Brésil : Brève analyse de la conjoncture à l’occasion des élections

, par TAVARES Elaine

 

Ce texte, publié originellement en portugais par ALAI, a été traduit par Guillaume Dubois, traducteur bénévole pour rinoceros.

 

Analyser les huit années du gouvernement Lula est indispensable pour comprendre la position de favorite de Dilma [Dilma Roussef, ex-numéro 2 du gouvernement Lula et dauphine du président Lula NDT] dans le cadre de ces élections. Pour les fonctionnaires du secteur de l’éducation, ceci est encore plus nécessaire, puisqu’ils ont souffert d’un syndicalisme apathique (celui principalement de la Fédération), qui a la plupart du temps soutenu les propositions gouvernementales pour le pays et l’éducation en général. J’aimerais ainsi soulever quelques aspects de celles-ci relatifs aux fonctionnaires des IFES [Instituts Fédéraux d’Enseignement Supérieur, NDT], ainsi qu’au peuple en général.

Le gouvernement Lula n’a pas été le meilleur des gouvernements. Il n’a pas représenté, même de loin, ce pourquoi beaucoup de travailleurs se sont battus. Quelques mois après sa prise de fonction, un premier coup fut porté aux fonctionnaires, avec la réforme de la Sécurité Sociale, qui a fragilisé la vie de tous, augmentant l’âge de la retraite et supprimant la parité des salaires. Cette même année, en 2003, malgré toute la perplexité que la proposition de réforme avait engendrée, les fonctionnaires firent grève. Mais ce moment fut aussi une ligne de partage des eaux au sein de ce secteur.

Comme le gouvernement était très récent et que beaucoup de travailleurs des IFES avaient misé leurs jetons sur l’échiquier électoral en votant pour Lula, il y eut une fracture naturelle au sein de ce secteur. Les assemblées l’ont bien mis en évidence. Il y avait une petite partie qui faisait une critique virulente du gouvernement, et une autre - la majorité - qui croyait que si la proposition venait du « camarade » Lula, elle ne pouvait pas être si mauvaise que ça. Ce fut à ce moment que le secteur de la fonction publique se mit à vivre dans un clivage qui perdure jusqu’à aujourd’hui : les « gouvernistes » et les « non-gouvernistes ». Et ce fut la majorité luliste qui conduisit les travailleurs des IFES à sortir de la grève qui avait explosé contre la réforme de la Sécurité Sociale et qui se termina de manière abrupte avec une proposition de loi salariale. Folie complète.

Sachant très bien ce qui fait bouger les travailleurs, le gouvernement Lula fit miroiter une proposition qu’il nomma « carrière », garantissant des augmentations successives jusqu’en 2010. Ce fut un coup de maître. Pariant sur la symbolique de la « carrière » (attendue depuis des années) et garantissant des gains plus importants aux travailleurs de niveau supérieur, le gouvernement réussit à mettre fin à la grève et même à diviser le secteur, faisant en sorte que les luttes se fragmentent et perdent de leur force. La majorité a accepté la proposition, et une loi avec un nouveau barème salarial fut acceptée, avec toutes les lacunes qu’une partie des travailleurs avaient déjà dénoncées. La loi ne proposait pas une véritable « carrière », elle entraînait la division au sein du secteur, des augmentations différenciées, des problèmes pour les retraités, des problèmes d’encadrement, des postes supprimés, un manque de rationalisation et de nombreux autres problèmes. Les dénonciations et avertissements furent inutiles. Les syndicats approuvèrent la proposition et la loi entra en vigueur en 2004.

Globalement, en ce qui concerne le salaire, les travailleurs n’ont pas à se plaindre. Il y a eu des changements significatifs, principalement pour ceux de niveau supérieur qui, dans certains cas, ont pratiquement doublé leur rémunération. Aux autres niveaux, il y a aussi eu des améliorations, dont beaucoup résultèrent du processus de qualification initié dans toutes les universités. En ce qui concerne les conditions de travail, il y a également eu des avancées. L’argent a jailli dans les universités, qui peut le nier ? Fonds pour de nouveaux bâtiments, améliorations dans les laboratoires, dans les unités... Il y a même eu des concours pour de nouveaux travailleurs, allégeant la terrible charge de travail qui avait prévalu pendant de longues années. Il est clair que cela n’a pas résolu le déphasage historique, et ce sont encore les travailleurs des universités qui reçoivent les plus petits salaires de l’État fédéral. Mais, que les choses se soient améliorées, cela ne fait pas de doute. Le fait qu’il n’y ait toujours pas de « carrière », que de nombreux travailleurs soient encadrés de manière injuste, que des postes soient supprimés et que des retraités aient subi des préjudices ne paraît pas avoir beaucoup d’importance à ceux qui s’en sortent gagnants. Et cela est typique de ces temps d’individualisme et d’égoïsme. Dans la ville où j’habite, un vieux dicton montre la logique du capital : « peu de farine, mon pirão [plat brésilien à base de farine de manioc NDT] d’abord ».

Dans le domaine de l’enseignement supérieur, le gouvernement Lula a créé 14 nouvelles universités, étendu les existantes avec la création de nouveaux campus, et a lancé le programme ProUni, réussissant à mettre un demi-million de jeunes appauvris, par l’intermédiaire de bourses, dans des universités privées. Pour quelqu’un observant ce processus de l’intérieur, il est facile d’observer les faiblesses de cette expansion : universités sans capacités structurelles, expansion sans travailleurs et sans capacités de travail, et de l’argent public allant au secteur privé. Mais, on a beau essayer, il est très difficile de dire à la mère d’un garçon qui a obtenu une place grâce au programme ProUni que l’université à laquelle il va n’est pas bonne et que cela ne va pas améliorer sa qualité de vie. Personne ne veut le savoir. Le fils est à l’université et cela, symboliquement, a une importance primordiale. Si l’argent public migre vers le secteur privé, qu’est-ce que cela peut bien faire ? Cela n’est pas facile à expliquer.

Dans sa politique économique, Lula a été pragmatique et a parié sur une idée de croissance économique basée sur des modèles de développement appliqués au sous-développement. Il a appliqué les vieilles recettes : taux d’intérêts élevés, budget excédentaire et contrôle de l’inflation. Il a augmenté les exportations et, en l’espace de deux ans, avait déjà obtenu des signes de croissance économique. Il a ensuite élargi le crédit, afin de stimuler la consommation sans qu’il y ait explosion. Pour les travailleurs, au lieu de salaire, il a ouvert une possibilité de crédit consigné [crédit dont les échéances sont prélevées directement sur salaire NDT], qui permit à la classe moyenne d’effectuer ses achats tant rêvés comme une voiture neuve, une télévision LCD, et la rénovation de la maison. Il a garanti des profits astronomiques aux banques. Mais, pour ceux qui parviennent maintenant à avoir ce que la pédagogie de la consommation leur impose, quel mal y-a-t- il à ce que certains en aient profité ? N’en va-t-il pas ainsi dans le capitalisme ? Pour les travailleurs appauvris, Lula a élevé le salaire minimum de 64 à 219 dollars, atteignant, en réals, plus de 500, un accomplissement également considéré comme majeur. Personne ne se souvient que le salaire minimal a déjà connu des moments meilleurs.

Dans le domaine social les politiques de transferts de revenu furent les plus réussies en termes d’acceptation populaire. Le Programme Bourse Famille (PBF) a garanti un revenu mensuel de 70 à 140 réals aux personnes qui n’avaient jamais eu accès à rien. Le programme Faim Zéro a permis que de la nourriture arrive sur la table de millions de personnes. Le droit à Prestation Continue de la sécurité sociale (BPC – Benefício de Prestação Continuada) a garanti le paiement d’un salaire mensuel minimal pour les personnes âgées de plus de 65 ans et les personnes présentant un handicap les rendant dépendantes et inaptes au travail. Il est vrai que ces programmes ne constituent pas une possibilité d’émancipation pour les personnes impliquées, mais comment dire qu’il n’est pas bon que tous ces gens (plus de 40 millions) aient dorénavant un revenu et de la nourriture ?

Le gouvernement Lula a créé le PAC, Programme d’Accélération de la Croissance, qui a lancé des travaux dans presque tout le pays. Routes, hôpitaux, assainissement, enfin... C’est l’arrivée du progrès, dit-on. Quel mal y-a-t-il à ce que pendant ce temps les entrepreneurs emplissent leurs coffres, bien souvent avec des travaux absolument inutiles et inefficaces ? Un exemple s’est produit dans la ville de Florianopolis quand, après qu’une forte vague a détruit les maisons de plusieurs familles qui se trouvaient dans des zones non autorisées au bord de la mer, l’argent du PAC a financé un mur de contention qui a plus détruit la plage qu’il ne l’a sauvée. Ou encore le gigantesque chantier d’assainissement qui entend placer un émissaire [collecteur principal d’un réseau d’assainissement NDT] dans la mer, faisant aboutir tous les égouts de l’île dans une seule plage, mettant fin à la vie et à la beauté naturelle. C’est le progrès, mais pour qui ? Dans la cantilène de la modernité, il semble que cela importe très peu.

Dans le domaine de l’énergie le gouvernement de Lula a réactivé le programme Pro-Alcool, investi dans le biodiesel ou encore découvert du pétrole dans la zone offshore du pré-sal, qui peut rendre le pays autosuffisant. Tout ceci est perçu comme une bonne chose, comme le progrès et le développement. Pour qui s’est habitué à toujours voir le pays à l’arrière-train du monde capitaliste, ceci paraît merveilleux. Personne ne se soucie du fait que le biodiesel se substitue à la culture d’aliments, ou que le pétrole soit le principal pollueur et destructeur de la planète. Ce qui apparaît, et les médias le proclament avec insistance, c’est que le pays sera plus riche, plus moderne, et que tous vont en profiter. Tâche difficile que de démêler cette pelote. Quelqu’un va en profiter, c’est sûr, mais tout le monde en quantité égale ?

Ainsi, devant tant de données prometteuses, comment discuter avec la population et les travailleurs sur les pactes qui ont mené le gouvernement à ces actions ? Comment parler des alliances illégitimes avec des partis qui, hier encore, étaient les ennemis féroces du PT ? Si le Brésil va bien, qui se soucie de savoir si le PT est égal au PSBD, s’il fait alliance avec Collor ou avec les papes du réseau Record [chaîne de télévision brésilienne, NDT] ? La machine est en route, nous sommes en train de croître, c’est ainsi que la majorité pense, aidée par le lavage de cerveau télévisé. Des faits comme l’occupation des quartiers pauvres par les trafriquants de drogues, la violence de la police, l’augmentation de la consommation de crack, la marginalité, la violence, sont vus comme des failles dans le système, des pathologies, des maladies, qui peuvent être soignées avec un bon remède, comme par exemple une police bien armée, des prisons mieux sécurisées, des mûrs plus hauts.

Ce n’est pas sans raison que ceux qui se sont montrés critiques envers le gouvernement Lula n’ont pas réussi à casser cette barrière de bien-être apparent. C’est vraiment difficile. Face à la possibilité d’occuper une bonne place dans la société de consommation, des choses comme l’acceptation des transgéniques, la construction irrationnelle d’énormes barrages, ou la mauvaise qualité de l’enseignement ne semblent que sornettes. D’où l’incapacité de toucher le coeur et l’esprit de la société avec ces revendications. Parce que ce qui caractérise au final ces revendications est la volonté de constituer un autre type d’État. Il y a un peuple qui ne veut pas seulement plus de justice, plus de démocratie, moins de faim. Ces gens veulent la justice pleine et entière, la démocratie participative, des corps rassasiés. Pour tous et pas seulement quelques uns. Mais, face à ce qui est appelé le « monde possible », ces revendications apparaissent comme des utopies, les rêves grotesques de ceux qui ne reconnaissent pas la beauté de la réalité possible.

Nous arrivons ainsi aux élections dans ce contexte. Un gouvernement qui a parié sur l’amélioration de la vie de quelques-uns, presque dans une logique du cheminement vers un état de bien-être social, mais sans l’inclusion de tous. C’est un gouvernement social-démocrate, qui utilise des recettes néolibérales, qui pratique le paternalisme historique et qui n’a absolument rien touché aux questions structurelles. Mais, à y regarder rapidement, il semble que la vie des gens s’est améliorée. Et le plus dur, c’est qu’en comparaison avec le malheur que fut le gouvernement FHC [Fernando Henrique Cardoso, prédécesseur de Lula, NDT], ça s’est réellement amélioré. C’est indéniable !

Et c’est là, dans ce contexte, que, pour les travailleurs des universités, et pour les autres également, s’impose une question vitale : quel type d’État voulons nous ? Quel type d’université ?

Si le but est la société de consommation, si ce qui est convoité est d’améliorer son positionnement dans l’échelle sociale, avec une bonne maison, une bonne voiture et un bon plan d’assurance maladie, il faut miser sur ce projet qui est nous est proposé par Lula. Bien qu’augmentant de manière impressionnante la barrière entre les plus riches et les plus pauvres, il réussit à garantir qu’une bonne partie de la société se trouve parmi les « consommateurs » en puissance. Un projet qui crée et étend les universités, mais ne garantit pas leur qualité. Qui les place dans une logique de la reproduction colonisée et qui ne leur permet pas la création de quelque chose de nouveau. Qui parie sur la division de la classe des travailleurs pour mieux gouverner.

Mais si le but est une société réellement juste, solidaire, coopérative et socialiste, ce projet ne suffit pas. Il n’est pas suffisant. Parce que si, finalement, la classe moyenne augmente, il reste encore des millions de personnes qui luttent pour une vie digne. Et, dans un projet social-démocrate, de maintien du capitalisme qui place toujours le pays à la périphérie du système, il n’y a pas de place pour ces rêves. D’où la nécessité de continuer à lutter pour la construction d’une autre manière d’organiser la vie. Ce n’est pas chose facile en ces temps où tout paraît aller bien. Mais celui qui réussit à porter son regard au-delà du voile de la bonace sous-developpementaliste ne peut pas se décourager.

Il peut être difficile de crier sans cesse à tout le monde que ceci n’est toujours pas le meilleur des mondes, qu’il y a des peuples indigènes massacrés, perdant leurs terres, qu’il y a des paysans assassinés à cause de la violence des latifundia [immenses domaines agricoles privés NDT], qu’il y a des kilomètres de terres inondées par des barrages inefficaces, qu’il y a des millions d’enfants qui meurent dans les favelas à cause de ce modèle de développement, enfin... tant de blessures. Mais si réellement l’on veut un monde de justice, on ne peut céder au découragement. Le temps peut être à l’apathie, à l’acceptation, à la stupeur. Même ainsi il est nécessaire de tenir bon, en criant, comme un prophète maudit. Mais, au-delà de crier, il faut organiser les gens, créer des groupes, étudier, dévoiler la réalité, pour que les gens puissent se rendre compte par eux-mêmes que ce qui est là n’est pas suffisant. Seulement ceci signifie du travail, beaucoup de travail. Chose que très peu de gens sont disposés à affronter.

Elaine Tavares - Journaliste
Il y a une vie dans le Journalisme
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