Retour à la maison pour les agriculteur·rices après une dure victoire

, par CETRI , T.K. Rajalakshmi

Suite au retrait des trois lois agricoles controversées, les agriculteur·rices indien·nes mettent un terme à leur mobilisation, mais annoncent le maintien de leur toute nouvelle unité.

En 2020, des femmes préparent à manger pour les manifestant·es à Singhu Border, Delhi. Crédit : Harvinder Chandigarh (CC BY-SA 4.0)

Le 11 décembre, après une lutte historique de 380 jours contre trois lois agricoles vivement contestées (Farmers’ Produce Trade and Commerce [Promotion and Facilitation] Act, 2020 ; Essential Commodities [Amendment] Act et Farmers [Empowerment and Protection] Agreement on Price Assurance and the Farm Services Act, 2020) [1], des milliers d’agriculteur·rices, de travailleur·ses agricoles et de femmes ont levé leur « siège » de Delhi. Leur décision a donné le clap de fin de la plus longue mobilisation de l’histoire de l’Inde depuis son indépendance.

Le 19 novembre, le Premier ministre Narendra Modi a annoncé sur la chaîne de télévision nationale que son gouvernement avait décidé d’abroger les trois lois de la réforme agraire. Mais le mouvement agricole mené par le Samyukta Kisan Morcha (SKM), le front uni représentant plus de 500 syndicats d’agriculteur·rices et de paysan·nes, ne voulait prendre aucun risque. Après tout, il a vu le gouvernement et ses représentant·es défendre ces lois jusqu’à récemment et calomnier les manifestant·es en les traitant d’antinationalistes, de Khalistanais, de maoïstes et même d’andolanjeevis (des manifestant·es professionnel·les).

Il a également été témoin d’attaques meurtrières sur des agriculteur·rices à Lakhimpur Kheri dans l’Uttar Pradesh et d’actions policières brutales à Karnal, dans l’état de l’Haryana. À la suite de cela, son positionnement a été très clair : il n’acceptera rien d’autre qu’une abrogation des lois par le Parlement, si ce n’est l’acceptation de leurs autres revendications. Malgré l’annonce par Modi lors de son discours de la création d’une commission pour discuter des problèmes liés au prix de soutien minimum (MSP) des cultures, les agriculteur·rices sont resté·es sceptiques et attendaient la session hivernale du Parlement.

Le 29 novembre, le Lok Sabha [2] approuvait le Farm Laws Repeal Bill, 2021 (loi d’abrogation de la réforme agricole) via un vote par acclamation et sans aucune discussion, alors même que l’opposition réclamait un débat. L’absence de débat au Parlement n’a pas semblé préoccuper certains syndicats agricoles, mais pour beaucoup d’autres, il aurait été préférable que le projet de loi soit discuté. Selon elles et eux, la façon abrupte dont la réforme agricole a été passée en septembre 2020, puis abrogée un an plus tard, ne constitue pas une bonne manière de procéder. Bien que très heureux de cette abrogation, il leur semblait que le gouvernement aurait dû en donner les raisons.

Lors de la présentation de la loi d’abrogation, le ministre de l’Agriculture Narendra Tomar a déclaré que Modi avait tenu parole et fait preuve d’un « grand cœur » en l’annonçant le 19 novembre, jour de Guru Nanak Jayanti. Mais il a également dit que Modi avait tenté à plusieurs reprises de convaincre les agriculteur·rices contestataires des mérites de ces lois, et ce même s’ils·elles n’étaient qu’un petit groupe à manifester. Le gouvernement n’a donc pas réellement admis que l’abrogation de ces lois était la bonne chose à faire et a presque semblé s’en excuser.

Le repli

Ce n’est qu’une fois l’abrogation officialisée au Parlement que les agriculteur·rices se sont montré·es satisfait·es. Cependant, leurs célébrations sont restées prudentes au vu de la longue liste de requêtes insatisfaites et pourtant cruciales pour leur vie et leurs moyens de subsistance. Le sacrifice de plus de 700 agriculteur·rices ne pouvait pas être oublié aussi facilement. Des milliers de poursuites judiciaires ont été entamées contre des agriculteur·rices, principalement dans des États gouvernés par le Bharatiya Janata Party (BJP), et les tracteurs de plusieurs agriculteur·rices avaient été confisqués.

Même si les lois ont été abrogées, le gouvernement ne semble aucunement vouloir répondre à leurs revendications, comme celle d’un cadre juridique pour un prix de soutien minimum ; le retrait du Electricity (Amendment) Bill (amendement à la loi sur l’électricité) ; l’annulation des dispositions pénales de la Commission for Air Quality Management in the National Capital Region and Adjoining Areas Act, 2021 (loi de 2021 sur la commission de la gestion de la qualité de l’air dans la région de la capitale nationale et les régions voisines) ; l’abandon des poursuites contre des milliers d’agriculteur·rices, en particulier dans l’État du Haryana dirigé par le BJP, et une indemnisation aux 700 familles ayant perdu des membres de leur famille lors des manifestations.

Le renvoi d’Ajay Mishra Teni, ministre de l’Intérieur, pour sa complicité dans l’effroyable assassinat de quatre agriculteur·rices et d’un journaliste le 3 octobre à Lakhimpur Kheri, dans l’Uttar Pradesh constitue une autre demande, elle aussi insatisfaite. Étant donné que le gouvernement n’avait pas encore accepté l’idée d’un prix de soutien minimum assuré par la loi et d’un achat garanti des récoltes, et qu’il restait globalement silencieux sur les autres problématiques soulevées par le SKM dans sa lettre du 21 novembre adressée à Modi, le SKM a décidé de poursuivre les contestations. Le 30 novembre, le gouvernement a déclaré vouloir former une commission sur le prix de soutien minimum et a demandé au SKM d’envoyer des représentant·es. Ce dernier a déclaré que les propositions devraient être données par écrit par le gouvernement. Dans le même temps, le gouvernement annonçait le 2 décembre l’abrogation de la réforme agricole.

Le 4 décembre, le SKM constituait une commission composée de cinq membres comprenant Ashok Dhawale, le président de All India Kisan Sabha (AIKS) ; Balbir Singh Rajewal, du syndicat Bharatiya Kisan (BKU) ; Gurnam Singh Chaduni représentant le BKU dans l’Haryana ; Shiv Kumar Kakkaji du Rashtriya Kisan Mazdoor Sangh de l’État du Madhya Pradesh et Yudhvir Singh du BKU, le groupe de Tikait. Mis à part Ashok Dhawale et Yudhvir Singh, tous les autres faisaient partie des 10 membres de la commission de coordination. L’objectif de cette commission était de faire des propositions sur la manière dont le prix de soutien minimum pourrait être formulé pour convenir à tous les types de cultures. Le SKM a annoncé qu’il ne comptait pas suspendre la mobilisation tant que le gouvernement ne se serait pas engagé sur les questions en suspens concernant l’indemnisation, l’abandon des poursuites, le projet de loi sur l’électricité, la commission sur la qualité de l’air, etc.

Les propositions du gouvernement

Le 7 décembre, le SKM a reçu un ensemble de propositions de la part du ministère qui annonçait qu’une commission serait formée avec des représentant·es d’agriculteur·rices... mais sans préciser si les représentant·es du SKM feraient partie de cette commission. Ce dernier a insisté sur le fait qu’il devait faire partie de toute commission constituée par le gouvernement pour débattre des questions liées au prix de soutien minimum. Le gouvernement a alors envoyé une proposition modifiée qui, après des discussions en interne, a été acceptée par la direction du SKM. 

Le 9 décembre, le SKM recevait une lettre de Sanjay Agarwal, secrétaire du ministère de l’Agriculture, écrite sur un papier à en-tête formel. Cette lettre répondait aux revendications du SKM relatives aux questions en suspens, telles que l’abandon des poursuites, l’indemnisation des familles des agriculteur·rices décédé·es et le retrait du projet d’amendement à la loi sur l’électricité.

Elle annonçait également qu’une commission allait être formée avec des représentant·es du gouvernement central, des gouvernements des États, des organisations d’agriculteur·rices et des scientifiques agricoles ; et précisait que cette commission inclurait également des représentant·es du SKM. L’un des objectifs de cette commission serait de définir comment assurer un prix de soutien minimum aux agriculteur·rices. La lettre soulignait également que lors de ses échanges avec les agriculteur·rices, le gouvernement leur avait assuré qu’il avait acheté des produits agricoles aux taux du prix de soutien minimum et qu’il allait continuer à procéder ainsi.

La lettre spécifiait également que les gouvernements des États de l’Uttar Pradesh, de l’Uttarakhand, d’Himachal Pradesh, de Madhya Pradesh de l’Haryana (par un pur hasard, tous dirigés par le BJP) avaient garanti que toutes les poursuites liées au mouvement de protestation seraient immédiatement abandonnées. Toutes les agences et les départements du Gouvernement central et des territoires de l’Union, Delhi y compris, avaient également accepté de retirer les plaintes déposées contre les manifestant·es et leurs soutiens avec effet immédiat. La lettre affirmait que le Gouvernement central en appellerait également aux autres États afin qu’ils entament les procédures nécessaires à l’abandon de ce type de poursuites. D’ailleurs, le gouvernement du Punjab avait déjà déclaré publiquement que toutes les poursuites engagées contre des agriculteur·rices manifestant·es seraient abandonnées, et qu’il était prêt à verser des indemnisations. À ce sujet, la lettre envoyée par le ministère indiquait que les gouvernements de l’Uttar Pradesh et de l’Haryana avaient donné leur accord de principe. Concernant l’Electricity (Amendment) Bill, le gouvernement a déclaré que les clauses affectant les agriculteur·rices seraient discutées avec toutes les parties prenantes et le SKM ; et que ce ne serait qu’après en avoir débattu avec ce dernier que le projet de loi serait proposé au Parlement. Quant aux clauses controversées de la loi sur la qualité de l’air, le gouvernement a annoncé que les sections 14 et 15 avaient dégagé les agriculteurs de toute responsabilité pénale.

Maintien du SKM

Le mouvement n’est pas terminé, seulement suspendu, a souligné la direction du SKM. Dans une conférence de presse annonçant la fin du premier cycle de contestations, les dirigeant·es du SKM ont déclaré qu’ils allaient se retrouver pour s’assurer que de toutes leurs autres revendications soient satisfaites, et pour en faire émerger de nouvelles. Le SKM ne sera pas dissous et se réunira régulièrement.

Face à la presse, la direction a commencé par rappeler les sacrifices de tous ceux et celles qui sont mort·es pendant les manifestations. Elle a remercié les médias, les réseaux sociaux, les professionnel·less médicales·aux et les volontaires du langar (la cuisine communautaire) qui sont resté·es derrière les fourneaux pour fournir de la nourriture aux manifestant·es qui campaient sur place. Elle a même remercié Electricity (Amendment) BillModi d’avoir annoncé cette réforme agricole et d’avoir ainsi tendu une perche aux agriculteur·rices pour se regrouper sous une même bannière contre cette réforme.

Les dirigeant·es se sont montré·es impitoyables dans leur critique du gouvernement de l’Alliance démocratique nationale (NDA) et notamment de Modi, qui selon elles·eux avait été particulièrement inflexible au sujet de l’abrogation de ces lois alors que les agriculteur·rices luttaient contre le froid, la chaleur, la pluie battante et même la maladie à ciel ouvert pendant plus d’un an. Puis, ils ont convenu de se réunir le 15 janvier.

Les agriculteur·rices ont écrit une page de l’Histoire, mais non sans devoir surmonter les obstacles immenses qui se sont dressés sur leur chemin : combattre le COVID-19, braver des conditions météorologiques extrêmes, le découragement, la diffamation et pour certain·es, y ont laissé la vie. Ce n’a pas été une victoire ordinaire. Pour la première fois depuis l’introduction des réformes néolibérales au début des années 1990, des lois adoptées par le Parlement ont été abrogées suite à des manifestations persistantes d’agriculteur·rices et de travailleur·ses agricoles qui ont attiré l’attention et la reconnaissance internationale. Même si les protestations se sont principalement déroulées dans le nord de l’Inde, étant donné que les problématiques qu’elles soulevaient sont communes à tou·tes les agriculteur·rices de l’Inde, elles ont reçu du soutien de tout le pays.

Un esprit de « marche ou crève »

Les agriculteur·rices du Punjab, de l’Haryana, de l’Uttar Pradesh, du Rajasthan, de l’Uttarakhand et du Madhya Pradesh ont réussi à faire annuler une décision qui leur avait été imposée par un gouvernement qui jouit d’une majorité absolue au Parlement. Convaincu de sa toute-puissance, le gouvernement a refusé d’engager le dialogue avec les agriculteur·rices passée la date du 22 janvier 2021. Au total, 11 séries de rencontres s’étaient tenues, sans beaucoup de progrès, étant donné que le gouvernement refusait de bouger. Représenté par le ministre de l’Agriculture, Narendra Tomar, le gouvernement avait fait comprendre que le retrait ne pourrait pas être mis de force à l’ordre du jour. Les agriculteur·rices pouvaient suggérer des changements dans les lois, mais aucune abrogation complète n’était envisageable.

Mais le gouvernement ne comptait pas sur la détermination des agriculteur·rices, pour qui il était hors de question de rentrer à la maison tant que les lois n’auraient pas été abrogées. Dès lors que le froid mordant de l’hiver à Delhi n’avait pas suffi à les décourager, il était peu probable que l’été ardent y parvienne. Les agriculteur·rices se préparaient pour le long terme.

De leur côté, les syndicats agricoles ont participé aux négociations à chaque fois que le gouvernement a fait appel à eux. C’était tout une scène, à chaque négociation. Les dirigeant·es amenaient leur propre nourriture préparée par les cuisines communautaires, déclinant poliment l’hospitalité du gouvernement, s’accroupissaient au sol dans les couloirs tentaculaires du Vigyan Bhawan, le lieu des négociations. Et jamais ils et elles n’ont accepté de revenir sur leurs principales revendications. Au milieu des contestations, on a entendu des manifestant·es de tout âge, y compris des octogénaires, se dire prêt·es à sacrifier leur vie plutôt que de battre en retraite sans avoir obtenu le retrait de ces lois.

L’expérience SKM

Le SKM, un front commun formé en 2020 et regroupant plus de 500 organisations agricoles et paysannes, a mené le mouvement d’une façon propre à faire pâlir d’envie le corps le plus discipliné de n’importe quelle armée. Avec un comité principal composé de 10 personnes et le soutien des 32 syndicats agricoles des États concernés, le SKM s’est assuré que le mouvement ne se limiterait pas aux frontières de Delhi. Elle a porté ces problématiques auprès des agriculteur·rices du reste du pays, et le soutien a afflué de différentes directions. Des agriculteur·rices du Kerala, du Tamil Nadu, d’Andhra Pradesh, du Telangana, d’Odisha et du West Bengal ont apporté leur soutien. Au Maharashtra, l’AIKS avait déjà mené avec succès des mouvements, notamment la fameuse Long March de Nashik à Mumbai. Il a permis de ne pas perdre cet élan. De la même manière, au Rajasthan, l’AIKS avait mené des luttes victorieuses contre les augmentations du prix de l’électricité ; chacune d’elles a aidé les agriculteur·rices à soutenir les contestations à Shahjahanpur, à la frontière entre Delhi, le Rajasthan et l’Haryana.

Qu’est-ce qui a fait changer d’avis le gouvernement ?

Les revers électoraux du BJP lors des récentes élections partielles des assemblées locales, y compris dans les États qu’il dirige, ont clairement incité le gouvernement à céder. Dans la plupart des États sous la coupe du BJP, et particulièrement l’Uttar Pradesh et l’Haryana, les dirigeants du BJP, et parmi eux des ministres importants, se sont retrouvés dans la quasi-impossibilité de tenir des réunions publiques, car ils devaient régulièrement faire face à la colère de la communauté agricole. Avec les élections des assemblées prévues dans l’Uttar Pradesh et l’Uttarakhand l’an prochain, la direction du BJP pouvait difficilement se permettre de prendre le moindre risque. D’un autre côté, il ne pouvait pas non plus admettre que la réforme était une erreur et qu’elle n’avait pas été acceptée par les agriculteur·rices du pays.

Le message de Modi du 19 novembre, bien que mitigé et peu convaincant, avait pour but de sauver la face du gouvernement. Il a déclaré que son gouvernement avait échoué à convaincre les agriculteur·rices des mérites de ces lois, sous-entendant que les lois en elles-mêmes n’avaient rien de contestable. Il s’est excusé pour les limites imposées à son gouvernement, mais sans pour autant étendre les excuses aux agriculteur·rices qui avaient passé plus d’un an sur les routes. L’annonce, délibérément faite le jour de Guru Purab, répond sûrement à un objectif politique lié au vote des sikhs pour l’élection de l’assemblée du Punjab l’an prochain.

Pendant ce temps, le SKM avait intensifié ses manifestations après l’attaque meurtrière menée contre des agriculteur·rices à Lakhimpur Kheri et à Karnal dans l’Haryana. Après cela, le BJP se trouvait très franchement sur le banc des accusés. Jusqu’aux événements de Lakhimpur Kheri, le SKM avait conservé une ligne apolitique et maintenu les partis politiques à distance. Suite à cela, il a réalisé qu’il ne pouvait plus se permettre d’être neutre. Il a présenté les « Mission U.P. » et « Mission Uttarakhand », un appel général à battre le BJP lors des élections des assemblées à venir. Le BJP a maintenant réalisé que les agriculteur·rices constituaient une force à prendre à compte. Le vote des agriculteur·rices n’était plus le seul facteur décisif : celui de toutes celles et ceux dont l’existence est associée à l’agriculture pourrait devenir un facteur clé.

Voir l’article original en anglais sur le site du CETRI

Notes

[1NdT : La loi de 2020 sur le commerce et l’échange de produits agricoles (promotion et facilitation) ; l’amendement à la loi sur les produits essentiels et la loi de 2020 portant sur un accord avec les agriculteurs (autonomisation et protection) sur une garantie des prix et sur les services agricoles.

[2NdT : La chambre basse du Parlement indien.

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Cet article initialement paru en anglais sur le site du CETRI, a été traduit vers le français par Charlotte Henry, traductrice bénévole pour ritimo.