La solidarité nationale et internationale, les États, les ONG et la défense des droits des migrants

Éléments d’histoire de l’immigration en France (1880-1988)

, par ASIAD , M’BODJE Mamadou

A travers différents écrits, les historiens partent de 1880, date où l’immigration est liée à l’industrie. Bien entendu, il ne s’agit là que de quelques points d’appui historique.

Pour cette période, les recensements de 1876 et de 1886 enregistrent une croissance assez importante de la population étrangère (+40,5%) selon Albano Cordeiro, sociologue, spécialiste des questions identitaires et migratoires. Il note cependant, que d’autres périodes antérieures comme 1831-1836, 1841-1846, de même que la période plus récente 1861-1866, ont connu aussi des accroissements sensibles de la population étrangère en France, en se référant aux écrits de Christian Mercier, un autre sociologue.

Il est quasi impossible de mettre des dates de « passage » d’un type d’immigration à un autre, mais l’immigration qui prédomine au 19e siècle se caractérise par une immigration dite de voisinage : des ressortissants des pays voisins qui s’installent essentiellement dans les départements limitrophes (Paris, Lyon et Marseille échappant à cette règle) ou dans un rayon de quelques centaines de kilomètres avec des pointes vers de grands villes encore plus éloignées (les Belges dans le Nord et la Picardie, les Allemands et les Luxembourgeois dans l’est, les Italiens dans les Alpes et la Provence-côte-d’azur, les Espagnols dans le sud-ouest).

Elle est spontanée ou auto-organisée, les nouveaux arrivants étant accueillis par des « anciens » ou des parents, sans interférence gouvernementale (avec éventuellement, une interférence patronale mais qui n’était pas en mesure de passer des relais familial ou communautaire). Sous certains aspects, cette immigration ressemble par ses caractéristiques à celle des autres périodes, à travers son mode d’organisation. Une bonne partie de cette immigration a été « absorbée » par la loi de naturalisation de 1889.

Quelques années auparavant, de sérieuses restrictions aux droits des migrant·es ont été mises en place. On a vu apparaître la loi relative à la création des syndicats professionnels ou loi Waldeck-Rousseau, du nom du ministre de l’Intérieur républicain Pierre Waldeck-Rousseau, votée le 21 mars 1884. Elle stipule dans son article 10 : « la présente loi est applicable à l’Algérie. Elle est également applicable aux colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion. Toutefois les travailleurs étrangers et engagés sous le nom d’immigrant·es ne pourront faire partie des syndicats ». C’est cet article qui donne aussi naissance par la loi du 1er juillet 1901 aux associations à but non lucratif qui, comme pour la loi portant création des syndicats, n’est pas accessible aux migrant·es. En parallèle ces années-là, les premiers travailleurs italiens recrutés collectivement et concentrés, subissent des vagues de xénophobie. Plus tard d’ailleurs, plusieurs d’entre eux seront tués lors de la « chasse aux Italiens » (en 1893 quelques années après la loi portant création des syndicats) initiées par des milliers « d’autochtones » dans les salins d’Aigues-Mortes, commune française située dans la pointe sud du département du Gard, en région Occitanie. En 1888, sous l’effet de la crise économique, seront prises les toutes premières mesures de contrôle de la présence et de la mobilité des étrangers : inscription obligatoire dans les mairies.

De 1906 à 1913, la nouvelle conjoncture favorable de l’industrie française (sidérurgie, chemins de fer, construction…) permet la reprise de l’immigration avec le début de l’extension d’une pratique : le recrutement des travailleurs immigrés par le patronat organisé collectivement pour cela.

De 1914 à 1977 : encadrement étatique des migrations en fonction des « besoins nationaux »

La première moitié du XX° siècle est marquée par des migrations induites par l’effort de guerre en Europe. C’est la mobilisation industrielle (terme utilisé par les militaires) des travailleurs des territoires coloniaux (Maghreb et Afrique noire) lors de la Première guerre mondiale qui va créer les conditions (déracinement massif) d’une intégration de ces nouvelles réserves dans le système du travail migrant. C’est après la Seconde guerre mondiale que la question de la main d’oeuvre étrangère entre dans une nouvelle phase : l’Etat, par l’ordonnance du 2 novembre 1945, devient le responsable en titre de la politique migratoire avec comme seule innovation la création des doubles cartes (séjour et travail) avec des différentes années de validité.

Dans la période 1968-1974, les Etats des pays de l’Europe occidentale révisent leurs politiques migratoires dans le sens le plus dirigiste par une plus grande maîtrise des flux migratoires et une réglementation plus poussée du séjour et du travail des migrant·es. En France, on remarque la dureté des circulaires Marcellin-Fontanet de 1972, mises en place pour contrôler l’immigration, dans la même lignée que la loi du 10 août 1932, première loi de l’immigration favorisant les travailleurs français (préférence nationale) avec pour objectif de limiter le nombre d’étrangers employés dans les entreprises.

Affiche en faveur de l’égalité de traitement des travailleurs français et immigrés. @Jeanne Menjoulet (CC BY-ND 2.0)

Cependant, vu la prise de conscience de l’Etat de la contribution à la démographie que peut apporter l’immigration familiale (source de main-d’oeuvre « nationale » à long terme : depuis 1964 la natalité décline), il importe de dissocier celle-ci d’une immigration de main-d’oeuvre composée essentiellement d’hommes seuls. L’immigration familiale subit elle aussi des mesures restrictives en 1977, sous Lionel Stoleru, Secrétaire d’Etat aux travailleurs immigrés (1977-1981), même si, pendant la période 1974-1977 déjà, le discours officiel fait état d’une politique axée sur une diminution drastique de la population active immigrée présente en France.

Mais avant lui, Paul Dijoud, secrétaire d’Etat aux travailleurs immigrés de 1974 à 1977 propose le retour des migrant·es dans leur pays d’origine. Dans la nouvelle loi de l’immigration (fermeture des frontières en 1974), légiférée en 1977, il déclare : « Il faut permettre, soit l’intégration totale des travailleurs étrangers qui le désirent dans le milieu national, débouchant normalement sur la naturalisation des intéressés, soit la sauvegarde des liens socioculturels avec les pays d’origine, dans la perspective d’un retour des intéressés chez eux ».

Nous voyons bien que depuis, l’immigration a toujours occupé une place importante et de premier plan dans le débat politique français. Elément clé de l’affrontement droite-gauche à l’époque, elle n’a pas toujours été favorable à cette dernière. Le soir des élections municipales de mars 1983, Pierre Mauroy, Maire de Lille de 1973 à 2001 (était aussi Premier ministre de 1981 à 1984) n’attribue-t-il pas à cette question la responsabilité des difficultés électorales de la gauche ? Que celle-ci soit incapable de résoudre le « problème de l’immigration » est devenu une évidence.

Pourtant ce débat sur l’immigration est lui-même paradoxal. Paradoxal tout d’abord parce que les frontières sont fermées depuis 1974 et que l’immigration massive appartient désormais au passé de la France ; paradoxal parce que la France a toujours été une terre d’immigration et que la population étrangère représente en 1982, le même pourcentage de la population totale qu’en 1930 [1] ; paradoxal enfin parce que la France s’enorgueillit de sa réputation de terre d’accueil et d’une tradition républicaine qui devrait la mettre à l’abri des tentatives xénophobes.

Le problème est double : quelle a été la fonction de l’immigration dans le débat politique français ? Quelle a été la réponse de la classe politique à un débat dont elle n’a pas été le seul acteur puisqu’il a été initié non seulement par ses déclarations mais aussi par des ouvrages, des statistiques, des articles de presse ?

L’affrontement : 1981-1985

Pour rappel, la Gauche gagne les présidentielles de 1981

De 1981 à 1985, le débat sur l’immigration est une composante importante de la vie politique française. Il permet l’affrontement entre la droite et la gauche, d’abord dans un contexte où toute action de celle-ci est fortement suspectée d’illégitimité, c’est-à-dire de 1981 à 1983. Après le tournant de la rigueur, il offre un terrain d’opposition purement idéologique.

Les premières mesures prises par le gouvernement Mauroy en matière d’immigration furent vivement attaquées par l’opposition. Dès le 26 mai 1981, les arrêtés d’expulsion pris par le précédent gouvernement sont suspendus. Puis est lancée l’opération de régularisation des sans-papiers, au moment où est votée une loi rendant inexpulsables certaines catégories d’étranger·e·s et en particulier les jeunes ayant passé la plus grande partie de leur vie en France. Ces mesures sont accompagnées de déclarations à la portée symbolique non négligeable comme celle de Claude Cheysson, Ministre des relations extérieures, le 25 mai 1981 à l’Unesco exprimant « solennellement » sa « reconnaissance » aux travailleurs immigrés algériens. Au cours d’un voyage en Algérie au mois d’août 1981, il doit à nouveau évoquer la « dette » de la France à l’égard des immigrés algériens. La volonté de rétablir des « relations exemplaires » avec l’Algérie, concrétisée par le transfert des archives algériennes et la signature du contrat gazier, pèse lourd dans le débat sur l’immigration surtout que, lors de ce même voyage à Alger, il évoque l’octroi du droit de vote aux immigrés pour les municipales de 1983.

L’opposition réagit rapidement. Après l’évocation du droit de vote aux immigrés, le Parti républicain dénonce une opération de « pêche aux voix ». Le Front national, faisant son entrée sur la scène politique, proteste contre ce projet insensé qui engage selon lui « le processus de défrancisation de la France ». C’est à ce moment-là que naît le mythe du « laxisme », un mot qui sera largement utilisé dans les années suivantes. Ce mythe est nourri déjà à l’époque, par de nombreux articles de presse mettant l’accent sur les filières de passage clandestin et l’arrivée en France d’étranger·es en provenance de RFA (République Fédérale Allemande) ou de Suisse, attiré·es par l’espoir d’une situation juridique stable, le fameux appel d’air.

Une présence spectaculaire des immigré·es

Contrastant avec la discrétion de la présence étrangère en France dans les décennies précédentes, la décennie 80 est marquée par une présence beaucoup plus visible des immigré·es et des jeunes issu·es de l’immigration. Il s’agit soit d’une visibilité voulue, comme dans le cas des marches pour l’égalité de 1983 et 1984, soit une visibilité involontaire mais néanmoins très médiatique.

Cette visibilité est particulièrement forte au cours des « étés chauds » de 1981 et 1982 dans la banlieue lyonnaise des Minguettes (quartier résidentiel de Venissieux, constitué en grande partie d’HLM construits dans les années 1960 ; il héberge une grande population issue de l’immigration qui bénéficie d’une histoire particulière dans le champ des mouvements populaires. C’est en effet dans ce grand ensemble qu’est né en 1983 « la marche pour l’égalité et contre le racisme », marche plus médiatisée sous le nom réducteur de « marche des beurs ») ainsi que des violents incidents opposant les jeunes à la police. Tous ces incidents bénéficient d’une couverture de presse nationale. Or, cette délinquance est directement mise en rapport avec la politique du gouvernement Mauroy et en particulier l’inexpulsabilité des jeunes ayant longtemps vécu en France. Le Figaro du 23 mars 1983 rapporte ainsi les propos d’un responsable régional du syndicat CGC (Confédération Générale des Cadres) des cours en civil de la police nationale : « Où s’arrêteront les dégâts causés par l’actuelle philosophie pénale et par une prétendue solidarité qui aboutissent à supprimer les mots répression et expulsion du vocabulaire officiel ? »

Les grèves dans les usines automobiles d’Aulnay-sous-Bois (cinq semaines autour d’avril 1982), puis à Talbot-Poissy (septembre 1982) suscitent le même type de réactions. Délinquance, chômage, immigration clandestine, réminiscences du passé algérien de la France, encore si sensibles pour une partie de l’opinion, c’est sous ces traits qu’apparaissent les migrant·es aux yeux des Français·es à partir du début des années 80. Les attaques contre l’immigration culminent avec la campagne pour les municipales de mars 1983. L’immigration est plus particulièrement sous les feux de l’actualité dans le 20ème arrondissement de Paris où se présente Jean-Marie Le Pen, président du Front national, pour « dire tout haut ce que les gens d’ici pensent tout bas », et à Dreux (commune située dans le département de l’Eure-et-Loir en région Centre-Val-de-Loire) où la liste commune droite classique-Front national remporte les partielles de septembre consécutives à la démission de Françoise Gaspard, maire socialiste de Dreux de 1977 à 1983 et députée d’Eure-et-Loire de 1981 à 1988.

L’extension du débat

La période qui va du lendemain des municipales de 1983 jusqu’à la fin de l’année 1985 se caractérise par une moindre violence des polémiques politiques sur l’immigration, compensée par la diffusion d’une vision inquiétante de l’immigration. C’est en effet l’époque où l’opinion découvre, au travers par exemple des « marches pour l’égalité », ou du livre de Françoise Gaspard, la fin des immigrés, l’irréversibilité de l’immigration en France. Cette prise de conscience semble être mal vécue par beaucoup de Français·es, comme en témoignent les nombreuses polémiques sur le nombre d’étranger·es présent·es en France. Bien que l’immigration soit arrêtée depuis 1974 (la population étrangère n’augmente plus que sous l’effet du regroupement familial, des naissances et des demandeurs d’asile/réfugié·es), l’emploi continuel du terme « immigration » ainsi que l’accent mis sur le nombre de clandestin·es en France (par définition improuvable) alimentent les craintes de l’opinion et suscitent une forte demande de contrôle.

C’est aussi à cette époque que se forge une représentation particulièrement défavorable des immigré·es, en particulier sous l’influence des publications de Jean-Yves Le Gallou, Réponses à l’immigration : la préférence nationale et à Alain Griotteray, Les immigrés : le choc, toutes deux parues à la fin de 1984 (voir bibliographie). Ces deux ouvrages reposent sur les idées suivantes : illégitimité de la présence étrangère en France (les immigré·es sont venus dans leur seul intérêt et ont retardé la modernisation économique de la France), caractère inassimilable de l’immigration en raison notamment de l’islam, coût de l’immigration trop élevé, nécessité d’un retour massif des étranger·es, nécessité d’une réforme du droit social « pour arrêter l’appel d’air ». Ces idées sont reprises par Jean-Marie Le Pen tandis que le dossier du Figaro-Magazine d’octobre 1985, présentant en couverture une Marianne voilée d’un tchador sous le titre « Serons-nous encore français dans vingt ans ? » fait l’objet d’une large polémique.

Globalement, la Gauche est sur la défensive. L’évolution de son discours et de sa politique traduit une tentative de réponse à ces attaques. Dans le discours, le thème de la lutte contre les clandestin·es apparaît après le conseil des ministres du 31 août 1983. Des mesures de contrôle des flux sont adoptées à trois reprises (été 1982, août 1983, septembre 1984) sans désarmer l’opposition qui réclame après chaque plan des mesures encore plus restrictives. Les chiffres avancés par Françoise Gaspard, dans son livre, ne parviennent pas davantage à convaincre les Français·es face aux affirmations de Jean-Marie Le Pen sur le coût social des immigré·es en octobre 1985.

Les métamorphoses du débat sur l’immigration : 1986-1988

Tout en étant moins virulent, le débat sur l’immigration subit une mutation qui le rend de plus en plus confus et difficile à décrypter. Il est vrai qu’après les succès électoraux du Front national et le retour à l’Assemblée nationale d’une majorité conservatrice, ce débat perdt l’un de ses ressorts essentiels, l’opposition au gouvernement socialiste (selon un sondage Sofrès-Isoloir du 16 mars 1986, 60% des électeur·rices du Front national citent l’immigration comme l’une des deux raisons essentielles de leur vote contre 17% de l’ensemble des électeur·rices). Un deuxième ressort est perdu lors du vote de la loi du 9 septembre 1986 et du rétablissement des contrôles d’identité qui réalise une grande partie de la plate-forme de droite et du centre droit.

De plus, on assiste alors à un rapprochement des positions de tous les partis politiques, hormis le Front national, sur l’immigration. Laurent Fabius (PS) et Jacques Chirac (RPR) ne doivent-ils pas convenir, lors d’un débat télévisé de l’automne 1985, qu’il n’y a pas de « désaccord fort » entre eux sur ce problème ?

Les programmes des partis, Front national exclu, au moment des législatives de 1986 et des présidentielles d’avril 1988, révèlent un accord sur les quatre points suivants entre la gauche, la droite et le centre droit : fermeture des frontières, fermeté à l’égard des clandestin·es, intégration des étranger·es souhaitant rester en France, retour volontaire. Ce consensus s’est formé progressivement au cours de la décennie 80. Sur le contrôle des frontières, il est même antérieur. Ni le parti socialiste, ni le parti communiste n’ont jamais vraiment contesté la fermeture des frontières décidée en 1974. Au contraire, la culture de gauche s’accommode mal du phénomène de l’immigration qui est considéré comme résultat de l’inégalité des rapports nord-sud et comme néfaste à la fois pour le pays d’accueil (pression à la baisse des salaires, division de la classe ouvrière) et pour le pays de départ privé de ses forces vives.

Pour la droite et le centre droit, la fermeture des frontières, décidée en 1974 en raison de la situation du marché du travail, reste un point fort du programme. Toutefois, on peut observer un glissement des justifications, la justification économique demeurant mais étant rejointe par une justification d’ordre plus idéologique, la défense de l’identité nationale. Du reste, la fermeture des frontières, mesure de protectionnisme appliquée à la main-d’œuvre, est en totale contradiction avec l’idéologie libérale.

La fermeté à l’égard des clandestin·es est le corollaire de la volonté de fermeture des frontières. Ce thème apparaît dans le discours du PS en 1983 et supplante progressivement l’idée de régularisation des clandestin·es (conçue comme une sorte de remise à zéro définitive des compteurs) qui domine avant l’élection de François Mitterrand (présidentielles de 1981) et au début du septennat. Le PS parle alors d’insertion et d’intégration des migrant·es en France. La volonté d’insertion résulte à la fois d’une volonté politique et du poids des faits, c’est-à-dire de l’impossibilité pratique du retour massif et non volontaire des migrant·es. Pour le PC et le PS, cette politique est la nouvelle forme de « l’égalité des droits » longuement revendiquée durant les années 70. Sur l’aide au retour également, la sensibilité socialiste a changé. Officiellement bannie de la politique gouvernementale de 1981, elle est rétablie lors du conseil des ministres du 31 août 1983 sous le nom d’ « aide à la réinsertion dans le pays d’origine ».

Un consensus ambigu

Le consensus repose donc sur des bases réelles. Il est renforcé par le poids de l’opinion. 42% des Français·es surévaluent la présence étrangère, 68% sont favorables à la limitation du regroupement familial et à la fermeture des frontières. 58% pensent que le nombre de migrant·es en France est trop élevé. Toutefois ce consensus recouvre de larges zones d’ombre, car les mots employés sont susceptibles de nombreuses interprétations. Ainsi le thème de « la lutte contre les clandestins » est un sujet de polémiques en raison des moyens différents qui peuvent être employés : reconduite à la frontière ordonnée par un juge pour la gauche, décision administrative pour la droite, depuis la loi du 26 septembre 1986 et l’accent mis sur la nécessité de nombreux contrôles d’identité…

Autre exemple, l’ambiguïté de la volonté d’insertion. Si les positions officielles du parti socialiste semblent s’accommoder d’une certaine diversité culturelle et accepter de considérer l’accès à la nationalité française comme un préalable à une véritable intégration, les prises de position de certains responsables politiques de la droite et du centre sont souvent inverses, posant la volonté d’assimilation du/de la migrant·e comme un préalable. Chez Didier Bariani, maire du 20ème arrondissement de Paris, de 1983 à 1995, l’alternative « s’assimiler ou repartir » est clairement formulée. Que faire alors si les migrant·es n’acceptent pas de repartir ?

Ces possibilités larges d’interprétation font apparaître la fonction de ce consensus. Il sert à la fois de protection, élaboré et calqué par la droite contre les discours attaquant directement l’immigration. Il est aussi la plate-forme minimum susceptible d’être acceptée par tou·tes à l’intérieur d’un parti. En effet, le débat sur l’immigration a divisé aussi les partis politiques et les alliances. Quels points communs entre Raymond Barre, ancien premier ministre, affirmant dès 1985 que « la France est une société multiraciale », Bernard Stasi, maire d’Epernay (département de la Marne), de 1970 à 2000, auteur du livre L’immigration une chance pour la France , Didier Bariani, ancien maire du 20e arrondissement de Paris, auteur du livre Les immigrés, pour ou contre la France, Alain Griotteray, auteur du livre Les immigrés : le choc, pourtant tous membres à l’époque de l’UDF : Union pour la démocratie française (centre droit).

De nouveaux thèmes de débat

Si le débat sur l’immigration « s’est éteint », c’est aussi parce que de nouveaux thèmes sont apparus : la défense de l’identité nationale et son corollaire, la réforme du code de la nationalité. Ces deux idées, lancées à la fin de l’année 1984 par les ouvrages d’Alain Griotteray et de Jean-Yves Le Gallou ont été reprises dans la plate-forme UDF-RPR de janvier 1986 et dans nombre de discours. Le thème de la réforme du code de la nationalité continue à figurer, de façon évasive il est vrai, dans le programme du RPR pour les présidentielles de 1988. Mais là encore, l’ambiguïté est la règle. Le débat sur la réforme du code de la nationalité est rapidement enterré à la suite de la nomination par le Premier ministre d’une « commission des sages »[[Voir le rapport en ligne qui rend un rapport favorable à un large accès volontaire à la nationalité française. De plus, les mots là aussi, ont un sens différent selon qui les emploie. La réforme du code de la nationalité proposée par le gouvernement Chirac est très différente des propositions du Club de l’Horloge à l’époque (devenu le Carrefour de l’Horloge, cercle de pensée politique français fondé en 1974 classé centre droite et extrême-droite, qui se réclame du national-libéralisme et des principes républicains) qui prévoient la suppression de tout accès automatique à la nationalité française, le seul mode d’accès étant la naturalisation discrétionnaire. Au contraire, l’avant-projet de loi du gouvernement Chirac conserve l’attribution de la nationalité française à la naissance pour les enfants né·es en France de parents eux-mêmes né·es en France. La lettre de la Nation du 30 octobre 1987 (organe de presse du RPR donc du mouvement gaulliste depuis 1962, disparu en 1997), sous le titre « Relever le défi de l’intégration », enregistre même avec satisfaction que « 100 000 étrangers ou enfants d’étrangers sont devenus français en 1986 ».

En définitive, le débat se réduit en 1988 à un rappel du « problème de l’immigration », à la dénonciation toujours virulente par le Front national de « l’augmentation de l’immigration » et à une volonté de « défense de l’identité nationale » qui apparaît dans les discours du Front national et de certains responsables de la droite. Il faut toutefois noter, qu’à l’époque, ces thèmes ne font pas l’objet d’un consensus mais semblent au contraire révélateurs d’un clivage entre sensibilités différentes. Les socialistes ou Bernard Stasi, par exemple, rappelant souvent leur confiance dans le génie intégrateur de la France, tandis que le RPR évoque dans son programme pour les présidentielles de 1988 la nécessité de défendre l’identité nationale.

Ainsi, réduit déjà à l’époque à un diptyque fermeture des frontières/insertion des étranger·es qui le désirent, le discours sur l’immigration n’a pu empêcher la montée des thèmes venus de la droite extrême. Peut-être est-ce justement cette analyse trop réductrice et peu conforme aux réalités de l’immigration (par exemple en faisant l’impasse sur la complexité du problème des « clandestin·es ») qui a, paradoxalement, favorisé la diffusion d’un autre discours, certes simpliste, mais plus conforme à la représentation que se font les Français·es du « problème de l’immigration ».

Voilà une partie de l’histoire de l’immigration qui ne fait que reprendre des études réalisées depuis plusieurs décennies par des historien·nes, des chercheur·ses, des sociologues et autres enseignant·es, ce, pour rappeler qu’il est impossible de traiter de l’immigration sans se référer aux expériences passées, nationales ou étrangères, pour y puiser des arguments, des recettes, des apaisements : que l’on pense ainsi au sort des Italiens, Portugais, Espagnols, Polonais, etc, « accueillis » il y a des décennies en France dans des conditions similaires à celles réservés aux migrant·es aujourd’hui…

Notes

[1Voir les statistiques des migrant·es en France 1930-1982 www.insee.fr/statistiques

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Bibliographie :

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