Dossier Luttes populaires autour des problématiques énergétiques et urbaines en Inde

Les Intouchables : les luttes des travailleurs Dalits

, par Intercultural Resources , GEORGE PT

Cet article a été traduit de l’anglais vers le français par Sévane Fourmigue, et relu par Pierre Bourgeois, traducteurs bénévole pour Ritimo. L’article original est en ligne sur ce site The Untouchables : Dalit Workers’ Struggles

On estime que 1,3 million de Dalits (le groupe le plus bas dans la hiérarchie des castes Hindoues) en Inde tentent de survivre à travers la plus dégradante pratique de nettoyage manuel, un métier qui consiste à nettoyer les toilettes ouvertes et latrines sèches en transportant les excréments humains à mains nues. Dans les villes et les communes, les travailleurs Dalits sont souvent utilisés dans l’entretien des réseaux d’égouts, le balayage des routes et de la collecte des ordures. En plus d’être employés pour nettoyer les toilettes chez les particuliers, ils sont également recrutés pour le nettoyage des latrines sèches communautaires, des toilettes ouvertes en bord de route, des gares, des hôpitaux publics et autres lieux publics.

En dépit d’une forte réglementation comme la « Loi de l’Utilisation du Nettoyage Manuel et de la Construction de Latrines Sèches, 1993 », qui interdit le nettoyage manuel, la pratique est très répandue en Inde et son éradication n’a pas été facile. Cet article se penche spécifiquement sur certains des problèmes rencontrés par les égoutiers et les travailleurs sanitaires Dalits à Ahmedabad, une des plus anciennes villes de l’Inde.

La ville d’Ahmedabad

Fondée en 1411, par le sultan Ahmed Shah, la ville d’Ahmedabad est située dans l’Etat du Gujarat, dans l’ouest de l’Inde. C’est la plus grande ville du Gujarat. Le recensement indien de 2011 montre qu’Ahmedabad a une population grouillante de 7,2 millions d’habitants, et la ville s’étend sur une superficie de 8086 kilomètres carrés.

Bien que le « Vibrant Gujarat » (nom donné à un sommet biennal d’investisseurs organisé par le gouvernement de l’État) se vante du développement industriel élevé, de la croissance économique et d’idéologies progressistes, l’Etat est à la traîne dans l’élimination du nettoyage manuel et autres pratiques serviles pour protéger la dignité des Dalits.

La ville d’Ahmedabad a été pionnière en établissant son réseau d’égouts. Dès 1890, sous la direction progressiste de Rae Bahadur Ranchhodlal Chhotalal, des tuyaux d’égout souterrains ont été posés dans certaines parties de la ville et, progressivement, un vaste réseau d’égouts a été créé à travers la ville d’Ahmedabad. En 1906, la majorité des parties de la ville d’Ahmedabad était couverte par le système d’égouts. Bien qu’Ahmedabad a été l’une des premières villes indiennes à installer un système d’égouts qui correspondait aux idées modernes d’un style de vie urbain sophistiqué, les personnes employées pour la maintenance de ce réseau n’ont pas connu de changements majeurs dans leur vie, car les hiérarchies de castes bien ancrées limitent leurs relations et interactions sociales.

Les Balmikis

Les Balmikis (une sous-caste de la communauté Dalit), étiquetés comme Bhangis (terme péjoratif pour désigner les nettoyeurs manuels) ont été l’un des groupes les plus exclus, exploités et marginalisés du Gujarat. Ils sont victimes à la fois des castes supérieures et des institutions de l’État. Pendant des siècles, les Balmikis ont été assignés à la tâche servile du nettoyage des latrines sèches. Avec l’arrivée du système d’égouts, les nettoyeurs manuels ont été employés comme travailleurs de l’assainissement et de nettoyage de la municipalité. Au lieu de nettoyer les latrines sèches, ils doivent maintenant descendre pour nettoyer des égouts bloqués remplis d’excréments humains et d’autres déchets dangereux. Ils travaillent à mains nues, et s’exposent à toutes sortes de saletés, pollutions et bactéries dangereuses. Les gens les appellent toujours les Bhangis et leur interdisent de participer à des activités sociales et des rituels religieux.

Les Balmikis dans la Municipalité d’Ahmedabad

Dans la ville d’Ahmedabad, il y a deux types de travailleurs de l’assainissement : les égoutiers et les balayeurs municipaux. Alors que l’entretien des égouts est généralement géré par seulement des hommes, ce sont à la fois des hommes et des femmes de la communauté Balmiki qui sont engagés comme balayeurs municipaux et nettoyeurs de toilettes publiques et latrines à ciel ouvert en bord de route.

Nanjibhai Makhwana, un haut responsable syndical de travailleurs d’égouts et employé de longue date de la Ahmedabad Municipal Corporation (AMC, l’organisme gouvernemental local) indique que sur la base de l’emploi, les Balmikis travaillant pour l’AMC peuvent être répartis en quatre catégories : 1) les travailleurs permanents enregistrés auprès de l’AMC, 2) les travailleurs temporaires, 3) les travailleurs à la journée, et 4) les travailleurs contractuels et les chiffonniers.

Les travailleurs qui ont réalisé 5 ans ou 900 jours de travail avec l’Ahmedabad Municipal Corporation sont censés être enregistrés comme travailleurs permanents. Ceux qui n’ont pas rempli ce critère, mais sont inscrits auprès de la société sont connus comme travailleurs temporaires. Nanjibhai explique que leurs syndicats sont confrontés au fait que l’AMC engage souvent des travailleurs à la journée et des travailleurs non enregistrés au lieu de travailleurs permanents. En raison du caractère fortuit du recrutement des égoutiers, ils n’ont pas le droit de réclamer une quelconque indemnisation de la part de l’AMC, en cas d’accidents ou de blessures graves à l’intérieur de l’égout.

Risques professionnels sur la santé des travailleurs

L’égout contient beaucoup de gaz et de substances toxiques. Le gaz d’égout est un mélange complexe de gaz toxiques qui contient du méthane, du dioxyde de carbone, du dioxyde de soufre et des oxydes d’azote. Par ailleurs, l’égout contient également des agents de blanchiment chlorés, des déchets ménagers, des excréments humains et des déchets industriels. Les travailleurs de l’assainissement ou les travailleurs d’égouts sont soumis à de hauts risques quand ils sont exposés à des gaz dangereux pendant une période prolongée. Dans la ville d’Ahmedabad, il n’est fourni aux égoutiers aucun équipement de sécurité pour les protéger des gaz dangereux et autres déchets toxiques.

Plusieurs égoutiers sont morts dès qu’ils sont descendus dans les égouts, et leurs corps ont dû être remontés. Au cours des trois dernières décennies, dans la seule ville d’Ahmedabad, plusieurs centaines de travailleurs d’égouts sont morts à cause d’une intoxication au gaz. Ils sont souvent en proie à des risques professionnels tels que l’exposition à des gaz dangereux, la noyade, les troubles musculo-squelettiques, les infections graves de la peau, les troubles respiratoires et les affections cardio-vasculaires. Sur les dix dernières années, le nombre officiel d’égoutiers morts à Ahmedabad est d’environ 106.

A Ahmedabad, de nombreux syndicats et organisations ont été le fer de lance de mouvements pour les droits et la dignité des nettoyeurs manuels et des travailleurs d’égouts et de l’assainissement.

Kamdar Swasthya Surashka Mandal (KSSM)

Kamdar Swasthya Surashka Mandal (KSSM, « Organisation des Travailleurs pour la Santé et la Sécurité »), une organisation basée à Ahmedabad, a été une figure de proue, luttant pour les droits des travailleurs de l’assainissement et d’égouts, de meilleurs salaires et la protection des travailleurs contre l’exploitation. Elle soutient plusieurs syndicats d’égoutiers, de travailleurs sanitaires et de nettoyeurs manuels (surtout connus en tant que syndicats Kamdar). Avec plusieurs syndicats et des militants des droits de l’Homme, la KSSM a déposé des requêtes auprès de la Haute Cour du Gujarat contre les conditions déplorables des travailleurs d’égouts, les bas salaires et le manque de protection contre les risques professionnels.

Les entretiens et les conversations avec les dirigeants syndicaux, des militants, des bénévoles, des travailleurs d’égouts et de nettoyage de la municipalité révèlent leur sort, le côté sombre de groupes des castes supérieures, ainsi que l’apathie et la négligence avec lesquelles les Balmikis sont traités. Les entretiens ont révélé qu’une grande partie de la rémunération des travailleurs sanitaires est consacrée aux dépenses médicales. En moyenne, environ 25% de leur revenu est consacré aux dépenses médicales. Ils sont également exposés aux infections et sont victimes de tuberculose, d’asthme, de maux de dos chroniques et de troubles respiratoires. Plusieurs travailleurs sanitaires et égoutiers ont révélé qu’ils continuent à être dans ce métier non pas par choix mais à cause de l’évident manque d’opportunités.

H.P. Mishra

H.P. Mishra [1], qui est à la tête de la KSSM, a souligné que la lutte pour les droits des égoutiers Dalits et les nettoyeurs manuels a été longue et implique une confrontation constante avec les organismes d’État et le pouvoir judiciaire. Il a fallu plus d’une décennie pour que le tribunal intervienne et prenne connaissance des conditions dans lesquelles les travailleurs d’égouts et les nettoyeurs manuels travaillaient.

M. Mishra a ajouté que seule une petite fraction des Balmikis sont effectivement employés dans le secteur organisé. Une grande majorité d’entre eux travaille pour des entrepreneurs sous-traitants, externalisés par l’AMC. Il y a environ 8 000 familles Balmikis dans la ville d’Ahmedabad, seulement 2 500 sont employées dans le secteur organisé. Le reste sont des travailleurs sous contrat à durée déterminée employés par divers sous-traitants externalisés par l’ACM. Les entrepreneurs les exploitent complètement et ne les paient qu’une maigre somme. Certains travailleurs Dalits ne gagnent que 50 à 100 roupies par jour (moins de deux dollars par jour) pour nettoyer les égouts, balayer les routes ou collecter les ordures.

Après plusieurs années de confrontations avec l’AMC en adressant des requêtes à la Cour et en négociant avec le gouvernement, leur lutte a porté ses fruits lorsque la Haute Cour du Gujarat a donné le jugement historique de 2006 en faveur des droits des travailleurs d’égouts et d’assainissement. Ce jugement a ordonné aux organismes municipaux de prendre des mesures pour mécaniser l’entretien des égouts, donner aux travailleurs d’égouts et d’assainissement la dignité qui leur est due et les protéger contre les risques professionnels.

M. Mishra a ajouté qu’après le verdict de la Haute Cour du Gujarat, l’AMC a effectivement cessé d’employer des hommes pour nettoyer manuellement les égouts. Mais le problème ne s’est pas arrêté là. Maintenant, les entrepreneurs externalisés emploient des hommes clandestinement, en général au milieu de la nuit, quand la plupart des gens dorment. Les travailleurs syndicaux qui sont au courant de cela alertent souvent les dirigeants et se rendent sur place afin de prendre sur le fait les entrepreneurs en tort.

Ratilal Jivabhai Parmal

Ratilal Jivabhai Parmal [2], un travailleur sanitaire de 45 ans qui gagne seulement 4000 roupies (environ 52 euros) par mois, trouve qu’il est extrêmement difficile de répondre à ses besoins financiers. Il ressent un profond traumatisme psychologique lié à son travail et face à une société indifférente envers les Balmikis.

Ratilal raconte par la suite l’expérience écœurante associé au Hak, une pratique courante de sa communauté de mendier de la nourriture dans la localité où les Balmikis sont employés. Quand ils mendient, les gens les traitent de façon nonchalante et jettent toutes sortes de nourriture dans leur assiette, y compris des aliments avariés et pourris. Comme ils n’ont pas d’autre choix, ils mangent tout ce qui est recueilli. Par conséquent, ils tombent de nombreuses fois malades à cause d’infections bactériennes, et doivent dépenser beaucoup d’argent pour acheter des médicaments et payer les honoraires des médecins.

Ashish Mishra

Ashish Mishra [3], un bénévole de longue date de la KSSM, a remarqué que l’éducation parmi les Balmikis est très faible. En raison de la stigmatisation sociale liée au genre de travail qu’ils font, les enseignants et les autres étudiants d’autres castes supérieures les évitent et les aliènent. A cause d’une telle pression sociale, la plupart des étudiants Dalits abandonnent au niveau du primaire.

Ashish a également souligné que la communauté Balmiki est enlisée dans des pratiques religieuses qui nécessitent d’énormes sommes d’argent. Par ailleurs, la dépendance à l’alcool et au tabac pèse également lourd sur leur santé et leur budget. Parfois, ils finissent par emprunter d’énormes sommes d’argent à des prêteurs privés qui facturent des taux d’intérêt élevés.

Harishbhai Gourie

Harishbhai Guri [4]., 35 ans, a été un travailleur sanitaire pour l’AMC durant les 5 dernières années. Chaque matin, armé juste d’un long balai dur, il nettoie minutieusement les excréments humains et autres déchets solides des toilettes ouvertes en bord de route dans un bidonville surpeuplé d’Ahmedabad. Harishbhai se plaint que la municipalité ne lui fournit aucun équipement de protection, bottes ou gants en caoutchouc. Non protégé et mal équipé, exposé à toutes sortes d’infections, il est tombé malade de façon récurrente. L’AMC ne se soucie pas de son état de santé. Il va régulièrement chez le médecin et dépense une quantité d’argent substantielle sur les médicaments.

Kokilaben Waljibhai

Kokilaben Waljibhai [5], une femme veuve de 40 ans, parcourt tous les jours 16 km pour se rendre sur son lieu de travail. Durant les 5 dernières années, elle a travaillé dans la même localité, balayant les toilettes ouvertes sales remplies d’excréments humains et d’autres déchets solides. Étant le seul soutien de la famille, Kokilaben continue à travailler pour nourrir ses trois enfants. Son mari, un travailleur sanitaire employé à l’AMC, est mort de la tuberculose il y a cinq ans.

Nanjibhai Makhwana

Nanjibhai Makhwana [6], un haut dirigeant syndical de la communauté Balmiki, travaille en tant qu’égoutier depuis 1977. En tant que leader d’un syndicat, il a été au premier plan de différentes luttes pour les droits des travailleurs d’égouts. Il a déclaré que dans la ville d’Ahmedabad, le statut des travailleurs d’égouts a subi un profond changement depuis que la KSSM est entrée en scène. Son syndicat, l’Union des Égoutiers de Kamdar, à Ahmedabad a énormément bénéficié des activités de la KSSM, et il dit que son syndicat a vraiment réussi à obtenir des droits, y compris des avantages et des indemnités, pour de nombreux égoutiers. Afin d’étendre la sensibilisation sur les droits des travailleurs d’égouts, son syndicat a mis en place des sections dans plusieurs districts du Gujarat.

Conclusion

La modernité et l’urbanisation ont apporté de nombreux changements dans le Gujarat et dans le monde. Mais dans un pays comme l’Inde, les complexités du système des castes empêchent souvent ceux qui sont le plus bas dans la hiérarchie sociale de jouir d’une vie digne. Malgré de fortes dispositions constitutionnelles et des interventions judiciaires, les agences gouvernementales ont été terriblement négligentes en ce qui concerne l’amélioration du sort des opprimés de la société.

L’installation d’un système d’égout n’a pas apporté beaucoup de changements au statut social et aux engagements culturels de la communauté Balmiki. La marginalisation et l’exclusion les ont maintenus à la marge de la société. Le manque d’opportunités permettant de développer d’autres compétences les oblige à poursuivre le métier traditionnel, et les enfants quand ils grandissent continuent souvent la profession de leurs parents pour apporter leur soutien à la famille.

Les travailleurs d’égouts et les nettoyeurs manuels ont réussi à gagner certains avantages grâce à leur lutte organisée pour de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail, la dignité et un réel statut dans une société qui est ancrée dans la hiérarchie des castes. Mais les sous-traitants externalisés qui exploitent les égoutiers et les travailleurs sanitaires devraient être inclus dans le champ d’application de la législation du travail. Les égoutiers en contrat à durée déterminée devraient également être payés à salaires et autres avantages égaux à ceux des travailleurs du secteur organisé. Les syndicats et les organisations commerciales devraient travailler dans le sens de ces objectifs. D’ici-là, la lutte des travailleurs Dalits pour l’égalité des droits, l’égalité des chances et une vie digne se poursuivra pendant encore longtemps.

Notes

[1Entretien avec HP Mishra, fonctionnaire en chef de la Kamdar Swasthya Surashka Mandal (KSSM) (« Organisation des Travailleurs pour la Santé et la Sécurité) d’Ahmedabad.

[2Entretien avec Ratilal Jivabhai Parmal, employé de l’AMC.

[3Entretien avec Ashish Mishra, un volontaire à temps plein à la KSSM.

[4Entretien avec Harishbhai Gourie, travailleur de l’assainissement pour l’AMC

[5Entretien avec Kokilaben Waljibhai, travailleur de l’assainissement à la Corporation Municipale d’Ahmedabad.

[6Entretien avec Nanjibhai Makhwana, leader communautaire et fonctionnaire en chef de la Manhole Union Kamdar (« Union des Egoutiers de Kamdar), Ahmedabad.

Commentaires

Cet article s’appuie sur plusieurs entretiens, notamment avec des membres de la communauté et d’autres travailleurs Dalits dans plusieurs zones d’Ahmedabad.
Il se base sur Ahmedabad District, données du Recensement de 2011, http://www.census2011.co.in/census/district/188-ahmadabad.html