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Le tueur silencieux : les travailleurs de l’agate de Khambhat combattent la silicose

, par Intercultural Resources , GEORGE PT

L’article a été traduit de l’anglais au français par Pierre Bourgeois, traducteur bénévole à Ritimo. Retrouvez l’article original sur le site de Ritimo, The Silent Killer : Agate Workers in Khambat Fight against Silicosis

Le 23 septembre 2012, Samuben Darbar est devenu la dernière victime de la silicose, une maladie professionnelle chronique qui menace maintenant la santé de milliers de travailleurs de l’agate.

Samuben ne travaillait pas dans cette industrie, mais son mari possédait un petit atelier en face de leur maison dans le village de Shakarpur à Khambhat, dans le Gujarat, dans l’ouest de l’Inde. Samuben fait partie des centaines de personnes qui sont décédées dans la région de Khambhat (Cambey), reconnue mondialement pour son industrie de pierres précieuses. Khambhat possède les plus vieilles et les plus grandes industries de production de pierres d’agate au monde.

Il n’existe pas de chiffres officiels qui indiquent le nombre de victimes de cette terrible maladie. Faute de statistiques précises, il est très difficile de déterminer combien de personnes, exactement, ont été réellement touchées, et combien ont succombé à la silicose dans cette région.

Qu’est-ce qu’une agate ?

Une agate est un cristal de quartz fibreux contenant du bioxyde de silice, que l’on trouve habituellement dans des montagnes rocheuses d’origine volcanique. Les agates sont des pierres semi-précieuses que l’on retrouve sous plusieurs formes, de translucides à transparentes, qui sont de différentes couleurs qui varient de laiteuses à grisâtres.

Chaque agate est unique et différente des autres pierres précieuses. A travers le monde, diverses propriétés métaphysiques lui sont attribuées. On croit que ces pierres semi-précieuses peuvent prolonger la vie et prévenir ou guérir plusieurs troubles d’ordre physique, mental ou psychologique. Certaines personnes croient même que les agates sont capables d’équilibrer les diverses énergies dans notre corps. À cause de ces propriétés métaphysiques, elles ont fait l’objet d’une exploitation minière intense, et ont été taillées, moulues et polies en pierres de toutes les tailles et de toutes les formes. L’Inde a été et demeure encore aujourd’hui le principal exportateur d’agate dans le monde.

Un plateau d’agate

Au sujet de Khambhat (Cambey), Gujarat

Khambhat ou Cambey (dans la province occidentale de l’Inde, le Gujarat), est une effervescente ville commerciale sur la côte de la mer d’Arabie. La principale occupation des gens ici, est la fabrication et le commerce des pierres d’agate. Des centaines de petites usines de la région de Khambhat emploient des milliers d’ouvriers pour la taille, le séchage, le meulage et le polissage des agates. Les pierres ainsi obtenues sont utilisées pour la fabrication de chapelets, d’objets d’artisanat, de bijoux et de breloques. Chaque année, le commerce domestique et l’exportation vers l’internationale de pierres d’agate représente des millions de dollars de chiffre d’affaires.

La région s’est faite connaître récemment pour le grand nombre de victimes de la silicose parmi les travailleurs de cette pierre. En Inde, on estime que trois millions de travailleurs du secteur des mines, de l’industrie de la pierre, des chantiers de construction, etc. sont exposés à la poussière de silice dans leur travail et qu’ils font face à un risque extrême de silicose.

La silicose est une maladie pulmonaire professionnelle provoquée par l’inhalation continuelle de silice sous forme de cristaux sur une longue période. La silicose n’est pas une nouvelle maladie : elle sévit depuis plusieurs siècles et elle représente la plus ancienne maladie professionnelle que l’humanité ait connue. La maladie est incurable chez le patient qui en est atteint, et elle provoque la tuberculose pulmonaire à cause de lésions graves aux poumons. Des mesures préventives peuvent toutefois être prises dans les différents milieux de travail de manière à éviter cette terrible maladie.

Les problèmes de l’industrie de l’agate

À Khambhat, la fabrication de pierres est une activité industrielle domestique qui se pratique habituellement dans une maison. L’expression « petite industrie » peut évoquer l’image d’une cellule familiale indépendante et autosuffisante où des pierres d’agate brutes sont transformées en de beaux bijoux lisses. Mais en fait, l’industrie de l’agate à Khambhat est contrôlée par quelques commerçants propriétaires qui opèrent à partir de plusieurs maisons.

La situation des ouvriers de l’agate

À Khambhat, la plupart des ouvriers de l’agate sont soit des amis des propriétaires de ces unités ou font partie de leur famille. Une unité domestique se compose de 10 à 12 ouvriers en moyenne. Certaines grandes unités ont de 30 à 40 ouvriers qui assèchent, taillent, meulent et polissent les pierres qui sont ensuite exportées vers les États-Unis et l’Europe. Les principaux problèmes de cette industrie sont la pauvreté, la maladie, le manque de diagnostics et de traitements médicaux adéquats, le travail forcé, le travail des enfants, les bas salaires, la malnutrition, ou encore le manque de supervision du gouvernement et de compensation en cas d’accidents ou de décès.

Si on en croit Jagdish Patel — un activiste principal et directeur du Peoples Training and Research Centre (PTRC) (Centre de recherche et de formation des populations), qui a travaillé sur la sécurité et la santé en milieu professionnel — la plupart des ouvriers impliqués dans l’industrie de l’agate sont soit des parents plus ou moins éloignés du propriétaire, ou ils se connaissent depuis très longtemps. À cause de cette proximité sociale et familiale, l’employeur profite habituellement des ouvriers pour les faire travailler de longues heures et les sous-payés pour la plupart.

Les petites unités sans permis

La grande majorité des petites unités de l’industrie de l’agate ne possèdent pas de permis et ne respectent pas les lois qui régissent le travail dans l’industrie. Le manque de surveillance gouvernementale des conditions de travail dans ces unités, ainsi que l’absence d’équipements de protection et mécanisés adéquats, ont pour conséquence l’exposition des ouvriers à toute une variété de problèmes de santé reliés à la pollution, à des risques professionnel et à une exploitation extrême. Il en résulte que la plupart des travailleurs de l’agate ne profitent pas des avantages dont jouissent leurs homologues des industries organisées.

Les conditions de travail

À Khambhat, le meulage et le polissage des pierres sont des procédés très primitifs. Les machines à meuler sont des appareils simples qui sont actionnés par des moteurs électriques très bruyants et qui font beaucoup de poussière. Le moyeu de la meule est relié à un petit moteur électrique par une courroie en toile. La meule, en tournant, oscille avec un bruit fort et dérangeant. Les ouvriers qui meulent les agates travaillent à mains nues, sans aucun équipement de protection, et ils sont directement exposés à la poussière de silice provenant de la taille, du meulage et du polissage des pierres.

Pour former les pierres, les ouvriers utilisent leurs doigts pour presser les pierres contre la meule, ce qui produit beaucoup de friction, de chaleur, d’étincelles et de vibrations. La poussière, ainsi est soulevée pendant le meulage, retombe partout. Le visage, les cheveux, les oreilles et le nez des travailleurs se remplissent de poussière. Même les vêtements n’y échappent pas, les ouvriers finissent par avoir les mains enflées et la peau des doigts fendue.

Un travailleur de l’agate dans une petite entreprise

Parce qu’ils sont à la merci de l’employeur, les travailleurs de l’agate n’osent pas élever la voix contre les injustices dont ils sont victimes. Ils ne peuvent pas réclamer de dédommagements en cas de maladie grave ou d’accidents. Un travailleur de l’agate gagne en moyenne de 40 à 50 roupies par jour (ce qui représente moins d’un dollar US) pour le meulage et le polissage des pierres ; ceci n’est pas suffisant pour les dépenses quotidiennes ni pour s’occuper convenablement de leur famille.

La silicose

Les poumons s’emplissent graduellement de fines particules lorsqu’ils sont exposés à la poussière de silice de façon continuelle. Il n’y a pas d’installation pour récupérer la poussière de silice lors de la production. Les ouvriers ne sont pas bien protégés et ils ne font que se couvrir le nez avec un mouchoir, ce qui ne bloque pas le passage des plus fines particules de poussière. Cette poussière ne se retrouve pas seulement dans l’atelier, mais se propage dans les environs et affecte des gens qui y sont continuellement exposés, même s’ils ne travaillent pas sur les machines.

Le rapport d’une étude menée par le National Institute of Occupational Health indique que la silicose est plus répandue chez les ouvriers de l’industrie de l’agate, et tout spécialement ceux qui font le meulage et le polissage.

Les travailleurs affectés au meulage (aussi appelées ghasiyas) sont tout particulièrement affectés par la poussière de silice et sont donc très vulnérables à la silicose. Une exposition régulière de 25 à 27 microgrammes par centimètre cube d’air peut avoir des conséquences dévastatrices sur la santé des ouvriers. Même les personnes extérieures à cette industrie et qui sont exposés à cette poussière sont tout aussi vulnérables à la silicose. De plus, le rapport indique qu’autant les femmes que les hommes en sont victimes, et que plusieurs ouvriers développent la silicose après quatre à cinq ans de travail.

Habituellement, les symptômes de la silicose n’apparaissent qu’après plusieurs années. Faute d’être détectée rapidement, cette maladie, associée à la malnutrition, peut souvent être fatale pour les travailleurs. La plupart des victimes ne s’en rendent compte qu’à un stade avancé de la maladie. Ils manquent alors de force et ils sont souvent très malades avec une forte toux, de la fièvre et d’autres symptômes. Dans l’incapacité de faire un travail physique, ils restent à la maison, prisonniers de la pauvreté et de la maladie, constamment fatigués, faibles et à bout de souffle. Ils tombent finalement dans le piège tendu par la silicose et ils meurent de façon prématurée.

Pour ce qui est de la silicose dans la région de Khambhat, Jagdish Patel estime que des recherches menées à plusieurs reprises par différents organismes, dressent un portrait peu clair de la situation et révèlent plusieurs problèmes critiques. Depuis longtemps, en l’absence de diagnostics adéquats, plusieurs cas de silicose ont été enregistrés comme des cas de tuberculose, faussant ainsi, dès le départ, les chiffres sur la mortalité. Aussi, plusieurs patients souffrant de silicose sont décédés sans un diagnostic convenable ou après n’avoir été traités que pour la tuberculose. D’autres rapports donnent des chiffres différents. Certains rapportent que le nombre total de personnes qui souffrent de silicose à Khambhat est de l’ordre de 50 000 personnes, alors que d’autres indiquent plutôt 30 000 personnes. Les représentants du gouvernement dressent un portrait très différent et contredisent ces chiffres. Ils réduisent le nombre aux alentours de 5000 personnes. Il est ainsi très difficile de donner le nombre exact de gens qui souffrent de cette maladie.

Les indemnisations pour les victimes de la silicose

L’industrie de l’agate à Khambhat se compose de petites unités industrielles domestiques qui ne sont pas régies par le Factories Act (la Loi sur les usines). Les travailleurs ne peuvent pas être indemnisés pour des blessures ou des accidents survenus sur leurs lieux de travail. Même ceux qui sont gravement atteints de silicose n’ont pas été indemnisés jusqu’à maintenant. Il n’existe pas de relations bien définies entre les employeurs et les employés. Il n’y a aucun mécanisme qui garantisse des revenus adéquats ou des paiements réguliers. Ainsi, presque tous les travailleurs sont entièrement à la merci des employeurs. Ces derniers traitent d’ailleurs les travailleurs presque comme des esclaves.

La négligence du gouvernement

Une importante quantité de travailleurs de l’agate de Khambhat sont traités, par leurs employeurs, comme des membres de la famille. Les représentants du gouvernement se plaignent que les propriétaires donnent de mauvaises informations sur le statut de leurs ouvriers. Les accidents et les blessures ne sont que rarement déclarés aux autorités gouvernementales. Sous le couvert de ces liens familiaux, les travailleurs ne peuvent pas obtenir d’aide officielle du gouvernement. Et puisqu’ils ne sont inscrits dans aucune unité industrielle, il ne bénéficient pas non plus de la protection de la Employees’ State Insurance Act (ESI) (la Loi de l’assurance sur la condition des employés) qui prévoit certains bénéfices pour les employés malades.

De la même manière, il existe une autre controverse entourant l’industrie de l’agate de Khambhat. Il s’agit de l’inaction des représentants du gouvernement qui ne portent presque aucune attention aux problèmes des travailleurs ou qui ne se rendent pas sur les lieux de travail pour détecter les traitements illégaux infligés.

De manière ironique, le gouvernement du Gujarat a émis un avis, en 2008, selon lequel même si une unité industrielle n’emploie qu’un seul travailleur, ce dernier doit être enregistré sous le Factories Act. Mais puisque la plupart des employeurs de Khambhat traitent leurs ouvriers comme des membres de la famille, ils évitent ainsi de respecter cet avis.

Cette situation fait que ce sont les travailleurs qui souffrent de toutes les illégalités qui entourent cette industrie. Une intervention immédiate du gouvernement, une mise en application rapide des modifications législatives, et des indemnisations pour les victimes de la silicose et les travailleurs de l’agate, pourraient leur éviter la pauvreté et l’extrême misère.

Le ralliement des travailleurs de l’agate

Le 1er mai 2012, s’est tenu, pour la première fois à Khambhat, un ralliement de sensibilisation pour rendre hommage aux travailleurs morts des suites de la silicose.

La Journée internationale de commémoration des travailleurs morts ou blessés au travail (le 28 avril), a été célébrée le 1er mai à Khambhat. Des centaines de travailleurs, de mères, d’enfants et de veuves se sont réunis dans le village de Shakarpur et ont marché plusieurs kilomètres jusqu’à Khambhat, par une chaleur torride. Après ce rassemblement, les travailleurs ont rendu hommage aux victimes de la silicose à Khambhat, et ils ont remis une pétition aux représentants du gouvernement. Le gouvernement de son côté a fait preuve de négligence et d’une complète apathie, malgré les nombreuses demandes et pétitions qui lui ont été soumises.

Les efforts pour enrayer la silicose

Il existe plusieurs moyens par lesquels les employeurs et les travailleurs peuvent aider à prévenir la silicose. Tout d’abord, l’installation de ventilateurs peut prévenir l’émission de poussières dans l’air, réduisant ainsi l’exposition des travailleurs. La formation des ouvriers dans le but de les sensibiliser aux effets nocifs, et l’utilisation d’eau sur la surface des meules pourraient, dans une large mesure, réduire l’exposition à la poussière. Le port de masques de bonne qualité pourrait également prévenir l’inhalation de poussière.

Un rapport d’enquête de la Peoples Union for Civil Liberties (PUCL) du Gujarat, en 2007, rédigé suite à une visite dans la région de Khambhat, a recommandé plusieurs mesures de prévention de la silicose au gouvernement du Gujarat. Voici certaines de ces importantes recommandations :

  • La création d’un fonds d’aide sociale avec l’aide des agences gouvernementales et des commerçants ;
  • Le traitement gratuit des patients atteints de silicose dans des centres de soins santé primaires ainsi que l’ouverture de ces centres à proximité des unités industrielles ;
  • En cas de décès du patient, il est recommandé qu’autant les Panchayats (une agence gouvernementale de proximité) que les agences municipales émettent des certificats de décès indiquant que la silicose est la cause du décès ;
  • La déclaration d’un salaire minimum pour les travailleurs de l’agate ;
  • Des allocation de nourriture et de nutriments pour les patients atteints de silicose ;
  • Des assurances pour les travailleurs de l’agate ;
  • De l’aide financière pour l’installation d’unités de ventilation.

En dépit de plusieurs études de cas, de rapports et de missions d’enquête, les travailleurs de l’agate attendent toujours l’aide du gouvernement, et plusieurs problèmes hantent toujours cette industrie en déclin. Les travailleurs, en situation d’extrême pauvreté et qui ne peuvent même pas se payer de soins médicaux, sont tout à fait incapables d’installer les équipements onéreux de contrôle de la poussière. Il existe des doutes sur l’efficacité de ces appareils pour l’obtention d’un environnement exempt de poussières. Les travailleurs font face à un problème supplémentaire : ils doivent changer leurs habitudes pour s’adapter à la nouvelle mécanisation de leur environnement de travail. Tant que ces problèmes ne seront pas réglés, les pauvres travailleurs de l’industrie de l’agate du Khambhat seront prisonniers du filet que représente la silicose.