Quelle suite pour les manifestations anti-CAA en Inde ?

, par Focus on the global south , SHARMA Mansi

Entretien avec Manisha Sethi (professeure à la Faculté de droit NALSAR, Hyderabad, Inde)

Manifestations de Shaheen Bagh le 28 janvier 2020. Sur une carte de l’Inde, on peut lire : "Nous, le peuple indien, rejetons le CAA, le NPR et le NRC". Source : Focus on the Global South (CC BY-NC-ND 3.0)

Avec l’adoption de la loi de la citoyenneté (amendement) — Citizen Amendment Act, CAA — du 12 décembre 2019, la religion devient un critère pour accéder à la citoyenneté indienne : c’est une première dans l’histoire de la République indienne. Cependant, les gouvernements de plusieurs États du pays s’y sont opposés et ont déclaré qu’ils bloqueraient le fonctionnement du Registre national des citoyens (NRC) et du Registre national de la Population (NPR), les deux instruments prévus dans le cadre du CAA. De fait, le régime au pouvoir a été surpris par les manifestations de grande ampleur qui ont eu lieu dans tout le pays en réaction à cette loi injuste et discriminante. Nombre de ces manifestations ont été conduites par des femmes, et le sit-in qui s’est spontanément formé à Shaleen Bagh, quartier situé au sud-est de Delhi, en a suscité des douzaines d’autres ailleurs dans le pays. Malgré la répression policière, la limitation de la liberté d’expression et l’interdiction des rassemblements publics, ces protestations menées par de simples citoyens comptent parmi les plus grandes mobilisations contre le gouvernement actuel. La pandémie de la COVID-19 a stoppé net les manifestations, mais les autorités ont profité de la situation de crise pour arrêter plusieurs activistes anti-CAA, ainsi que des étudiants en vertu des lois antiterroristes particulièrement répressives. Nous avons interrogé Manisha Sethi sur la validité constitutionnelle de la CAA, les conséquences des arrestations et les suites envisageables pour ce mouvement citoyen. Juriste, elle est très engagée dans la campagne en faveur de la libération des activistes et des étudiants qui ont ainsi été incarcérés et accusés injustement.

Question : Nous sommes le 20 juin, cinq mois ont passé depuis que la CAA est entrée en vigueur. Avançant son caractère anticonstitutionnel, plusieurs requêtes ont été déposées devant les tribunaux pour la suspendre. Au final, cette loi est-elle constitutionnelle ? Quelle a été la réponse de la Cour suprême à ces requêtes ?

MS : Des experts en droit constitutionnel, des universitaires et des professeurs de droit ont qualifié la CAA de discriminatoire, dangereuse, arbitraire et, en conséquence, anticonstitutionnelle. En introduisant le critère religieux, elle favorise certains groupes dans l’accès rapide à la citoyenneté et en exclut résolument d’autres, en l’occurrence les musulmans ; la nouvelle loi fait donc fi des principes fondamentaux de notre République. Elle mutile la notion de citoyenneté qui sous-tend la loi de 1955, selon laquelle l’appartenance juridique à la Nation ne sera pas déterminée par la foi (jus sangunis), mais par la naissance (jus solis). Le fait que cette voie ait été choisie à l’époque, juste après la partition du pays, témoigne de la sagesse et du discernement de l’Assemblée constituante, qui avait écarté alors l’idée de lier citoyenneté et religion.

Certes, la Constitution autorise la distinction de groupes et de personnes (par exemple, en fonction des difficultés rencontrées dans les domaines social ou éducatif, avec pour objectif la mise en place de quotas et d’une discrimination positive). Mais le type de distinction que cette loi établit (en faveur ou au détriment de groupes religieux) n’entre clairement pas dans ce cadre constitutionnel. Par exemple, pourquoi fait-elle mention de l’Afghanistan, pays avec lequel l’Inde ne partage aucune frontière, tandis qu’elle passe sous silence le Myanmar où la persécution des Rohingyas est un fait bien documenté ? Rien ne justifie qu’elle favorise les Hindus d’Afghanistan mais pas ceux du Sri Lanka, alors même que les Tamil Hindus pourraient très bien demander l’asile politique. En fin de compte, il semble que de telles distinctions ne reposent que sur des motifs politiques, qui reflètent le « majoritarisme » toxique que défend le régime actuel : seuls les non-musulmans de pays musulmans accéderaient ainsi à la citoyenneté par la voie rapide. Déraisonnable et arbitraire, cette loi constitue une violation évidente de l’article 14 de la Constitution qui garantit l’égalité devant la loi. Le CAA va à l’encontre des fondements de la sacrosainte Constitution, à laquelle nul ne peut porter atteinte — ainsi que le KesvanandBharati case l’a stipulé.

À cela s’ajoute que la CAA ne peut être dissociée de la mise en place du Registre national des citoyens (NRC) en Assam, qui menace de rendre apatrides des centaines de milliers d’individus (notamment des Blangladais) en les déclarant étrangers. Au final, la CAA fournit au gouvernement un cadre légal pour accorder la citoyenneté à des étrangers déclarés non-musulmans et de continuer à exclure les musulmans.

Comme prévu, plusieurs requêtes ont été déposées auprès de la Cour suprême pour dénoncer la CAA, mais — comme cela était tout aussi prévisible sans doute — la Cour suprême est restée évasive et s’est montrée peu réceptive. Elle a prétexté qu’elle ne les examinerait pas tant que les « violences » perdureraient. Ces « violences » étaient avant tout liées aux manifestations anti-CAA et se sont exprimées en réaction à la répression policière brutale contre les manifestants. Jusqu’à présent, la Cour refuse de suspendre la loi, mais elle a promis d’examiner ces requêtes. Il faut souligner deux points : d’abord, la Cour suprême a défendu l’application complète du NRC ; ensuite, la Cour est résolument pro-Exécutif en ce moment : de ce fait, les questions urgentes liées aux droits fondamentaux sont sans cesse enterrées.

Question : Ces derniers mois, de nombreux activistes et étudiants ont été arrêtés. Comment voyez-vous cette chasse aux sorcières des défenseurs des droits humains ?

MS : Au lieu de rencontrer les manifestants, l’État a choisi d’utiliser la force et de les arrêter en prenant des dispositions pénales très dures. Au départ, les accusations qui ont mené à l’arrestation d’un certain nombre d’étudiants et d’activistes de Delhi étaient graves : 147 cas pour émeute, 148 pour émeute en possession d’armes pouvant entraîner la mort, 149 pour réunion illégale, 124 A pour sédition, 153 A pour incitation à l’inimitié entre les communautés pour motifs religieux, 120 B pour complot, sections de la Loi sur les armes, et même 302 pour meurtres. Un procès-verbal introductif (FIR) passe-partout pour complot a permis à la police d’étendre le cercle des suspects et d’élargir le terrain d’application de la loi. La police de Delhi a invoqué la très sévère loi antiterroriste : la loi de prévention des activités illégales (UAPA). C’est elle qui a longtemps été invoquée pour réprimer la dissidence et rendre suspectes des communautés entières.

La police de Delhi a accusé les manifestants « d’activités illégales, d’actes terroristes, de conspiration terroriste, et de recherche de fonds pour commettre des actes terroristes ». Ces derniers sont à présent rendus responsables de la violence qui a éclaté en février dans le nord-est de Delhi. Ainsi les manifestations pacifiques et démocratiques sont-elles considérées comme criminelles, alors que dans le même temps les auteurs des violences anti-minorités bénéficient d’une totale impunité. Et c’est sans compter les leaders du parti de droite qui distillent leurs discours de haine, soulèvent des foules furieuses et intiment à la police de réprimer les manifestations.

En ce moment même, le filet continue de s’étendre : le docteur Anwar, qui a traité des patients (tous musulmans) attaqués et blessés lors des violences de février, a vu son nom figurer dans des actes d’accusation et a été l’objet de menaces et d’intimidations de la part de la police ; un sikh qui avait vendu son appartement pour ouvrir une cantine communautaire en faveur de manifestants anti-CAA a été mentionné dans un rapport établi à la suite de la mort d’un policier pendant les violences.

Dans l’État d’Uttar Pradesh (UP) aussi, la colère du gouvernement est tombée sur les manifestants. Des milliers de personnes ont été arrêtées et accusées odieusement. Parmi les personnes incarcérées se trouvaient des membres d’une organisation musulmane, le Front populaire de l’Inde, des mineurs et S.R. Darapuri, homme d’un certain âge, activiste des droits humains et policier à la retraite.

Le docteur Kafeel Khan a été arrêté en vertu de la loi de détention préventive (loi de sécurité nationale), qui permet à la police de le maintenir en prison pendant un an, sans chef d’accusation. Dans un esprit de vengeance sans précédent, le gouvernement de l’UP a publié et rendu publics les noms et les photos des manifestants. De son propre chef, la Haute Cour d’Allahabad a dénoncé cette action qu’elle a jugée illégale et considérée comme une violation gratuite de la vie privée ; elle a en conséquence ordonné au gouvernement dudit État de retirer les listes de noms et les photos. La Cour suprême a plus tard transmis le dossier à une autre Cour, lorsque le gouvernement de l’UP a fait appel contre cette sanction de la Haute Cour d’Allahabad. Le but de ces arrestations est clair : casser le mouvement, criminaliser les manifestants et humilier toute une communauté.

Question : Parmi les activistes arrêtés se trouve Safoora Zargar, une étudiante enceinte à laquelle on a refusé la mise en liberté conditionnelle à plusieurs reprises. Pensez-vous qu’il existe des motifs valables devant la Cour pour la maintenir en détention ? Quelles sont les dispositions légales internationales quant aux détentions provisoires ?

MS : À notre soulagement à tous, Safoora, après trois refus, a bénéficié de la liberté conditionnelle. Après s’y être vigoureusement opposé, l’État a accepté de la libérer pour des « raisons humanitaires » qu’il paraît avoir subitement découvertes. Il semble, d’une part, que les fortes pressions internationales contre son maintien en détention y soient pour quelque chose, et, d’autre part, que la partie poursuivante n’ait pas souhaité qu’on ne creuse trop le fond de l’affaire. Elle savait parfaitement qu’il n’existait pas un iota de preuve contre Safoora ou contre d’autres personnes qui avaient été arrêtées ; ainsi, l’État a sans doute préféré ne pas aller trop loin, afin d’éviter que les motifs de l’accusation ne soient remis en cause : cela aurait ouvert la voie à la libération d’autres accusés.

En Inde, les durées de détention provisoire sont parmi les plus longues du monde. Même sous la loi de criminalité ordinaire, l’accusation peut prendre jusqu’à 90 jours pour rédiger son acte, et cela va jusqu’à 180 jours ‒ six mois ‒ dans les cas de l’UAPA. L’UAPA vide de sens toutes les garanties constitutionnelles en faveur d’un procès équitable et du droit à la vie et à la liberté. La Section 43D (5) de l’UAPA, qui traite des mises en liberté sous caution, est en fait une copie de la Section 49 (7) de la très redoutée Loi de prévention du terrorisme qui a été abrogée en 2004. Il est dès lors pratiquement impossible pour un accusé de bénéficier d’une libération provisoire. En vertu de cette section, la libération provisoire ne peut être accordée tant que le ministère public n’a pas été entendu et elle peut être refusée si le magistrat conclut, après lecture de l’acte d’accusation, que celle-ci est véridique. Donc, en pratique, une personne accusée doit démontrer son innocence, et ce dès le début du procès, de façon à obtenir sa liberté conditionnelle. L’UAPA dénie donc clairement ‒et légalement‒ la présomption d’innocence.

Toutefois, même dans ces conditions, le fait de refuser à Safoora la liberté conditionnelle en première instance n’était juridiquement pas recevable, étant donné que l’accusation n’avait rien pu apporter, si ce n’est de simples présomptions de participation à une organisation terroriste ou d’activité illégale. D’expérience, nous savons que lorsqu’il s’agit d’accusation terroriste, les juges sont plutôt réticents à accorder la liberté conditionnelle et préfèrent s’en remettre aux accusateurs et aux rapports de la sécurité nationale.

Question : Étant donné les conditions de vie dans les prisons indiennes, quelles sont les conséquences de l’incarcération d’activistes pendant la pandémie ?

MS : Les prisons indiennes sont surpeuplées ‒ en grande partie parce que des accusés y languissent malgré le mot d’ordre « liberté conditionnelle, plutôt que prison » ‒ et souffrent de mauvaises conditions sanitaires, ce qui en fait de parfaits incubateurs lors d’une pandémie. D’ailleurs, des prisonniers auraient été testés positifs partout dans le pays.

Dans ce contexte, la police de Delhi a poursuivi ses arrestations et les interrogatoires d’étudiants de longues heures durant. En fait, le nombre d’arrestations à Delhi a augmenté à la suite des directives du ministre de l’Intérieur. Celles-ci ne sont motivées que par une politique vengeresse de l’État ; alors, on comprend mal pourquoi les tribunaux rejettent les demandes de liberté conditionnelle en cette période. Il faut décongestionner les prisons, quels que soient les prisonniers. L’incarcération ne peut pas être synonyme de condamnation à mort ; or, c’est bien ce qui est en train de se passer.

Question : Quel est l’avenir du mouvement anti-CAA qui a été temporairement stoppé par la pandémie de la COVID-19 ? Quel message adressez-vous aux activistes ?

MS : Il est très clair que le gouvernement espère étouffer la moindre étincelle au moyen de sa politique de choc et de la terreur qui se traduit par des arrestations et des détentions. Cependant, les manifestations anti-CAA ont été nombreuses, avec des mobilisations massives et des sit-in qui se sont prolongés dans des douzaines de villes, comme nous n’en avions pas vues depuis longtemps. Elles ont été menées et dirigées par des groupes musulmans. Ni les leaders musulmans traditionnels ni les groupes déjà connus de la société civile n’étaient aux commandes. Cette période a vu la politisation de jeunes hommes et femmes qui ont compris que la CAA signifiait la légalisation d’une citoyenneté de seconde classe. On assiste peut-être à un recul temporaire du mouvement, mais je doute que c’en soit la fin. Ce serait présomptueux de ma part d’adresser un message à ceux qui ont mené le mouvement. On ne peut qu’espérer et apprendre du mouvement.

Le seul message que l’on puisse envoyer est en direction des partis de l’opposition : ils devraient soutenir ce mouvement au-delà des discours évasifs habituels, exiger la relaxe des activistes anti-CAA partout dans le pays et ne pas répugner à soutenir les « causes musulmanes ».

Voir l’article original en anglais sur le site de Focus on the Global South