Entretien avec Michel Doucin, ambassadeur chargé de la bioéthique et de la responsabilité sociale des entreprises au Ministère des Affaires étrangères et européennes.
Michel Doucin [1]], ambassadeur chargé de la bioéthique et de la responsabilité sociale des entreprises au Ministère des Affaires étrangères et européennes, nous livre sa vision des progrès des entreprises et du droit international dans le domaine de la RSE.
FS : Comment s’est construite l’idée de RSE ?
MD : Les premières initiatives, le paternalisme patronal notamment, émergent au cours de la deuxième moitié du 19ième sous les règnes de Napoléon III et de Bismark. Aux États Unis (et plus largement dans le monde anglo-saxon), l’idée de responsabilité sociale des hommes d’affaire est ancrée dans la tradition de philanthropie fondée sur l’éthique protestante. Dès cette période, la responsabilité sociale des entrepreneurs concerne aussi bien le champ du social que celui de l’environnement.
Au XXième siècle, l’idée rebondit à chaque fois qu’il faut faire face aux remises en cause du capitalisme. Le new-deal, puis le programme de la résistance en France (années 40/50) et le processus de Philadelphia aux USA se voient opposer l’idée que les entreprises peuvent prendre en charge elles-mêmes la correction des effets négatifs de leur activité. Tout au long de ce siècle, la RSE restera largement motivée par la volonté du patronat de conserver la maitrise de l’agenda et des formes du dialogue social dans l’entreprise et autour d’elle. Écartant les pouvoirs publics et les syndicats, les hommes d’affaire s’efforcent de garder l’initiative afin d’éviter de se voir imposer des règlementations contraignantes.
On attribue à Howard Bowen la paternité du concept de RSE en faisant référence à son ouvrage de 1953 intitulé "Social Responsibilities of the Businessman". Celui-ci définit trois types de motivations des entrepreneurs pour assumer une responsabilité d’ordre sociale, environnementale ou éthique. Selon Howard Bowen, les entrepreneurs agissent "1) parce qu’ils ont été forcés de se sentir plus concernés ; 2) parce qu’ils ont été persuadés de la nécessité de se sentir plus concernés et 3) parce que la séparation entre propriété et contrôle a créé des conditions qui ont été favorables à la prise en compte de ces responsabilités." [2]
A partir des années 70, le message se complexifie. Le concept de stakeholder (parties prenantes) vient au renfort de la RSE. Les entreprises prétendent instaurer un dialogue direct avec toutes les parties concernées par leurs activités : salariés, consommateurs, membres des "communities" (l’environnement immédiat de l’entreprise), fournisseurs et sous-traitants. Les tenants de la vision libérale de la RSE s’opposent alors à toute forme de contrôle de l’entreprise ou de ses responsables, arguant que les forces du marché suffiront à créer les régulations nécessaires. Le concept de stakeholder, dialogue direct avec les parties prenantes, Bhopal permet en outre de contourner ou de rendre moins légitimes les corps intermédiaires de la société civile (associations, syndicats) et les pouvoirs publics. Rien d’étonnant donc si cette notion sera promue en Europe par les défenseurs anglo-saxons du consensus de Washington, tels George Bush et Margaret Tatcher.
Mais la RSE autogérée par les entreprises rencontre un obstacle de taille : cela ne marche pas ! Les entreprises se compromettent. ATT, qui soutient le coup d’état de Pinochet au Chili (1976), ou Union Carbide (devenue Dow Chemical) qui corrompt la justice indienne après la catastrophe de Bhopal [3](1984), sont emblématiques d’un comportement en parfaite contradiction avec l’idée d’une entreprise responsable.