Au Guatemala, les démissions ne suffisent pas

, par NACLA , COPELAND Nicholas

Alors qu’à l’échelle nationale, les manifestations exigent la démission du président et du Congrès, de nombreuses organisations ont une exigence encore plus importante : la transformation des fondements violents de la démocratie guatémaltèque.

Jour d’élection au Guatemala. En zone rurale, des personnes font la queue. Crédit : Spot Us (CC BY-SA 2.0)

Les Guatémaltèques sont descendu·es dans la rue pour le quatrième samedi consécutif le 12 décembre (2020) pour manifester contre la corruption et exiger la démission du Président. Quelques jours auparavant, les mouvements autochtones, paysans, étudiants et religieux de l’Assemblée Sociale et Populaire (ASP) avaient lancé une grève nationale (#ParoNacional) pour appeler à une assemblée constituante (#AsembleaConstituyente). Les manifestations actuelles suivent l’éruption d’un mécontentement exprimé le 21 novembre [2020] (#21N). Le Congrès avait voté un budget 2021 qui faisait des coupes dans la sécurité alimentaire et la lutte contre la corruption, alors qu’il augmentait les privilèges des député·es au beau milieu d’une catastrophe humanitaire provoquée par le passage de deux cyclones et par le Covid-19. Mais le budget n’est que la partie émergée de l’iceberg.

La même semaine, le Congrès, dominé par une alliance de droite connue comme le Pacte des corrompus (#PactoDeCorruptos), avait occupé la Cour Constitutionnelle. Entre-temps, le tollé lié au manque de transparence dans la distribution des fonds de secours après le passage des cyclones Eta et Iota avait renforcé des inquiétudes similaires concernant l’aide liée au Covid-19. Les manifestations ne parlent pas seulement du rejet du gouvernement actuel par la population. Ce sont également une mise en accusation de corruption endémique, le plus exaspérant symptôme de l’incapacité absolue de la démocratie de marché à satisfaire les besoins fondamentaux de la majorité et de maintenir les institutions en fonction ainsi que l’État de droit.

Des hashtags tels que #EsElSistema (« C’est le système ») cristallisent le sentiment général que la corruption est plus que simplement le fait de certain·es politicien·nes. L’appel à « Quemarlo todo » (Tout brûler) contient , de la même manière, une critique structurelle. L’objectif cathartique a été partiellement atteint lorsque les portes du Congrès sont parties en flammes le premier jour de la protestation (#21N). Des rumeurs ont circulé selon lesquelles la Police Nationale avait intentionnellement laissé le Congrès sans protection de façon à justifier la répression contre les manifestations non-violentes. Peu de temps après, la police a tiré des gaz lacrymogènes dans la foule agglutinée dans le Parc Central et arrêté 43 manifestant·es et journalistes. Deux manifestant·es ont perdu un œil à cause de bombes lacrymogènes tirées à courte distance.

Les mouvements paysans et autochtones ont étendu la critique de corruption pour englober tout l’ordre économique et politique enraciné dans l’exclusion violente et l’exploitation de la majorité autochtone. L’ASP appelle à une assemblée constituante multisectorielle en vue d’établir un État plurinational avec autonomie territoriale autochtone, et à briser les modèles racistes et patriarcaux qui minent la démocratie. Leurs demandes font écho aux exigences des manifestations anti-corruption de 2015 et aux récentes manifestations au Chili. Alors que l’indignation secoue tout le Guatemala, l’ASP demande la fin de « la démocratie militaire et des entreprises ».

C’est la nature même de la démocratie guatémaltèque qui la rend impuissante à satisfaire les besoins des majorités pauvres, facilitant ainsi la formation de partis politiques corrompus tout en minant la légitimité du gouvernement. Au cœur de ce dénuement, la corruption sans retenue a fait bouillir et déborder la frustration et le mécontentement latents. Des démissions sont de rigueur, mais elles ne briseront pas le cercle vicieux de la corruption.

Une démocratie corrompue

Les dernières manifestations en date au Guatemala marquent la continuation des soulèvements anti-corruption de 2015 qui ont renversé le président Otto Pérez Molina et la vice-présidente Roxana Baldetti. Le président Jimmy Morales, vainqueur des élections de 2015 sur une plateforme anti-corruption, a démantelé la Commission Internationale contre l’Impunité au Guatemala (CICIG), dont les enquêtes avaient attisé les manifestations et envoyé Pérez Molina et Baldetti derrière les barreaux. Entre-temps, les parlementaires conservateur·rices avaient lancé des accusations douteuses contre la procureure anti-corruption Thelma Aldana afin de la disqualifier en vue des élections présidentielles de 2019. Une fois la candidate en tête des sondages éliminée, l’ultraconservateur Alejandro Giammattei a pu gagner les élections.

Les manifestant·es anti-corruption veulent maintenant éjecter Giammattei, mais ils et elles sont conscient·es qu’il n’est qu’une facette d’un problème structurel non résolu. Des Guatémaltèques de toutes tendances considèrent que la corruption est à l’origine un grand nombre de problèmes sociaux, tels que la désuétude des infrastructures, les embouteillages, un système de santé publique en faillite, une malnutrition généralisée, les dommages environnementaux et les rivières fortement polluées provoquées par les industries extractives. La plupart des gens considèrent que la corruption est l’obstacle principal au développement, un frein au bon fonctionnement de l’État et une preuve de l’indifférence du gouvernement, ce qui se reflète dans le hashtag #NoNosPela (Ils n’en ont rien à faire de nous).

La fracture entre politicien·nes corrompu·es et les gens ordinaires était pleinement évidente lorsque le parlementaire Rubén Barrios a insulté les manifestant·es en les traitant de « bouffeurs de haricots » (Comelones de frijol). Les Guatémaltèques ont alors relevé le défi en adoptant le slogan populaire de #FrijolerosUnidos (Haricoteurs Unis). Une marée de memes sur les haricots et des dessins ont alors circulé sur les réseaux sociaux et quelqu’un a même cuisiné une marmite géante de haricots à côté d’un cercle cérémonial maya sur une place où les manifestant·es s’étaient rassemblé·es.

La base du pouvoir de la classe politique corrompue repose dans sa capacité à gagner les élections en éliminant celles et ceux qui les défient, et en fournissant des biens et des services dont des communautés systématiquement appauvries par les exclusions de la démocratie du libre-échange ont urgemment besoin. La démocratie guatémaltèque a été mise sur pied pendant une période contre-insurrectionnelle brutale au cours de la dernière décennie d’un conflit armé qui a coûté la vie à 200.000 civils, pour la plupart des Mayas ruraux·ales. Le but de la démocratie, selon la perspective des planificateurs militaires, n’était pas de canaliser les désirs politiques des sous-classes autochtones, mais de parachever la contre-insurrection. Pendant la transition vers la paix, la rhétorique d’une démocratie multiculturelle visait à gérer l’intégration des citoyen·nes autochtones sur la base de droits tout récemment reconnus, dans un ordre économique fondé sur leur dépossession collective. Des réformes constitutionnelles pour mettre en œuvre l’Accord sur l’Identité et les Droits des Peuples autochtones de 1995, que les forces rebelles et le gouvernement avaient signé lors du processus de paix, ont été rejetées lors d’un referendum en 1999.

L’accord appelait à des réformes constitutionnelles pour redéfinir le Guatemala comme une nation multiethnique, multiculturelle et multilingue ; à reconnaître, protéger et promouvoir les langues, la spiritualité et les autorités autochtones ; à garantir l’accès à la communication ainsi que le respect des droits liés aux terres communautaires. L’accord a évité de justesse la reconnaissance de multiples nations souveraines. La défaite du referendum ‒ un symptôme des forces qu’il essayait de réformer ‒ s’intègre dans un projet conservateur de long terme visant à démanteler le cœur d’accords déjà très limités.

Le processus de paix a été le composant politique de la transition vers des politiques néolibérales d’extraction des ressources, de libre échange et de privatisation ‒ dont les bénéfices sont restés hors de portée des plus vulnérables, qui en supportaient les pires conséquences. Les décideurs ont applaudi le développement du secteur extractif ‒extraction de minerais, barrages, monocultures agraires étendus, coupes forestières et élevage‒ comme un levier pour attirer des investissements étrangers qui apporteraient des emplois, réduiraient la pauvreté et soutiendraient les énergies vertes. Mais ce type de projets a encore plus concentré les terres, réduit la production de subsistance et contaminé ou fait pression sur les systèmes aquifères. De nombreux mouvements de résistance en « défense du territoire » dénoncent l’économie extractive et son assaut corrompu contre les droits et les territoires autochtones. Ces groupes veulent suspendre les projets extractifs et privilégier les autorités et les cosmovisions autochtones. Dans l’esprit d’un État plurinational que, issus de cette lutte, certains mouvements défendent aujourd’hui, des gouvernements autochtones autonomes prendraient les décisions concernant le développement de leurs territoires.

Cette parfaite tempête que forment la pauvreté, le manque de terres, les institutions décrépites, le manque de planification environnementale, l’abandon des communautés rurales et de l’agriculture de subsistance, et l’augmentation du développement extractif se sont combinés pour faire des cyclones Eta et Iota de véritables catastrophes humanitaires. Les cyclones ont détruit des foyers, des infrastructures et des récoltes, approfondissant ainsi la crise de la sécurité alimentaire. La province de Alta Verapaz, où la déforestation pour faire place aux palmiers africains a réduit la capacité des sols à absorber les eaux de pluie, a subi de fortes inondations. En négligeant les revendications de longue date en faveur d’une réforme agraire et d’un développement intégré, la démocratie de marché a favorisé ces issues tragiques.

Bouleverser le Cercle vicieux de la Corruption

La démocratie de marché du Guatemala est fondée sur une violence génocidaire qui a assassiné des générations successives de leaders politiques et fait taire la dissidence. De puissants acteurs déploient une violence systématique contre les militant·es du droit à la terre, les défenseur·ses de l’eau et les militant·es des droits humains. La violence est intrinsèque à la démocratie guatémaltèque et impose le système d’inégalités et de dépossessions que les partis politiques ensuite exploitent.

Dans l’ombre de la violence, les politiques électorales dans les communautés rurales se concentrent sur la distribution de fonds minimaux de l’État pour des projets de développement. D’une manière strictement clientéliste, seuls les proches du parti reçoivent ces fonds (ou des emplois de secteur public). Puisque l’État ne fournit que de maigres budgets pour les municipalités, il en résulte une féroce compétition pour de maigres ressources entre villageois·es pauvres, souvent divisés en une douzaine de partis, la plupart représentant des secteurs de l’oligarchie en compétition. Les candidat·es locaux·ales font de nombreuses promesses qu’ils et elles ne tiennent invariablement pas. Moteur de l’intérêt personnel, de la déception et de la défiance, les élections sapent la solidarité locale et les capacités organisationnelles. La plupart des villageois·es considèrent que tous les partis sont corrompus les uns que les autres, et qu’ils ne représentent pas leurs intérêts (au contraire), mais il leur est difficile de refuser leurs offres.

Un État plurinational, c’est la promesse de pouvoir briser ce cycle. Les mouvements sociaux proposent une assemblée constituante avec la participation de gouvernements autochtones et de secteurs populaires pour rédiger une nouvelle constitution et ratifier un nouveau pacte social. Ceci est semblable à l’Assemblée constitutionnelle de Bolivie après l’élection d’Evo Morales, du parti Mouvement vers le Socialisme (MAS). La Constitution bolivienne de 2009 établit officiellement la décolonisation comme un objectif explicite, reconnaît la Pachamama comme un être vivant avec des droits et garantit le partage des décisions. Cependant, la Constitution « plurinationale » bolivienne a préservé la souveraineté de l’État libéral et le MAS a poursuivi le développement du secteur extractif, bien qu’avec une redistribution significative en direction des pauvres.

Au Guatemala, la vision économique partagée par les partisan·es de l’État plurinational comprend le concept de souveraineté alimentaire défendue par le mouvement social transnational Via Campesina, ainsi que les droits et cosmovisions autochtones reflétés dans le concept maya de Utzilaj K’aslemal (bien vivre). En plus de reconnaître l’autonomie substantielle des gouvernements autochtones et d’instituer des réformes électorales, un État plurinational pourrait adopter un modèle économique similaire à la Loi 4084 de Développement Intégré, un cadre enraciné dans l’Accord sur l’Identité et les Droits des Peuples Indigènes (AIDPI) de 1995 et l’Accord sur les Aspects Socio-Économiques et la situation agraire de 1996, développés lors du dialogue de la société civile.

Cette proposition, introduite en 2009, est conçue pour bénéficier à « la population rurale vivant dans la pauvreté et l’extrême pauvreté avec, en priorité, les peuples autochtones et les paysan·nes sans terre ou vivant sur des terres insuffisamment ou non productives ; les femmes autochtones ou paysannes ; les travailleur·ses permanent·es ou temporaires ; les artisan·es et les petit·es producteur·rices ruraux·ales, les propriétaires de micro ou petites entreprises ». Ce type de politique redistribuerait des terres aux petit·es agriculteur·rices et fournirait une assistance technique, des formations, du crédit et de l’assistance pour la commercialisation. Le secteur des affaires a bloqué la Loi 4084 en invoquant ses conséquences néfastes sur la propriété privée, ce qui la rend inconstitutionnelle. Une assemblée constituante pourrait élargir la Loi 4084 pour forger une vision robuste de souveraineté alimentaire combinée avec les valeurs autochtones et le modèle économique de l’État plurinational.

Les droits et l’autonomie liés à l’eau sont également une préoccupation centrale des défenseur·ses d’un État plurinational. Une assemblée constituante pourrait consacrer les droits humains liés à l’eau et suivre la cosmovision autochtone qui reconnaît l’eau comme un être vivant et sacré ayant des droits ; renforcer une gestion démocratique et décentralisée de l’eau par la reconnaissance de la souveraineté des gouvernements autochtones ; établir des infrastructures qui protègent le cycle hydrologique et garantissent accès et traitement ; établir des règles qui évitent la sur-utilisation, la privatisation et la pollution, et promouvoir la restauration des systèmes d’eau endommagés.

Seule une réforme rurale complète de ce type serait en mesure de réduire la pauvreté et l’insécurité alimentaire apportées par la Covid-19 et les cyclones. Une transition vers un développement intégré impliquerait également de nombreux bénéfices environnementaux, réduirait la crise de l’eau de manière significative et aiderait à protéger les communautés rurales des ravages des changements climatiques. De plus, la revendication d’un Développement Intégral est véritablement la meilleure mesure anti-corruption possible. Résoudre les besoins des Guatémaltèques ruraux·ales au-delà des réseaux clientélistes réduirait les leviers des partis politiques. À un autre niveau, un nouveau modèle de développement améliorerait ce que de nombreux Autochtones et Guatémaltèques ruraux·ales perçoivent comme une corruption fondamentale : un régime de propriété privée inégal enraciné dans les dépossessions coloniales.

Vers le plurinationalisme

Après des années d’occasions manquées, le temps est peut-être venu pour une assemblée constituante plurinationale. Cependant, mettre en œuvre cette transformation majeure exigerait que les mouvements sociaux mettent de côté leurs divisions et expliquent les bénéfices concrets de ces changements aux communautés pauvres. Cela exigerait également le soutien significatif des Ladinos [NDT : métis·ses, blanc·hes] urbain·es, souvent sceptiques vis-à-vis des mouvements ruraux. Mais toute volonté sérieuse d’en finir avec la corruption ou protéger la démocratie se doit de soutenir les demandes rurales. Refonder l’État exigera des Ladinos qu’ils et elles acceptent le leadership autochtone et reconnaissent que leurs destins sont entremêlés.

De nombreux Ladinos attendent des mouvements autochtones un modèle d’avenir plus juste et plus durable. Des organisations étudiantes des plus importantes universités guatémaltèques se sont alignées sur l’ASP, ce qui indique de profonds changements dans la conscience politique et environnementale des Ladinos urbain·es. Par exemple, l’annonce récente d’un plan visant à étendre le district huppé de Cayala sur 150 hectares voisins de terres et forêts de propriété privée, El Socorro, a suscité l’opposition du Mouvement Écologique Étudiant, de scientifiques, d’ingénieur·es et d’universitaires ladinos, ainsi que d’avocat·es du secteur de l’environnement. Leur campagne #SOSElSocorro mentionne des faiblesses dans les analyses d’impact et d’effets que le projet proposé aura sur des espèces protégées et le fragile système de réapprovisionnement de l’eau qui alimente la capitale assoiffée. Plusieurs de ces jeunes environnementalistes ont été déçu·es par leur première expérience en politique à l’occasion des manifestations de 2015, et se sont depuis inspiré·es du mouvement de défense territoriale. Ils et elles voient chaque nouvelle avancée des dommages à l’environnement causés par le développement à travers le prisme du chaos climatique qui menace. Informé·es par la science de l’écologie, ils et elles considèrent que ce projet contribue à produire un paysage futur empli de lacs morts, de peu d’arbres et d’espèces, de pénuries d’eau, de rivières polluées et d’air saturé de particules.

Le combat pour un État plurinational et la lutte contre la corruption sont liés. La manifestation du #21N, comme les autres marches et manifestations populaires auparavant, représente le véritable esprit de la démocratie au Guatemala, bien plus que le résultat d’élections corrompues. Briser l’emprise de la démocratie contre-insurrectionnelle exige une transformation de l’État et du modèle de développement suivant la direction tracée par les luttes paysannes et autochtones. Le slogan « Ils ont peur de nous parce que nous n’avons pas peur » (Nos tienen miedo porque no tenemos miedo) suggère un glissement dans la dynamique de la violence qui ouvre des opportunités de changements. Ce qui est nécessaire, c’est l’unité, et que les Ladinos urbain·es comprennent que pour mettre fin à la corruption, il faut qu’ils et elles reconnaissent leur interdépendance avec la majorité autocthone, et adhèrent afin à l’idée de l’État plurinational.

Voir l’article original en anglais sur le site de NACLA

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Nicolas Copeland est un anthropologue culturel qui enseigne au Département de Sociologie à Virginia Tech. Il est l’auteur de The Democracy Development Machine : Neoliberalism, Radical Pessimism and Authoritarian Populisme in Maya Guatemala (La Machine du Développement de la Démocratie : Néolibéralisme, Pessimisme radical et Populisme autoritaire chez les Maya du Guatemala) (Cornell 2019). Il est membre du Réseau Les Eaux Guatémaltèques (REDAGUA).

Cet article, initialement paru en anglais le 16 décembre 2020 sur le site de NACLA (republié avec leur autorisation), a été traduit vers le français par Jac Forton, traducteur bénévole pour ritimo.