Le bilan des morts continue de s’alourdir alors que les manifestations en faveur de la démocratie secouent le Soudan

, par Peoples dispatch , KULKARNI Pavan

Au milieu de cette rébellion civile à l’échelle du pays, la junte militaire s’apprête à rétablir le régime islamiste dirigé par l’ancien dictateur Omar al Bachir, qui a été renversé en avril 2019.

Un homme et sa canne rouge sur l’épaule
Crédits : Yussuf Yassir via Unsplash

Dimanche 30 janvier, des centaines de milliers de manifestants pro-démocratie ont rejoint les manifestations de masse contre la junte militaire au Soudan dans au moins 25 villes et villages du pays, pour la 16e fois depuis le coup d’État du 25 octobre 2021.

Les manifestants ont bloqué la frontière entre le Soudan et l’Égypte ainsi que plusieurs autoroutes afin de perturber le commerce avec le voisin du nord, dont le gouvernement est connu pour soutenir la junte. En outre, un pont essentiel sur l’autoroute reliant la capitale Khartoum et Port-Soudan, sur la mer Rouge, a également été bloqué.

Les forces de l’ordre ont violemment attaqué les manifestants, blessant au moins 180 personnes à l’aide de balles réelles et de grenades lacrymogènes tirées directement sur leurs têtes, a déclaré le Comité central des médecins soudanais (CCSD) dans un communiqué.

Dans le centre de Khartoum, où la junte a interdit les manifestations, les forces de l’ordre ont ouvert le feu sur des rassemblements qui convergeaient de divers quartiers vers le palais présidentiel, siège du chef du coup d’État et chef de l’armée Abdel Fattal al-Burhan.

Mohamed Yousif Ismail, 27 ans, est mort dans cette attaque des forces de l’ordre après avoir succombé à un choc thoracique. "La nature de la blessure n’a pas encore été identifiée. Le nombre de morts parmi les civils s’élève désormais à 79 depuis le coup d’État militaire", a déclaré le CCDS.

Ismail était membre du comité de résistance (RC) du quartier de Wad Nubawi dans la ville jumelle de Khartoum, Omdurman. Il représentait son comité dans l’organe de coordination des CR d’Omdurman.

La résistance de masse contre la junte est menée par un réseau de CR qui ont été organisés dans des quartiers à travers le Soudan au cours de la révolution de décembre. Plus tard dans la soirée de dimanche, des centaines de personnes ont assisté au service funéraire d’Ismail, l’ont salué comme un martyr et ont juré de poursuivre la lutte. "Même si vous tuez le peuple soudanais tout entier, vous et vos chiens ne nous gouvernerez pas", ont déclaré les CR du quartier Al Kalakla Al Gubba de Khartoum dans une déclaration adressée à Burhan.

Les forces armées ont également attaqué les manifestations de masse dans plusieurs autres États et arrêté les manifestants, notamment à Mer Rouge, Kassala, Gedaref et Nil Bleu. Dans plusieurs villes, les manifestants ont barricadé les quartiers pour se défendre des attaques des forces de sécurité qui ont envahi les zones résidentielles.

Un capitaine de police aurait été amputé de ses doigts après qu’une grenade assourdissante qu’il lançait sur les manifestants lui ait explosé dans les mains.

Blocage du commerce avec l’Égypte

L’escalade de la résistance s’est traduite par le blocage des routes commerciales avec l’Égypte dans les trois États soudanais les plus au nord, le long de la frontière égyptienne. Dans la capitale de l’État du Nil, Ad-Damir, et à Port-Soudan, dans l’État de la mer Rouge, des routes essentielles utilisées par les camions pour transporter des marchandises vers et depuis l’Égypte ont été bloquées. Un pont important reliant Port Soudan à la capitale Khartoum a également été bloqué par les CR dans la ville d’Atbara, dans l’État du Nil.

Dans l’État du Nord voisin, la route Sheryan El Shima menant à la frontière égyptienne est bloquée depuis le 9 janvier par des agriculteurs qui protestent contre de nouvelles hausses des tarifs d’électricité. Bien que la décision d’augmenter les prix ait été annulée le 12 janvier, les agriculteurs et les CR ont poursuivi le blocage en exigeant une part équitable des revenus de l’État provenant des projets miniers et agricoles dans ces régions. Ils demandent également le désinvestissement des entreprises militaires de ces projets.

"Nous allons bloquer complètement la route entre les deux pays et arrêter les exportations soudanaises vers l’Égypte. Les routes seront fermées à partir de l’État du Nil et de l’État du Nord, y compris la route reliant Port-Soudan à Khartoum au sud et à l’Égypte au nord", ont annoncé les CR plus tôt le 30 janvier.

La nature du commerce entre les deux pays se caractérise par l’exportation de matières premières, notamment de bétail et de produits agricoles, par le Soudan en échange de biens à valeur ajoutée importés d’Égypte. Cette situation est perçue comme l’une des raisons de l’augmentation des prix des produits de base au Soudan et de l’absence de marché dans le pays pour les agriculteurs locaux.

La dépendance à l’égard de l’Égypte a augmenté de façon spectaculaire au cours des deux dernières années, beaucoup plus rapidement que le taux d’augmentation des exportations du Soudan. La valeur des importations en provenance d’Égypte est passée de 172,3 millions de dollars au cours des six premiers mois de 2020 à 419 millions de dollars au cours de la même période de 2021, tandis que les exportations soudanaises vers l’Égypte sont passées de 119,5 millions à 299 millions de dollars, rapporte Al-Monitor.

La contrebande généralisée, qui serait pratiquée avec la complicité des autorités à la frontière entre le Soudan et l’Égypte, ne ferait qu’aggraver les difficultés économiques du peuple soudanais. Les blocus visent non seulement l’État soudanais, mais aussi le gouvernement égyptien, qui semble intervenir pour soutenir la junte militaire, qui n’a aucune légitimité nationale.

Moins d’un mois après le coup d’État, le 20 novembre 2021, l’Organisation nationale égyptienne pour la production militaire a signé un accord de coopération en matière d’industrialisation militaire avec la Military Industry Corporation (MIC) du Soudan. Le président égyptien Abdel Fattah el-Sisi a ensuite assuré le chef du coup d’État soudanais Burhan de son soutien total lors d’un appel téléphonique le 2 janvier.

Une semaine après la fermeture de l’autoroute vers l’Égypte par des manifestants dans l’État du Nord du Soudan, M. Sisi a affirmé dans ses déclarations ultérieures que l’Égypte ne soutenait pas le coup d’État au Soudan. Toutefois, peu de gens croient que c’est vrai.

La junte militaire en course pour faire revivre l’ancien régime islamiste ?

Depuis le coup d’État, la junte a pris plusieurs mesures pour réintégrer les membres du parti islamiste du Congrès national (NCP) de M. Bashir, qui avaient été écartés des structures de l’État après son éviction. La résistance de la junte s’intensifiant, il semble qu’elle soit engagée dans une course contre la montre pour mener à bien ce processus.

Le 24 janvier 2021, au milieu de manifestations dans tout le pays, la junte a réintégré 100 fonctionnaires qui avaient été démis de leurs fonctions au ministère des Affaires étrangères en raison de leurs liens avec le NCP.

Ils avaient été démis de leurs fonctions par l’Empowerment Removal Committee (ERC), créé sous la pression populaire pour éliminer les éléments du NCP du gouvernement de transition civilo-militaire post-Bashir (dissous depuis le coup d’État).

Le 29 janvier, la Holy Quran Society, dont le conseil d’administration était dominé par certains des membres les plus haut placés du NCP et par laquelle le régime de Bachir avait "acheminé des millions de dollars" pour la radicalisation islamique, a été réactivée. Ses biens saisis par l’ERC "dont une chaîne de télévision, deux journaux, des biens immobiliers et une mine d’or" ont été restitués, selon Nada Ali qui suit de près l’évolution de la situation au Soudan.

Au milieu des protestations de dimanche, 225 personnes licenciées par l’ERC ont été réintégrées dans leurs anciens postes à la Chambre de la zakat. Chargé de collecter les taxes conformément à la loi islamique aux fins de la distribution des richesses, cet organe était connu pour être l’un des plus corrompus sous le régime du NCP.

Lundi, les biens obtenus illégalement par Ali Osman Taha, haut dirigeant du NCP et ancien vice-président du Soudan sous Bashir, lui ont été restitués. Il s’agit notamment de deux maisons et de 100 000 acres de terres agricoles qui avaient été confisquées par l’ERC. Dans tous ces cas, le pouvoir judiciaire a été utilisé comme un instrument par la junte pour rendre des jugements favorables.

Les manifestants refusent les négociations avec les militaires

Dans ces circonstances, les appels lancés par les Nations unies, les États-Unis et leurs alliés occidentaux et de la région MENA pour que le mouvement pro-démocratie négocie avec l’armée ont été accueillis avec indignation dans la rue.

Déclinant l’invitation à rencontrer la Mission intégrée des Nations Unies pour l’assistance à la transition au Soudan (UNITAMS), les CR de Madani, capitale de l’État d’El Gezira, ont déclaré dans un communiqué la semaine dernière : "Jusqu’à présent, la communauté internationale a clairement soutenu les partis du coup d’État, y compris l’Union européenne et les entités de l’ONU, notamment la mission UNATIMS, et ils tentent de préparer le terrain afin de resserrer l’emprise militaire et sécuritaire du coup d’État, dont la puissance continue de faucher des vies soudanaises."

Réaffirmant que le RC Madani se conforme "à la décision des révolutionnaires selon laquelle il n’y a pas de négociation, pas de partenariat et pas de légitimité", la déclaration exhorte "tous les comités de résistance à faire attention aux dangers des divisions internes et des désaccords causés par de tels appels".

Alors même que les forces de sécurité poursuivaient leur répression et arrêtaient mardi environ 65 membres des CR et autres avocats et militants, l’organe de coordination des CR à Khartoum a annoncé le "calendrier de la révolution" pour février. Des manifestations et des rassemblements étaient prévus dans tout le pays le mois de février 2022.

Les barricades dans les quartiers, les grèves, les manifestations de moindre ampleur et les diverses formes de désobéissance civile se poursuivront entre ces dates sous la direction des CR et des syndicats locaux. Entre-temps, les CR ont l’intention de poursuivre le blocage des routes Soudan-Égypte au nord jusqu’à la chute de la junte militaire.