Energie et développement durable

, par Global Chance , DESSUS Benjamin

Suite à la disparition de Benjamin Dessus, un passeur de savoir rigoureux au service des transitions, nous publions un de ses articles qui avait introduit le numéro 8 de la collection Passerelle (en 2012) intitulé "L’efficacité énergétique à travers le monde, sur le chemin de la transition".
Cet article est un essai de vulgarisation des types d’énergies et de leurs usages possibles pour entrer dans une réelle transition énergétique vers des territoires durables.

L’ambition du développement durable suppose la mise à la disposition du plus grand nombre et de façon équitable de « biens publics communs » qui sont consubstantiels à la notion même de développement et que l’on peut traduire par une série de droits fondamentaux : le droit à la santé, à l’alimentation, au logement, à l’éducation, au confort domestique, à la mobilité, etc.

L’énergie est au cœur de ces questions, non pas comme une fin en soi, mais à la fois comme l’un des moyens indispensables à la satisfaction d’un certain nombre de ces biens publics et comme contributeur et responsable potentiel de la destruction d’un certain nombre d’autres biens communs globaux tels que l’environnement ou la pérennité des ressources non renouvelables.
Le développement durable tente de rendre synergiques ces différents biens communs qui sont souvent présentés comme antinomiques, tout en s’efforçant de répondre aux défis suivants :

  • Comment faire une meilleure place aux trois milliards de pauvres et de démunis que comptent nos sociétés actuelles, qu’il s’agisse de la majorité des habitants des pays les plus pauvres ou de la minorité des habitants des pays les plus riches ?
  • Comment prévoir les moyens d’accueillir dans la dignité et le développement les 2 à 3 milliards de nouveaux habitants que comptera l’humanité à la fin du siècle ?
    Le tout sans obérer gravement l’avenir de l’humanité par un épuisement des ressources de la planète (ressources en eau, en énergie, en terres, ressources biologiques, ressources culturelles, etc.) et par des transformations irréversibles des conditions de vie même sur cette planète (changement de climat, de niveau des océans, désertification, etc.) ?
Coucher de soleil sur un champ d’éolienne et lignes à haute tension @Tobias Scheck (CC BY 2.0)

Les services énergétiques et les énergies finales

Pour les divers usagers, c’est l’accès aux « services énergétiques [1] » qui est important, aussi bien sur le plan quantitatif que qualitatif. Á chaque besoin socio–économique peuvent correspondre plusieurs « filières énergétiques ». Chaque filière représente le trajet qui va du besoin socio–économique de développement, dont la satisfaction requiert une certaine consommation d’énergie, à la ressource énergétique de base permettant de procurer cette énergie à l’usager (voir encadré page suivante). On désigne de façon différente les produits énergétiques selon le stade auquel ils apparaissent dans les filières énergétiques.

Les deux principaux stades, que l’on retrouve dans les statistiques de production et de consommation d’énergie, sont celui de l’énergie primaire et celui de l’énergie finale. Le stade de « l’énergie primaire » correspond aux formes sous lesquelles la nature livre l’énergie : énergie chimique contenue dans une ressource fossile ou dans la biomasse [2] ; énergie mécanique de l’eau ou du vent ; énergie thermique de l’eau chaude du sous–sol ou du rayonnement solaire ; énergie photovoltaïque solaire ; énergie nucléaire du noyau de l’atome d’uranium, etc.

Le stade de « l’énergie finale » correspond aux produits énergétiques qui sont livrés au consommateur : dans certains cas, le produit final peut être identique au produit primaire (ou très proche : c’est le cas du gaz naturel) ; dans la plupart des cas, le produit final résulte d’une transformation effectuée à partir des produits primaires : c’est le cas de l’électricité produite par les centrales à combustibles fossiles et des carburants produits à partir du pétrole dans les raffineries.

Les étapes des filières énergétiques
1. Besoins socio–économiques du développement
Habitat et lieux de travail confortables – Alimentation, habillement, éducation, activités socioculturelles – Communications, déplacements aisés et sûrs, transport des marchandises – Production de biens et de services.

2. Services requérant de l’énergie
Chauffage ou rafraîchissement, eau chaude, conservation et cuisson des aliments – Éclairage, appareils ménagers, bureautique, audiovisuel, télécommunications – Transport des personnes et des marchandises – Industrie, mines, agriculture.

3. Formes d’énergie directement utilisée
Chaleur, froid – Force motrice fixe ou mobile – Lumière – Énergie électromagnétique – Énergie chimique.

4. Équipements et appareils énergétiques de l’usager
Chaudières, fours, cuisinières – Lampes, appareils ménagers et audiovisuels, appareils électroniques, ordinateurs – Moteurs – Procédés industriels.

5. Infrastructures dans lesquelles sont utilisés ces appareils
Infrastructures d’urbanisme et de transport, habitations, locaux industriels et tertiaires, etc.

6. Produit énergétique utilisé par l’usager (énergie finale)
Combustibles et carburants solides, liquides ou gazeux – Chaleur de réseau – Électricité.

7. Secteur de consommation
Industrie, résidentiel, tertiaire, transports, agriculture.

8. Transformation et transport de l’énergie
Centrales de production de chaleur, centrales électriques (ou mixtes chaleur – électricité : cogénération) – Raffineries de pétrole, usines de liquéfaction du gaz naturel, installation de fabrication du charbon de bois – Oléoducs, gazoducs, navires pétroliers et méthaniers, barges, trains, camions – Lignes électriques.

9. Sources énergétiques disponibles dans la nature (énergie primaire)

  • Sources fossiles : charbon et lignite, pétrole, gaz naturel.
  • Sources renouvelables : hydraulique, éolien, solaire (thermique ou photovoltaïque), géothermie, biomasse.
  • Source fissile (énergie nucléaire) : uranium.
    Les services énergétiques mettent donc en relation :
  • des outils (ampoules, chaudières, automobiles, trains, etc.).
  • des infrastructures (urbanisme, logements, modes de transport) dans lesquels les outils s’insèrent.
  • des systèmes de production, de transformation, de transport et de distribution d’énergie, depuis les sources d’énergie primaire (sources fossiles ou renouvelables), jusqu’aux énergies finales, celles qui parviennent jusqu’aux usagers sous forme de « produits », chaleur directe (réseaux de chaleur), électricité, combustibles (charbon, bois, fuel, gaz naturel) ou carburant (essence, diesel, biocarburants, etc.). Ces activités qui permettent le passage de l’énergie primaire à l’énergie finale sont le domaine traditionnel des entreprises dites du « secteur énergétique ».

C’est l’ensemble des outils, des infrastructures où ils sont utilisés et des systèmes de production transport distribution qui constitue « les systèmes énergétiques » aux divers niveaux géographiques (territorial, national ou mondial).
La problématique de l’énergie recouvre donc une série de domaines, dont la production d’énergie n’est qu’un aspect, certes important, mais loin d’être le seul à prendre en compte, dans la chaîne qui conduit des besoins aux sources d’énergie.

Les sources d’énergie primaire

On classe traditionnellement les sources d’énergie « primaire » en fonction de leur caractère de « flux » ou de « stock ».

Se présentent sous forme de stock, par conséquent épuisable à l’échelle des temps historiques, (même si ces stocks se reconstituent sur des temps géologiques) les pé-troles, les charbons, le gaz naturel, l’uranium et ses dérivés (plutonium par exemple).

Se présentent sous forme de flux énergétique, l’énergie solaire directe et une série d’énergies qui découlent de son action sur l’atmosphère ou la biosphère, l’énergie éolienne, l’énergie hydraulique, les énergies de la houle et l’énergie thermique des mers, l’énergie des marées, la biomasse, etc. Les flux de ces énergies, même s’ils peuvent évoluer dans le temps, sont directement liés à l’activité solaire et donc aussi pérennes à l’échelle historique.

S’y ajoute le flux d’énergie géothermique. Conséquence de la radioactivité des couches géologiques profondes de la terre, il présente une pérennité directement liée au très lent refroidissement de la terre. Ce classement ne suffit pas à caractériser ces énergies du point de vue de leurs usages finaux.

Toutes les sources énergétiques, même si c’est théoriquement possible, ne sont pas pratiquement capables de fournir tous les produits énergétiques finaux avec une efficacité suffisante. Le tableau ci–dessous montre qu’en dehors du pétrole, du gaz naturel et dans une certaine mesure de la biomasse, les différentes sources d’énergie, dans l’état actuel des techniques, sont adaptées à la fourniture de produits énergétiques finaux déterminés. D’où la notion de filière énergétique qui établit un lien direct entre le produit énergétique final, voire le service final (comme par exemple dans le cas du chauffe–eau solaire) et l’énergie primaire.

La nature des systèmes de transformation des énergies primaires en énergies finales (en particulier pour la production d’électricité) est un autre élément important qui distingue les sources d’énergie. La production d’électricité à partir de combustibles fossiles et nucléaires entraîne par exemple une coproduction inéluctable et importante de chaleur (de 65 à 50%) selon les sources primaires. Dans les sites de production très centralisés, de plusieurs centaines, voire de milliers de MW (MégaWatt), cette chaleur est perdue car produite trop loin des concentrations d’usagers susceptibles d’en avoir l’usage. C’est le cas pour les centrales nucléaires pour lesquelles 65% de l’énergie fournie par la source primaire est perdue. Un site de centrale nucléaire de 4 tranches, par exemple, qui fournit 4000 MW d’électricité, rejette 8000 MW de chaleur dans l’environnement, alors que cela suffirait à chauffer tout Paris. Pour les systèmes de production d’électricité de taille plus modeste qu’autorisent d’autres sources (par exemple le gaz naturel, le pétrole ou la biomasse), il devient possible d’utiliser sur place la chaleur produite. Le rendement d’usage de l’énergie primaire peut s’en trouver doublé.

Les enjeux et les risques

Il est aujourd’hui amplement reconnu par la communauté internationale que l’accès à l’énergie constitue un élément incontournable du développement des sociétés. Il reste cependant une ambiguïté sur ce terme d’accès à l’énergie, alors que la nécessité concerne bien, non pas l’énergie elle–même, mais l’accès aux différents services énergétiques de base indispensables au développement qui constituent des biens communs de l’humanité.
L’enjeu est donc d’assurer, dans la sécurité, l’égalité d’accès à ces services pour chacun des citoyens du monde dans les meilleures conditions pour le dévelop-pement des sociétés.
Mais la mise en œuvre et la gestion des systèmes énergétiques s’accompagnent de risques.
Certains de ces risques dépendent largement de la nature des sources primaires :

  • Raréfaction et épuisement des ressources pour les énergies de stock (fossiles et fissiles).
  • Accidents miniers, marées noires, pollution locale, émissions de gaz à effet de serre, etc. pour les énergies fossiles.
  • Accident majeur, prolifération et déchets à haute activité et très longue durée de vie pour le nucléaire.
  • Déforestation, atteinte aux paysages, à la biodiversité, érosion, etc. pour les énergies renouvelables.
  • D’autres, communs à plusieurs sources, dépendent de la nature de l’énergie finale considérée : c’est le cas, par exemple, des risques qui concernent le transport et la distribution d’électricité.

Développement durable et systèmes énergétique

Une stratégie de développement durable dans le domaine de l’énergie doit donc avoir pour ambition à la fois :

  • d’assurer, à chaque citoyen, l’égalité d’accès aux services de l’énergie (confort thermique, moyens de déplacement, électroménager, éclairage, etc.) et de fournir au monde économique les moyens énergétiques nécessaires à la production des biens et services pour la collectivité et les ménages dans des conditions économiques acceptables.
  • d’assurer la sécurité d’approvisionnement, d’acheminement et de distribution des énergies nécessaires à la mise à disposition des services énergétiques précités.
  • de réduire, de façon très significative, les ponctions sur les ressources non renouvelables, les risques et les nuisances environnementales locales et globales liées au développement des systèmes énergétiques : non seulement les pollutions locales mais aussi les émissions de gaz à effet de serre qu’il faut réduire d’un facteur 2 par rapport à leur valeur actuelle d’ici 2050 sans pour autant créer de nouveaux risques (par exemple avec les déchets nucléaires ou la prolifération).

Les leviers d’action concernent l’ensemble de la chaîne qui part du besoin de service aux usagers pour rejoindre les sources primaires d’énergie :

  • Efficacité énergétique et environnementale des outils qui utilisent l’énergie finale (celle qui est distribuée aux usagers) pour rendre un service déterminé.
  • Efficacité énergétique et environnementale et sécurité des infrastructures grâce auxquelles les services sont rendus par ces outils.
  • Efficacité énergétique et environnementale et sécurité des systèmes de transformation et de transport des sources d’énergie primaires en énergies finales (rendement, cogénérations, etc.).
  • Prise en compte de la spécificité des filières énergétiques et diversification vers les filières les moins polluantes, les moins épuisables, et les moins porteuses de risques (sécurité, environnement).

Prévisions, prospective et marges de manœuvre pour une transition

Les très grandes constantes de temps attachées à l’évolution des systèmes énergétiques qui s’expliquent par la lourdeur et l’inertie des infrastructures mises en place, conduisent les énergéticiens à tenter de se projeter dans des avenirs plus ou moins lointains, en dressant des images soit prévisionnelles, soit prospectives, à des horizons de 20 à 50 ans.

Les scénarios prévisionnels mondiaux les plus récents s’accordent pour anticiper une augmentation de la consommation finale d’énergie de l’ordre de 60% à l’horizon 2030, de plus de 100% à l’horizon 2050, sur la base d’une poursuite des politiques actuelles des grandes régions du monde. Ils anticipent une augmentation du même ordre de grandeur des besoins d’énergie primaire, traduisant ainsi le maintien du rendement Énergie finale / Énergie primaire actuel du système énergétique mondial, assez médiocre (67%), avec le maintien d’une forte prédominance des énergies fossiles dans le bilan mondial (80%).

Ces anticipations, si elles se réalisaient, se traduiraient par l’épuisement très rapide des énergies fossiles les plus accessibles (en particulier le pétrole), une augmentation considérable des émissions de gaz à effet de serre et un très rapide réchauffement du climat susceptible de remettre en cause nos civilisations. Les scénarios prospectifs quant à eux se situent délibérément hors de l’univers probabiliste en explorant des hypothèses de politique énergétique très diversifiées à des horizons temporels divers. Ils ont l’avantage sur les précédents de mettre en évidence la nature et l’ordre de grandeur des marges de manœuvre que peuvent à terme dégager des stratégies diversifiées.

L’analyse des familles de scénarios possibles montre que les principales marges de manœuvre dont dispose l’humanité pour éviter une montée irréversible des risques se situent du côté de la maîtrise de la demande d’énergie et non pas d’abord comme on le croît souvent du côté de l’offre d’énergie (augmentation de capacités, diversification de l’offre et substitutions).

Ce constat conduit à porter une attention particulière aux déterminants principaux de la consommation d’énergie des différentes sociétés par grande fonction consommatrice (confort, alimentation, santé, etc.) et par grand secteur socio-économique. L’analyse met en évidence l’importance majeure de l’aménagement des territoires et des grandes infrastructures du développement (urbanisme, habitat, transports) sur la constitution, en quantité et en nature, de la demande sectorielle d’énergie. Ces images mettent en scène également les places relatives de l’efficacité énergétique des outils qui évoluent dans ces infrastructures, des comportements individuels et collectifs, aux différents échelons territoriaux. Elles mettent en évidence également les effets potentiels d’une décentralisation de la production d’énergies finales au plus proche des usagers, pour éviter les pertes de transport et surtout permettre des cogénérations (électricité chaleur, carburant chaleur, etc.). Elles permettent enfin d’évaluer les marges de manœuvre potentielles associées aux substitutions énergétiques et à l’émergence de technologies nouvelles.

Tout cela implique des choix et des arbitrages qui ne peuvent résulter que d’une délibération des citoyens concernés. Quel que soit le niveau territorial où on l’aborde, la transition énergétique de ce siècle ne peut être abandonnée aux seules solutions techniques, ni au marché : elle appelle des procédures démocratiques et donc la diffusion des connaissances

Notes

[1Ils se définissent comme les services rendus par les différentes formes d’énergie à travers des infrastructures et des outils pour répondre à un besoin déterminé (confort, mobilité, éclairage, transmissions, conservation et cuisson des aliments, etc.).

[2Masse totale des organismes vivants présents dans un périmètre ou un volume donné ; les végétaux morts depuis peu sont souvent inclus en tant que biomasse morte. La quantité de biomasse est exprimée en poids sec, en contenu énergétique (énergie) ou en teneur en carbone ou en azote

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Ingénieur et économiste, Benjamin Dessus a travaillé dans le domaine de l’énergie pendant une trentaine d’années, d’abord aux Études et recherches d’EDF puis à l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME, aujourd’hui ADEME), enfin au CNRS où il a animé plusieurs programmes interdisciplinaires de recherche sur l’énergie, l’environnement et le développement durable. Il a présidé jusqu’à son décès l’association Global Chance.