Dossier Luttes populaires autour des problématiques énergétiques et urbaines en Inde

Assauts antisyndicalistes d’un géant de la construction automobile : la lutte des ouvriers de Maruti Suzuki

, par Intercultural Resources , SEHGAL Rakhi

L’article a été traduit de l’anglais au français par Jessica Pagazani, et relu par Pierre Bourgeois, traducteurs bénévoles à Ritimo. Retrouvez l’article original en anglais sur le site de Ritimo, Attempts at Union Busting by a Giant Automobile Corporation : the Struggle of Maruti Suzuki Workers.

Grève des travailleurs de l’entreprise Maruti Suzuki (Novembre 2012)
Radical Notes sur Flickr

La Maruti Suzuki India Ltd. (MSIL, anciennement Maruti Udyog Ltd.), une filiale de l’entreprise japonaise Suzuki Motor Corporation, est le premier constructeur automobile de l’Inde, avec près de 45 % du marché des véhicules particuliers. L’entreprise possède des sites de production à Gurgaon et Manesar, dans l’état d’Haryana, juste au sud de la capitale du pays, New Delhi.

Maruti Suzuki emploie en tout 10 000 ouvriers dans ses trois usines du site de Gurgaon (environ 120 ha) et ses trois usines du site de Manesar (environ 240 ha). Les installations ont une capacité de production totale de 1,5 millions de voitures. Suzuki Powertrain India, également située sur le site de Manesar, produit des moteurs Diesel et des transmissions, et emploie 3 000 ouvriers. Sa fusion avec MSIL est imminente. Suzuki est également à la tête d’une usine de fabrication de motocyclettes, à Gurgaon, qui emploie presque 2 000 ouvriers.

Le volume d’activité de ce géant de la production industrielle est un moteur du développement de Gurgaon et sa région. En plus des énormes usines appartenant à Maruti Suzuki, ses fournisseurs de composants automobiles et de systèmes de sous-assemblages emploient près de 30 000 ouvriers.

MSIL est la plus importante et la plus rentable des filiales de Suzuki Motor Corporation. Elle représente un tiers de ses bénéfices internationaux avant impôts et la moitié de sa production hors du Japon. Elle exporte des voitures fabriquées en Inde vers plus de 125 pays. L’entreprise est également en train de bâtir une troisième unité de production dans l’Etat de Gujarat, qui est situé dans l’ouest du pays.

Il est largement reconnu que l’arrivée de Maruti Suzuki dans les années 80, grâce à une joint-venture entre le gouvernement indien et l’entreprise japonaise Suzuki Motor Corporation, a bouleversé l’industrie automobile indienne. Maruti automobiles est rapidement devenue le symbole emblématique de l’Inde nouvelle. Tout au long des trois dernières décennies, Maruti Suzuki a été en situation de quasi-monopole sur le marché automobile indien.

Privatisation et droits des travailleurs

À partir de 1991, la libéralisation économique de l’Inde marque le début d’un revirement politique vers la privatisation. Le gouvernement indien privilégie le désinvestissement en diminuant ses parts dans les entreprises du secteur public. En 1992, le gouvernement lance la première étape vers la privatisation de Maruti Udyog Ltd. (MUL), en réduisant ses parts de 50 %, permettant ainsi à l’entreprise japonaise Suzuki Motor Corporation d’en devenir l’actionnaire majoritaire.

Les droits des travailleurs ont été les premiers affectés par la privatisation. A partir de 1998, des désaccords commencent à apparaître entre la direction et les ouvriers. En 2000, une longue lutte oppose la direction de MUL et le Syndicat des travailleurs de Maruti Udyog (Maruti Udyog Employees Union – MUEU) à propos du système incitatif et de la répartition salariale des ouvriers. Les affrontements durent 7 mois et se soldent — le gouvernement de l’état et le Ministère du travail s’étant associés docilement avec l’entreprise pour écraser le mouvement social — par le licenciement de 2 500 ouvriers, la mort mystérieuse de plusieurs travailleurs, et la dissolution du syndicat pour des motifs douteux.

Liens entre l’État et le Capital

Avec l’avènement du libéralisme économique, même la justice a renoncé à son rôle. En effet, au lieu d’être progressistes, afin de protéger les droits des travailleurs, les décisions de justice, successivement rendues par le Tribunal de grande instance et par la Cour suprême, ont renforcé les exigences du capital quant à la dérégulation du travail. Au même moment, des liens de plus en plus flagrants se tissent entre les dirigeants d’entreprise, le gouvernement central et ceux des états, qui soutiennent et autorisent les attaques portées contre le pouvoir de négociation des salariés au nom de la concurrence, de l’efficacité et de la nécessité d’attirer les investisseurs étrangers. Les gouvernements se font mutuellement concurrence, comme le montre clairement la rivalité actuelle entre les États d’Haryana et de Gujarat. Afin d’attirer le nouvel investissement de Maruti Suzuki, chacun promet d’offrir un contexte favorable à l’investissement, c’est-à-dire, en substance, une main-d’œuvre docile, en raison d’un Ministère du travail inefficace qui ne cherche aucunement à faire appliquer le droit du travail, et à une police zélée, à la disposition du capital et déployée afin d’étouffer les protestations sociales.

En 2011, alors que les ouvriers de l’usine Maruti Suzuki de Manesar essayent de s’organiser et mènent trois grèves successives en cinq mois afin d’exercer leur droit à constituer un syndicat de leur choix, le lien État/Ministère du travail/entreprise bat son plein. La direction de Maruti Suzuki déclare qu’elle n’admettra pas la formation d’un syndicat ni n’en « tolérera aucune affiliation extérieure », bafouant ainsi les droits des travailleurs garantis par la législation nationale et internationale. Le gouvernement d’Haryana et son Ministère du travail collaborent également avec la direction de MSIL. Le chef du gouvernement de l’état d’Haryana, Bhupinder Singh Hooder, aurait même déclaré à la direction de MSIL que le gouvernement soutenait la position de l’entreprise.

Le lien entre état et capital est de nouveau flagrant en août 2011, quand Maruti Suzuki impose un lock-out (Fermeture/verrouillage) illégal, injustifié et infondé de son usine de Manesar. Sur ordre de la direction de Maruti Suzuki, la police d’Haryana envoie entre 300 et 400 agents : sous protection policière, les dirigeants de Maruti Suzuki scellent les portes et se préparent à agir unilatéralement. L’entreprise exige que les travailleurs signent une « charte de bonne conduite » pour pouvoir entrer dans l’usine, bien que les tribunaux aient déclaré que de telles chartes constituaient des actes de force et de coercition.

L’histoire se répète une nouvelle fois en octobre 2011 : la direction de MSIL, qui, après un lock-out de 34 jours, avait accepté de réintégrer l’ensemble des 3 000 employés, refuse finalement de réembaucher les travailleurs contractuels qui avaient soutenu les travailleurs permanents pendant le lock-out. La direction décide ainsi de punir et de pénaliser les travailleurs contractuels qui avaient soutenu leurs collègues en refusant de franchir les grilles et de travailler pendant le lock-out illégal. Le Ministère du travail, le même qui avait si rapidement rejeté la demande de création du nouveau syndicat, le Maruti Suzuki Employees Union, ne prend aucune mesure urgente pour demander des comptes à la direction de Maruti Suzuki pour violation de l’accord moins de 48 heures après sa signature.

Le travail contractuel comme stratégie pour affaiblir les travailleurs

Au fil du temps, Maruti Suzuki a progressivement modifié la composition de sa main-d’œuvre et a créé un petit noyau d’employés permanents, autour duquel gravite un nombre toujours plus élevé de travailleurs contractuels, employés dans des conditions de travail précaires. Cela diminue le pouvoir de négociation des travailleurs. Aujourd’hui, environ 85 % des 3 000 employés de Maruti Suzuki à Manesar sont des travailleurs contractuels. Maruti Suzuki a également mis en place un système de salaires et de mesures incitatives fortement biaisés, au détriment des travailleurs contractuels temporaires. Ces derniers sont divisés de multiples façons, comme par exemple à travers l’usage de différents sous-traitants dans le même espace de travail ou encore la répartition des travailleurs dans différentes organisations politiques.

Même si, au départ, dans les années 80, Maruti Suzuki avait mis en place des méthodes de gestion qui avaient pu paraître nouvelles et égalitaires aux yeux d’un grand nombre de travailleurs, cet égalitarisme s’est rapidement révélé superficiel et de façade. Dans les années 80, tous les travailleurs portaient un uniforme identique, et tous, du personnel de direction aux ouvriers, mangeaient dans la même cantine. Les techniques japonaises nouvelles, comme les cercles de qualité, les échanges sur les problèmes rencontrés afin de trouver des solutions collectives, faisaient partie de la culture d’entreprise. De plus, Maruti Suzuki versait des salaires relativement élevés aux travailleurs permanents, de plusieurs fois le montant de ceux de leurs collègues des usines des alentours.

Cependant, à compter du mouvement ouvrier de 2000, Maruti Suzuki commence à restructurer le personnel en licenciant les travailleurs permanents, et en embauchant en priorité via des entreprises sous-traitantes ou des intermédiaires, ce qui va à l’encontre du Contract Labour (Regulation & Abolition) Act 1970 (Législation qui réglemente le contrat de travail). A travail égal dans l’atelier, les travailleurs contractuels gagnent non seulement moitié moins que les travailleurs permanents, mais ils doivent également porter des uniformes différents, et n’ont pas le droit à la plupart des avantages sociaux dont les travailleurs permanents bénéficient. En plus d’embaucher des travailleurs contractuels, la société a très largement utilisé des apprentis et des stagiaires pour la production dans les ateliers, ce qui est également contraire aux lois du travail.

De fait, un grand nombre de travailleurs renvoyés par Maruti Suzuki en 2000 ont été ré-embauchés en tant que travailleurs contractuels, pour un quart du salaire qu’ils gagnaient au moment de leur licenciement illégal. Les apprentis et les stagiaires continuent de travailler à l’atelier plusieurs années après leur période de formation d’un an. Ils sont ensuite renvoyés, au lieu d’être intégrés à l’entreprise, puis sont réemployés en tant que travailleurs contractuels, à de très bas salaires. Ces stratégies permettent à la direction de recruter puis de licencier des travailleurs, en marge de la procédure légale. De surcroît, cela a permis aux entreprises d’affaiblir considérablement l’activité syndicale.

18 juillet 2012

Les événements du 18 juillet à l’usine Maruti Suzuki de Manesar, qui se soldèrent par la mort d’un dirigeant, ne furent pas un embrasement soudain. Tout au long des mois précédents, le refus de la direction de reconnaître un syndicat élu avait fait monter la colère dans l’usine. Les travailleurs étaient de plus en plus frustrés de ne pas pouvoir exercer leurs droits constitutionnels. De plus, leur exigence d’un salaire égal pour un travail égal restait sans écho. Au lieu de se remettre en question et de se demander pourquoi ils n’avaient pas su mettre en place un cadre démocratique permettant de répondre aux préoccupations des ouvriers, les dirigeants de la ceinture manufacturière d’Haryana lancèrent une campagne médiatique agressive visant à faire passer les ouvriers pour des bandits.

Le 18 juillet, les ouvriers et leur syndicat protestèrent contre la décision unilatérale, prise par la direction de Maruti Suzuki, de suspendre un ouvrier de caste inférieure, qui avait été insulté par un contremaître de caste supérieure. Le contremaître était allé rapporter l’incident à ses responsables hiérarchiques, tandis que l’ouvrier en faisait état auprès des responsables syndicaux. La direction de Maruti Suzuki ne donna pas à l’ouvrier la possibilité de présenter sa version de l’incident, n’examina pas la question avec les dirigeants syndicaux, et ne montra aucune intention de résoudre le conflit. Au contraire, elle prit la décision unilatérale de le suspendre immédiatement.

Les dirigeants syndicaux et les ouvriers protestèrent contre cette prise de décision autoritaire et demandèrent aux dirigeants de Maruti Suzuki soit de prendre également des mesures disciplinaires contre le contremaître, ou bien d’annuler la mise à pied de l’ouvrier et de discuter avec le syndicat et les deux parties avant de prendre la moindre initiative.

Les dirigeants de Maruti Suzuki refusèrent et la situation s’aggrava d’heure en heure. La deuxième équipe des travailleurs continua la production tandis que la première équipe décidait de rester dans l’usine à la fin de son service jusqu’à ce que le conflit soit résolu de manière satisfaisante. Vers 7 heures du soir, on rapporta des états de violences dans la salle des négociations située dans le département des ressources humaines, et on demanda aux ouvriers de quitter leurs postes de travail et de sortir de l’usine. On sut plus tard que le bureau des ressources humaines et un bureau de sécurité avaient pris feu et qu’un des cadres des ressources humaines avait péri dans l’incendie. Les enquêtes de police ne réussirent pas à déterminer la cause du brasier ni à établir l’enchaînement des faits qui provoquèrent l’incendie et le décès. L’équipe d’enquêteurs de l’association de juristes All India Lawyers Union d’Haryana conclut que l’entreprise était responsable des violences du 18 juillet, de par sa mauvaise gestion et son arrogance, et que les travailleurs n’avaient prévu aucun complot visant à commettre un meurtre, contrairement à ce que l’entreprise avait prétendu.

Les dirigeants et les fonctionnaires du Ministère du travail, qui se rendaient régulièrement à l’atelier de Manesar, étaient tout à fait conscients des problèmes, de la colère et de la frustration des travailleurs, qui allaient en s’amplifiant, et n’ont pourtant rien fait pour remédier à cette situation. Au contraire, la direction de Maruti Suzuki a exacerbé les tensions en essayant d’intimider les responsables syndicaux, et ont même été jusqu’à déposer, auprès de la police locale, de fausses plaintes à l’encontre des principaux responsables syndicaux après que les négociations aient été rompues. Les dirigeants syndicaux ont été harcelés à maintes reprises par la police, mais ont toujours refusé de céder aux menaces et à l’intimidation.

À de maintes reprises, il est apparu clairement aux travailleurs qu’ils étaient confrontés à la volonté de l’énorme entreprise Maruti Suzuki d’empêcher les travailleurs d’exercer leur droit constitutionnel à la liberté d’association avec la complicité du ministère du Travail et du gouvernement de l’État.

La résistance face aux violations des droits du travail

Les travailleurs et les dirigeants syndicaux ont toujours demandé de façon unanime que les mêmes salaires et les mêmes avantages soient versés aux ouvriers occasionnels et aux ouvriers contractuels qui travaillent à leurs côtés dans l’atelier. La direction est restée inflexible et a toujours refusé d’accéder à cette demande. Il est de notoriété publique que ces travailleurs soi-disant occasionnels ou contractuels sont employés dans les processus centraux de production, ce qui va à l’encontre de la législation nationale du travail ; et pourtant aucune entreprise n’a été poursuivie en justice pour ce délit.

Il est important de comprendre ce qui est au cœur du conflit actuel entre les travailleurs et la direction de Maruti Suzuki, c’est-à-dire : le droit pour les travailleurs de constituer un syndicat (ainsi que le droit de s’affilier, s’ils le veulent, avec n’importe quel syndicat central), le droit à des salaires et des avantages sociaux identiques pour un travail identique, et la fin du système de salaires discriminatoire et du vol des salaires.

Ces ouvriers ont eu le courage de tenir tête à une entreprise puissante et au pouvoir de l’État. Ils ne veulent pas renoncer à leur droit de constituer un syndicat indépendant, échappant au contrôle de la direction, et ils ne veulent pas trahir les travailleurs occasionnels et contractuels en acceptant un accord qui ne s’appliquerait pas équitablement à tous les ouvriers effectuant le même travail. Voilà bien la plus grande menace pour le système de production existant. Rien d’étonnant alors à ce que les réactions aient été si violentes.

Depuis le 18 juillet 2012, la police a arrêté et incarcéré plus de 140 ouvriers — dont l’intégralité de la direction syndicale — qui ont été victimes d’une violence carcérale brutale et d’actes de torture par les policiers. Des membres de la famille d’un grand nombre des responsables syndicaux ont été arrêtés illégalement. La plupart des membres actifs des syndicats sont dans la clandestinité par crainte d’être arrêtés, et leurs proches sont constamment harcelés, menacés et intimidés par la police. Le 16 août, 546 ouvriers ont été sommairement congédiés par l’entreprise, et la police continue d’essayer d’arrêter quiconque s’oppose aux renvois ou essaye de reconstruire un syndicat des travailleurs indépendant à MSIL. La situation est particulièrement grave, la direction et l’état faisant des travailleurs activistes la cible de sanctions sévères. Le but principal des arrestations et de la constante intimidation policière est de détruire le syndicat indépendant de l’usine Maruti Suzuki de Manesar, pour ensuite constituer un syndicat contrôlé par la direction, comme celui de la première usine de Gurgaon. En dépit de ces circonstances plus que difficiles, les travailleurs sont en train de se réorganiser en syndicat et de se préparer à riposter.