Les aspirations panafricaines néolibérales

, par Africa is a Country , MEDELLIN Andres D.

Alors que l’Union africaine se lance dans son projet le plus ambitieux, à savoir la création de la plus grande zone de libre-échange au monde, quelques questions restent en suspens.

Aujourd’hui, la capitale éthiopienne Addis Abeba est un centre d’affaires et de commerce dynamique — et également le siège de l’Union Africaine. @UKAid (CC BY 2.0)

Le 29 avril, le président de la Commission de l’Union africaine (UA), Moussa Faki Mohamet, a reçu les ratifications de la Sierra Leone et de la République arabe sahraouie pour la zone de libre-échange continentale (ZLEC). Avec celles-ci, le nombre minimum de ratifications a été atteint pour que l’accord entre en vigueur. Faki a salué les ratifications comme une étape importante, même essentielle dans l’élimination de la fragmentation des économies africaines. La ZLEC est entrée en vigueur le 30 mai 2019. Le marché commun sera opérationnel le 7 juillet 2019.

La ZLEC est un projet de l’UA visant à créer un bloc économique continental. Ses promoteurs affirment que cet accord de libre-échange pourrait stimuler le commerce intra-africain de plus de 50% en éliminant les droits de douane et autres obstacles au commerce. Par le biais d’un même engagement, la ZLEC cherche à éliminer simultanément la plupart des barrières commerciales intra-africaines.

Comme Quartz Africa l’a annoncé après l’entrée en vigueur de l’accord : « … Pour résumer, cela correspond à un marché unique de biens et de services pour 1,2 milliard de personnes et un PIB total de plus de 2 billions de dollars. La CNUCED, l’organisme de l’ONU chargé du commerce, prédit que la réduction des droits de douane intra-africains prévue par la ZLEC « pourrait représenter une hausse des aides sociales de 3,6 milliards de dollars pour le continent grâce à l’augmentation de la production et la baisse générale du prix des biens ».

Avec des taxes douanières moyennes supérieures à 6%, les entreprises africaines font déjà face à des coûts plus élevés lorsqu’elles exportent sur le continent que lorsqu’elles exportent dans le reste du monde. En éliminant progressivement les droits de douane sur le commerce intra-africain, la ZLEC vise à faciliter les échanges entre les entreprises africaines sur le continent. La ZLEC devrait également profiter aux exportations industrielles de l’Afrique en diversifiant les échanges et en encourageant l’abandon des produits de base.

Officiellement, la ZLEC découle d’une vieille aspiration panafricaine, selon laquelle les pays africains n’importent plus d’Europe mais d’autres pays africains. Plusieurs observateurs du continent ont salué l’accord, le considérant comme un « changement des règles du jeu » qui mettra les « afro-pessimistes » en difficulté. Certaines organisations internationales, telles que la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), ont fait preuve du même enthousiasme.

Le commerce intra-africain est actuellement faible et ne représente que 10% du commerce total du continent. L’obstacle principal correspond aux coûts de transport et de logistique. Ces inconvénients en matière d’infrastructure renforcent d’autres faiblesses structurelles, telles que la dépendance excessive à l’égard des produits de base et la divergence du développement économique.

On pourrait difficilement s’opposer à un objectif aussi louable que le développement du commerce intra-africain. Cependant, aussi admirable soit-il, il faut se demander si cette politique néolibérale par excellence sera l’outil le plus efficace pour l’atteindre – et quels en seront les coûts pour les peuples africains. Trois problèmes cruciaux doivent être résolus concernant la ZLEC : (a) les vastes disparités de taille et de composition des économies africaines ; (b) les différentes manières dont les pays africains se sont intégrés à l’économie mondiale ; et (c) la capacité des pays africains à se tourner vers des exportations moins axées sur les produits de base.

Concernant les disparités économiques déjà présentes sur le continent, le Forum économique mondial lui-même reconnaît que l’harmonisation des économies africaines présente un défi majeur : les grands écarts entre leurs niveaux de développement. De tous les accords régionaux de libre-échange, la ZLEC présente les écarts de revenus les plus importants, doublant les niveaux présents dans des blocs tels que l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE). Par exemple, alors que trois pays (l’Égypte, le Nigéria et l’Afrique du Sud) contribuent à plus de 50% du PIB cumulé de l’Afrique, les six États insulaires africains ne représentent à eux seuls que 1%. Africa Check nous rappelle également qu’il a fallu à l’Union Européenne plus de 60 ans après la signature du traité de Rome (1957) pour créer un marché commun européen ; de plus, l’Union Européenne consacre près du tiers de son budget au financement des fonds structurels et de cohésion, ce qui permet aux États membres les moins développés de réduire leur retard par rapport à l’UE15. Aucun mécanisme de ce type n’est envisagé pour la ZLEC.

En effet, la diversité économique explique les différentes réponses des pays africains à l’égard de la ZLEC. Les dirigeants sud-africains, entre autres, ont exprimé leur soutien total au bloc commercial, la ZLEC pouvant être particulièrement favorable à l’Afrique du Sud en termes d’exportations de produits manufacturés. Par exemple, le secteur automobile sud-africain, qui représente actuellement 58% de la production manufacturière totale du pays et près de 7% de son PIB, devrait se développer grâce à la zone de libre-échange continentale.

D’autres pays africains n’ont pas été aussi enthousiastes à l’idée de monter dans le bus du libre-échange. Actuellement, au Nigéria, on discute beaucoup des conséquences de la ZLEC sur l’emploi et des dommages potentiels pour l’économie nigériane. Bien que la ZLEC bénéficie du soutien important de nombreux chefs d’entreprise et d’observateurs, le Nigéria – la plus grande économie africaine en termes de PIB – n’a pas encore rejoint le bloc de libre-échange.

Les dirigeants africains ont beau avoir à l’esprit le MERCOSUR ou même le Marché commun européen lorsqu’ils pensent à la ZLEC, le niveau de divergence économique entre les économies africaines est bien plus semblable à celui d’un autre bloc de libre-échange : l’ALENA. Et en ce qui concerne les disparités, le bilan de l’ALENA offre de précieux enseignements aux pays africains, en particulier les moins industrialisés.

Dans le cas du Mexique, le membre le plus pauvre du bloc, à la suite de l’ALENA, les salaires réels ont diminué, le PIB par habitant a à peine augmenté et les conditions de travail ne se sont pas sensiblement améliorées. Comme le souligne une étude, les salaires mexicains dans certaines industries étaient cinq fois moins élevés qu’aux États-Unis avant l’ALENA ; pourtant, alors même que les salaires états-uniens ont stagné, les salaires mexicains ont été divisés par neuf après l’ALENA. En fait, les normes de travail de l’ALENA se sont révélées totalement inefficaces, ce qui a incité les entreprises américaines à entreprendre une « concurrence par le bas » pour délocaliser leur production.

Dans le cas de l’agriculture, 2 à 4,9 millions de Mexicain·es employé·es dans des activités agricoles ont été les grand·es perdant·es de l’accord de libre-échange, avec la suppression, dans le cadre de l’ALENA, non seulement des droits de douane mexicains sur le maïs et d’autres produits, mais également d’autres politiques en faveur des petit·es agriculteur·rices. Pour le Mexique, l’ALENA a entraîné une multiplication par quatre des exportations en pourcentage du PIB, tout en faisant du Mexique un géant industriel en Amérique latine ; mais l’accord a également signifié la création d’un bloc commercial dans lequel les exportations de son membre le moins développé restent à faible valeur ajoutée, étant incapable de diversifier ses échanges commerciaux au-delà des États-Unis, qui concentrent désormais près de 90% du commerce extérieur mexicain. Même si les disparités entre les États-Unis, le Canada et le Mexique ont été bénéfiques pour certaines sociétés, l’ALENA a accentué le déclin des conditions de travail et des droits des travailleur·ses dans chacun de ses pays membres, au profit de quelques secteurs concentrés.

L’histoire de cette zone de libre-échange établie dans un contexte de disparités économiques importantes doit servir de mise en garde aux pays africains dans leurs efforts pour mettre en place un système similaire à l’échelle continentale. Comme dans le cas de l’ALENA, la ZLEC ne garantit pas que les entreprises s’abstiendront de menacer de sous-traiter à d’autres pays où la main-d’œuvre est moins chère, ce qui affaiblirait davantage le pouvoir de négociation des travailleur·ses et contribuerait à la stagnation généralisée des salaires.

Même si une comparaison avec l’ALENA peut sembler tirée par les cheveux étant donné que des nations comme le Nigéria et l’Afrique du Sud ne sont pas près d’avoir le pouvoir économique des États-Unis, les leçons tirées de l’ALENA ne devraient pas être écartées par les petites économies africaines. Si l’on compare les deux zones, on s’aperçoit que les niveaux de disparité économique constatés entre les pays africains sont aussi élevés que ceux observés en Amérique du Nord. Il existe toutefois une différence importante lorsqu’on établit des comparaisons entre la ZLEC et l’ALENA : le Mexique disposait déjà d’une base industrielle importante au moment de l’entrée en vigueur de l’ALENA ; ce qui n’est pas le cas pour beaucoup de pays africains.

L’intégration des nations africaines à l’économie mondiale est un autre sujet de préoccupation. Malgré les efforts déployés par l’UA pour renforcer l’intégration économique par la création de Communautés Economiques Régionales (CER), les économies africaines continuent d’échanger principalement avec d’autres partenaires hors d’Afrique. Les CER se sont avérées incapables de faciliter et d’améliorer le commerce intracontinental, en grande partie à cause des différents accords commerciaux déjà conclus entre les pays africains et leurs partenaires du monde développé. C’est notamment le cas avec l’Union européenne, qui a déjà signé des accords de partenariats économiques avec plusieurs CER. La vaste présence de sociétés multinationales en Afrique a permis de maximiser davantage les relations économiques avec les pays occidentaux, au détriment du commerce intrarégional. Au lieu de favoriser l’intégration continentale, la ZLEC pourrait l’entraver davantage en facilitant les bénéfices pour les entreprises multinationales déjà présentes dans la plupart des pays africains, puisque ces entreprises seront encore plus incitées à concentrer leurs activités dans les pays les plus compétitifs.

En d’autres termes, en raison de la structure actuelle des échanges des pays africains et de la présence d’entreprises transnationales, la ZLEC servirait à faciliter le mouvement des produits extra-africains – importés principalement d’Europe – à travers l’Afrique. Les perspectives de propagation des produits agricoles subventionnés de l’UE en Afrique subsaharienne sont plutôt sombres si l’on considère que les agriculteur·rices africain·es représentent plus de la moitié de la main-d’œuvre totale de cette région. De ce point de vue, on peut aisément considérer que la ZLEC ne ferait que créer un grand marché africain, mais avec relativement peu de produits africains commercialisés.

La troisième problématique concerne la capacité des pays africains à diversifier leurs exportations, passant des produits de base à des produits à forte valeur ajoutée. Mais pour que cela se produise, des politiques d’industrialisation sont essentielles. Malgré le discours « Africa Rising » qui a commencé à prendre forme il y a quelques années, aucune politique d’industrialisation efficace n’a été mise en place. Qui plus est, la part du secteur manufacturier dans le PIB de la plupart des pays africains a en fait diminué au cours des dernières décennies ; la main-d’œuvre africaine s’est en grande partie retirée de l’agriculture, non pas au bénéfice du secteur manufacturier, mais plutôt des services (le premier secteur étant certes moins productif que le second). En l’absence de politiques de développement industriel solides, il est peu probable que la ZLEC favorise la diversification des exportations préconisée par ses partisans.

Dans une certaine mesure, la ZLEC peut potentiellement contribuer à la croissance économique de l’Afrique, à la création d’emplois et à la réduction de la pauvreté sur le continent – mais tout dépendra de la capacité de chaque pays à restructurer son économie. Les disparités économiques entre les 55 pays africains laissent penser que la mise en œuvre de la ZLEC sera plus difficile que prévu. De nombreux analystes reconnaissent déjà qu’il faudra du temps pour parvenir à des accords d’élimination des droits de douanes et à des protocoles adéquats pour renforcer le commerce intracontinental. Comme mentionné précédemment, en raison de nombreuses défaillances structurelles, le succès du marché commun africain est lié à la construction d’infrastructures physiques et à la connectivité, ainsi qu’à la création d’emplois et à l’intégration des marchés.

Cependant, la quasi-absence de telles discussions dans les cercles politiques africains en ce qui concerne la ZLEC est troublante. Comme le reconnaît également le Forum économique mondial, l’absence d’une élaboration globale de politiques et d’un traitement préférentiel pour les économies africaines les plus exposées au risque peut faire de la ZLEC un moteur (plutôt qu’un inhibiteur) de divergence économique. La CNUCED admet déjà que les pays connaîtront à court terme certaines pertes en matière de recettes douanières et certains coûts d’ajustement, qui pourraient ne pas être répartis uniformément sur le continent. D’autres prévoient la diminution du revenu réel de plusieurs pays d’Afrique après la création de la ZLEC, en raison non seulement de la baisse des recettes douanières, mais également de l’intensification de la concurrence et de la hausse mondiale des prix des produits alimentaires.

Le commerce international n’est pas néolibéral en soi. L’idée d’un marché africain est née bien avant l’émergence du néolibéralisme. Kwame Nkrumah était l’un des plus fervents défenseurs d’un marché commun africain et a écrit de nombreux articles sur le sujet ; Walter Rodney a déploré le manque d’« intégration des marchés dans de vastes régions d’Afrique ». Cependant, les intellectuel·les panafricain·es ont parlé d’un marché commun africain, ce qui est assez différent de ce qui constitue tout simplement une zone de libre-échange. De plus, la réalisation de cette aspiration à travers la ZLEC est mise en œuvre dans un contexte de mondialisation néolibérale, dans lequel la déréglementation, la financiarisation et la montée en puissance des entreprises sont encore monnaie courante.

Les idéaux panafricains antérieurs ne visaient pas uniquement à améliorer le niveau de vie des majorités ; ils visaient également à réduire les inégalités entre les pays africains en matière de production et d’accès aux marchés mondiaux. Comme le disait Nkrumah, le futur marché commun africain devait « éliminer la concurrence [existante] entre nous », en battant « les tactiques de sous-cotation des acheteurs qui nous opposaient les uns aux autres ». À l’inverse, la ZLEC est mise en place dans un contexte de politiques de redistribution limitées voire inexistantes, et où de nombreux dirigeants africains adoptent ouvertement le consensus néolibéral.

Selon toute vraisemblance, la ZLEC stimulera très certainement le commerce intra-africain. L’UA devra achever les travaux sur les instruments d’appui de la ZLEC (règles d’origine, surveillance, commerce numérique, paiements électroniques et création de l’Observatoire du commerce africain) afin de lancer la phase opérationnelle de la zone de libre-échange.

Il reste cependant à voir à quel point la ZLEC sera bénéfique pour les nations et les peuples africains, compte tenu de ses limites. Sans un minimum de redistribution entre les États africains et d’importants investissements dans les infrastructures industrielles et de transport, les tentatives d’intégration purement commerciales risquent de marginaliser les États et régions africains les moins compétitifs. Plus important encore, il reste à voir comment cette zone de libre-échange servira à encourager l’ambition panafricaine d’un bloc continental qui n’aura plus besoin d’importer des pays du Nord.

Lire l’article original en anglais sur le site de Africa’s a Country