L’universel au détriment du particulier : la tension entre « sécurité alimentaire » et « souveraineté alimentaire »

Accaparement de la ressource en eau au Maroc : une histoire de résistance

, par ATTAC Maroc

Introduction

Depuis le début des années 1990, les politiques de gestion de l’eau ont été fortement influencées par l’idéologie néolibérale. En effet, afin de répondre au mieux aux intérêts d’une classe agricole exportatrice, le secteur agricole était d’une grande priorité pour la conception et l’élaboration de politiques de gestion de l’eau. Ce sont ces mêmes politiques qui sont appliquées dans la majorité des pays du sud afin de subvenir aux besoins des multinationales et leurs sociétés capitalistes. Ces pays voient en la ressource en eau un secteur prospère pour l’investissement et l’accumulation du capital.

Dans ce contexte, la Banque mondiale, le Fonds Monétaire International et l’Organisation Mondiale du Commerce interviennent auprès des États afin d’imposer la privatisation des services publics tels que la distribution d’eau potable, le développement des partenariats public-privé et l’élaboration de stratégies pour des secteurs spécifiques tels que le tourisme, la pêche et l’énergie. [1]

Il est clair que la raréfaction de l’eau est l’un des problèmes majeurs du monde d’aujourd’hui. En effet, la ressource en eau potable est en voie de disparition du fait de la forte demande, et du changement climatique dont le système capitaliste est responsable, compte tenu de ses modes de production, de consommation et de distribution. Dans ce cadre, la rareté de l’eau mais aussi son rôle fondamental dans l’accumulation de capital en général, et dans la production agricole en particulier, ont incité l’État marocain à développer un cadre institutionnel approprié et à promulguer une législation spécifique, dans le but de contrôler l’eau en tant que matière vitale et de la sécuriser au profit des principaux capitaux nationaux et étrangers investis dans plusieurs secteurs, en particulier l’agriculture intensive moderne et la production alimentaire.

Politique et stratégie de l’État pour l’acquisition des ressources en eau

Depuis les années 1960, l’État encourage le secteur agricole moderne et destiné à l’export au détriment d’une agriculture de subsistance des petit·es paysan·nes. C’est pour cela que l’État a adopté la politique de construire des barrages pour les grandes exploitations agricoles [2]. Dans la même continuité, mais cette fois sous l’égide du néolibéralisme, dans le cadre du Plan Maroc Vert pour l’année 2030 l’État a élaboré une stratégie de gestion de l’eau. Un arsenal de loi a été promulgué notamment la loi sur l’eau. [3] L’État a également mis en place des institutions publiques telles que des agences de bassin et plusieurs départements affiliés aux ministères afin de fournir de l’eau en tant que matériau nécessaire et indispensable à l’accumulation du capital.

Dans un discours adressé au Parlement le 27 novembre 2017, Saad Eddine Al-Othmani, le chef de gouvernement marocain, a présenté le Plan National de l’eau 2030. Ce programme permettra de contrôler les ressources en eau afin de prévoir le risque de diminution, de retards de précipitations et des effets des fluctuations climatiques. Il s’agit d’une vision tournée vers l’avenir qui se fixe comme objectif de « suivre le rythme » des besoins en eau du marché et de répondre à tous les aspects à cet égard. Il permettra également de maîtriser la demande en eau et de porter les revenus des entreprises et des réseaux distribués pour l’eau potable à 80% en moyenne nationale à l’horizon de 2025 et de maintenir le même taux jusqu’en 2030. Par ailleurs, ce programme permettra aussi d’économiser et de valoriser l’eau d’irrigation à travers la reconversion de 50.000 hectares chaque année vers un modèle d’irrigation localisée : ce programme souhaite atteindre, d’ici 2020, un objectif de 50% de la superficie totale irriguée, et donc une économie de 4,1 milliards de mètres cubes, et 70% d’ici 2030 tout en encourageant le secteur agricole moderne et les grandes exploitations à adopter une approche productiviste et à haute valeur ajourée. Ce plan comprend également le développement des canaux d’irrigation et leur transfert d’une zone riche en ressource d’eau vers une zone agricole qui souffre d’une pénurie et de la raréfaction d’eau.

Le plan prévoit d’autres mécanismes pour l’acquisition des eaux de surface en poursuivant la politique des barrages qui favorise le secteur moderne d’agriculture au détriment du secteur traditionnel. Aujourd’hui, le Maroc compte 14 barrages d’une capacité de 3,5 milliards de mètres cubes en cours de construction et 35 autres sont programmés. Le programme prévoit que la capacité de stockage des barrages passe de 17,6 milliards de mètres cubes actuellement à 25 milliards de mètres cubes d’ici 2030. Le « Comité ministériel de l’eau » a mis en place un « programme urgent » pour accélérer les investissements privés dans l’eau potable et l’eau d’irrigation.

Tank d’eau utilisé pour l’irrigation des oliviers traditionnels près de Medenine, Tunisie méridionale. Crédit photo : Sabrina Espeleta.

Le 13 novembre 2017, Charfat Afilal, l’ancien ministre d’état chargé de l’eau, à son tour, a défendu le Plan national de l’eau et ses objectifs généraux, en répondant aux questions du Parlement. Le plan vise à « suivre » la politique des grands projets, c’est-à-dire les grands projets agricoles et industriels afin d’éviter un manque d’eau pour la pérennité de ces grands projets agricoles d’ici 2030 et de s’assurer d’une accumulation du capital, tout en dépossédant les paysan·nes des ressources en eau. Le plan prévoit également le recours au dessalement de l’eau de mer avec un volume d’environ 510 millions de mètres cubes et la réutilisation de 325 millions de mètres cubes d’eaux usées après sa purification en plus de l’alimentation artificielle des nappes souterraines.

Charfat Afilal a également attribué la raréfaction de la ressource en eau au positionnement géographique du pays, au manque de précipitations des pluies et à la répartition des pluies inégale dans le temps et dans l’espace. Le volume des eaux de surface est estimé à environ 18 milliards de mètres cubes par an, et plus de la moitié de ce volume est concentré dans les bassins lointains du nord-ouest du pays qui ne dépassent pas 7% de la superficie totale. Elle a aussi déclaré qu’au cours des cinq dernières décennies, 140 grands barrages avaient été construits et près de 100 autres petits barrages. Il est important de mentionner que ces barrages n’auraient pas pu être construits sans un endettement et des emprunts à l’étranger.

Lors d’une déclaration aux médias, Afilal a exprimé en toute clarté, l’approche néolibérale pour la marchandisation accélérée de l’eau et sa reconversion en un domaine d’investissement rentable pour les investisseurs privés. En ce qui concerne les financements de ce Plan national, la ministre a déclaré que les sources de financement seront « diversifiées » et impliqueront le secteur privé, car le secteur de l’eau est devenu « prometteur » pour l’investissement. Elle a également ajouté que de nombreux investisseurs ont déjà exprimé leur intérêt et que l’État encourage le secteur privé à investir dans l’eau afin de faciliter le partenariat public-privé. Ce plan sera « autofinancé » à travers un système de tarification. Il est important de clarifier que par un « autofinancement », on entend un système où le·la simple citoyen·ne paiera pour ce service, c’est-à-dire que le·la citoyen·ne devra payer aux entreprises privées leur investissement dans la ressource en eau.

Le coût total du programme est estimé à 220 milliards de dirhams (20 milliards d’euro), à allouer au contrôle des inondations, à la construction de barrages, au détournement des voies navigables, à la protection de ces ressources et au dessalement de l’eau de mer en plus de la purification des eaux usées pour des besoins agricoles. Cet énorme montant alloué à ces projets provient d’emprunts auprès des institutions financières internationales ce qui ne fera qu’accroître la dette publique extérieure du Maroc. Au final, le fardeau du remboursement retombera sur la population et les classes défavorisées, ce qui signifie également qu’à travers les mécanismes de la dette, nous sommes dans une ère néocoloniale.

Politiques des grands projets et la résistance des communautés paysannes pour leur droit à l’eau

Monoculture tournée vers l’exportation et ressources en eau dans la région de Skoura   

La pratique agricole de la région souffre d’une grande difficulté à cause de l’étroitesse du territoire exploité et de la dispersion des surfaces agricoles, mais aussi de la faiblesse des précipitations, la pénurie d’eau, et du manque de moyens techniques disponibles. La production de dattes représente l’activité principale dans la région et leur vente est une ressource importante pour la population. Ces dernières années, la région de Zagora et Ouarzazate est devenue une destination réputée pour les grands investissements de la production de la pastèque. En effet, la population n’évoque plus les dattes de Zagora, mais plutôt la pastèque (le melon jaune également), en parallèle avec une propagande sur sa qualité pour dissimuler les interrogations sur sa production, l’utilisation de semences hybrides importées et différents engrais et pesticides.

Or, lors de nos différentes enquêtes de terrain dans la région de Zagora, nous avons conclu que l’épuisement de la nappe phréatique et la raréfaction de l’eau est principalement due à l’introduction de la culture des fruits de la pastèque et le creusement et forage des puits par des grandes exploitations agricoles qui souhaitent accumuler le capital en dépossédant les communautés locales de leurs ressources et en marginalisation l’agriculture vivrière et traditionnelles de ces régions tel que les arbres fruitiers et les palmiers. Cette agriculture qui est principalement destinée pour les marchés européens est extrêmement intensive en eau.

Le projet de la centrale solaire Noor

L’État continue de mettre en œuvre d’importants plans sectoriels pour le tourisme, l’industrie et d’autres, avec la même logique, accroître l’investissement du grand capital au détriment des terres agricoles en s’accaparant la ressource en eau des petit·es paysan·nes, leurs terres et leur richesse.

C’est le cas dans la centrale solaire Noor, le plus grand complexe énergétique solaire au monde, construite sur 3000 hectares des terres appartenant par tradition aux petit·es paysan·nes de la région. Cette population a documents historiques qui prouvent leur propriété, documents qui ont été signés par le protectorat Français et les anciens et les chefs des autres tribus qui existaient avant l’occupation française.

La centrale Noor s’est aussi accaparé des ressources en eau du barrage Al Mansour Addahabi, ce qui a notamment conduit à une coupure de l’eau de barrage aux agriculteur·rices de la région de Zagora, région aride du sud-est du Maroc et menacée de désertification. En effet, cette technologie utilise une grande quantité d’eau, dans la phase de refroidissement humide. Dans une région aride comme celle de Zagora ou Ouarzazate, cette appropriation de l’eau intensifiera les dynamiques agraires et les luttes de subsistance en cours dans la région. L’eau pompée du barrage le plus proche à Al Mansour Addahabi pourrait être une source potentielle de conflit, car les ménages locaux se disputent l’eau avec la centrale électrique. Le grave impact du changement climatique est prévu pour les années à venir dans cette zone déjà aride. Les précipitations deviennent de plus en plus irrégulières et les températures augmentent, entraînant des taux d’évaporation plus élevés, provoquant l’érosion des sols et perturbant le remplissage des barrages. [4]

Dans la ville de Midelt, la station "Noor 4" du projet de la centrale solaire, s’est accaparé de l’eau du barrage Hassan II, et couvre une superficie de 7000 hectares. Selon les habitant·es que nous avons rencontré·es lors de nos enquêtes de terrain, ce projet, d’une superficie de 4500 hectares, s’est construit sur les terres Sulaliyates de la communauté Sidi Ayad. L’expropriation de ces terres aux groupes Sulaliyates s’est fait sans aucune compensation de la communauté qui continue de vivre dans la pauvreté, la marginalisation et l’absence de l’infrastructure minimale nécessaire, dont la détérioration de leurs conditions de vie s’est intensifiée après que le projet les a dépossédé·es de leurs terres et leurs pâturages et les a privé·es d’eau.

Les petit·es paysan·nes et les familles de la région ont mené plusieurs manifestations afin de réclamer leurs droits à leurs ressources (eau et terres) mais face à cela, l’État a fait le choix de la répression. En effet, la mobilisation de la communauté a abouti à l’arrestation du militant Oba Mimoun Saeid, un symbole de la lutte contre l’expropriation des ressources dans la région de Midelt, deux fois de suite ; une première arrestation en avril 2018 où il a été condamné à 4 mois de prison ferme et une deuxième fois en avril 2019 où il a été condamné, cette fois, à 10 mois de prison ferme.

Grands projets, accaparement de l’eau et répression étatique

Deux paysans cultivent leurs terres. Crédit photo : Ali Aznague.

Dans la région de Tinghir, la construction du centre touristique Todgha a commencé sur une superficie de 96 Ha, accaparées au détriment des communautés Tamtatouchte. Les habitant·es de la région de Tinghir ont refusé ce projet touristique, plusieurs manifestations ont été organisées contre les travaux, un sit-in de 57 jours a eu lieu sur le chantier et a réussi à stopper les travaux. Face à cela, le 10 février 2018, l’État a réprimé le sit-in et plusieurs personnes ont été arrêtées, dont le secrétaire régional du Syndicat des Petits paysans et Professionnels forestiers, Zaid Takrout, qui a passé un an en prison.

Par ailleurs, l’État s’engage à faciliter l’accaparement par les sociétés privées de plusieurs sources d’eau naturelles. En effet, c’est le cas pour les sources du village Tarmilat à 160 km de Rabat qui sont contrôlés par la société Oulémas Sidi Ali, une société appartenant à une ancienne présidente du syndicat du patronat au Maroc (la Confédération Générale des Entreprises du Maroc) et qui domine environ 60% du marché de l’eau en bouteille. Cette entreprise est non seulement connue pour ses assauts violents et répétés contre ses travailleur·ses qui résistent à une exploitation excessive et luttent pour arracher leurs droits, mais aussi contre les habitant·es qui vivent près de la source et qui souffrent de l’absence d’infrastructures de base, alors que leurs ressources naturelles en eau et leurs terres sont expropriées.

A 150 km de la source de Oulémas se trouve le village de Ben Smim. Comme à Tarmilat, ce village comprend une source d’eau qui est exploitée par une société euro-africaine dans le but de le mettre en bouteille et le vendre, contre la volonté des habitant·es. Ces habitant·es se sont mobilisé·es pendant longtemps contre l’entreprise privé et ont demandé à ce qu’elle arrête de s’accaparer leur eau. Dans ces deux batailles, l’État a, encore une fois, fait usage de son appareil répressif et judiciaire afin de réprimer les résistances qui se sont structurées sur la question de l’accaparement des ressources en eau et a poursuivi en justice les militant·es qui se sont opposé·es à ces sociétés.

Au cours des dernières années, plusieurs villes et régions du Maroc ont connu des mobilisations importantes contre la rareté de l’eau, la dernière en date étant le soulèvement de la soif dans la ville de Zagora. Lors de l’été 2017, plusieurs manifestations sont parties des quartiers populaires les plus marginalisés en direction du centre de la ville de Zagora pour dénoncer la soif et le taux de salinité de l’eau qui a causé de nombreuses maladies de l’hypertension chez les habitants·es. Les manifestations ont abouti à un rassemblement populaire massif le 8 octobre 2017 qui a parcouru différentes parties de la ville et s’est terminé avec une intervention des forces de l’ordre et l’arrestation arbitraires de 31 prisonniers politiques dont huit mineurs.

Conclusion 

L’accaparement des ressources en eau qui va de pair avec la raréfaction d’eau, une baisse générale des niveaux de précipitations et l’intensification de la sécheresse ainsi que les contraintes pesant sur les cultures vivrières au détriment marginalisation de la petite paysannerie et de l’agriculture vivrière au profit des investisseurs et de l’agrobusiness qui s’accapare d’énormes ressources naturelles, ne feront qu’accentuer et accroître la mobilisation et les résistances des communautés locales pour leur droit à leur souveraineté.