territoires et que les consommateurs et consommatrices des États-Unis et du Canada disent adieu aux raisins importés.

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