Le soulèvement égyptien est une réponse directe à un capitalisme globalisé impitoyable

Nomi Prins

, par AlterNet

 

Ce texte, publié originellement en anglais par AlterNet, a été traduit par Séverine Desiles, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Le déclin économique entraîné par la spéculation et l’argent roi explique le mécontentement des Égyptiens.

La révolution en Égypte est autant une rébellion contre la pénible dégradation des conditions économiques que l’opposition à un dictateur, bien que les deux éléments soient liés. C’est la raison pour laquelle l’annonce du président Hosni Moubarak de vouloir rester en place jusqu’en septembre a été accueillie avec un déferlement de colère.

Lorsque les gens sont confrontés à un avenir sombre, dans un pays pris en otage par un régime corrompu qui a déstabilisé son économie « en menant », selon la formule de la CIA, « de manière agressive des réformes économiques pour attirer les investissements étrangers » (en d’autres termes, la privatisation et la vente du système financier de son pays à des requins internationaux), attendre n’est pas une réponse adéquate.

Mohamed Bouazizi, le Tunisien de 26 ans qui a agi comme un catalyseur de cette révolution, ne s’est pas immolé par le feu pour protester contre l’impossibilité de voter, mais à cause de l’angoisse provoquée par son statut de travailleur dans un pays où le chômage s’élève à 15,7%. Les six autres hommes qui sont suivi son exemple en Algérie, Egypte et Mauritanie étaient également au chômage.

La situation économique morose en Tunisie résulte directement de sa politique de plus en plus « libérale » à l’égard des spéculateurs étrangers. Des cinq pays mesurés par l’Indicateur d’investissement dans tous les secteurs de la Banque mondiale, la Tunisie était celui qui posait le moins de contraintes à l’investissement étranger. Elle a ouvert tous les pans de son économie à l’actionnariat étranger, à l’exception du secteur de l’électricité.

L’Égypte a adopté une politique identique d’invitation à « venir se servir », mais de manière encore plus brutale. De 2004 à 2008, tandis que la crise économique mondiale était alimentée par le système bancaire américain et sa machinerie prédatrice d’actifs toxiques, le régime de Moubarak y participait d’une autre manière. Au lieu d’inciter les Égyptiens à contracter des prêts à haut risque, M. Moubarak s’est lancé dans une stratégie économique consistant à vendre des parts importantes de banques égyptiennes aux acquéreurs internationaux les plus offrants.

Le résultat fut une véritable orgie de rachats par des banques étrangères au cœur du Caire. Le raid débuta avec la banque grecque, Piraeus, qui s’octroya une participation de 70% dans la Banque Commerciale Egyptienne en 2005, et incluait aussi la vente de la Banque d’Alexandrie, l’une des quatre plus grosses banques publiques, à la banque italienne Gruppo Sanpaolo IMI en 2006. Au cours des deux années qui suivirent, les capitaux spéculatifs affluèrent vers l’Égypte, à mesure que les banques internationales prenaient d’assaut le pays et son système financier, puis l’intensité retomba en 2008.

Pendant que les banques étrangères s’installaient, l’Égypte supprima également les formalités administratives qui encadraient l’investissement immobilier étranger, par le décret numéro 583. Ceci a transformé le pays, déjà une destination touristique, en un pôle d’attraction pour la spéculation immobilière internationale de biens immobiliers. (C’est quelque chose qui a fort bien marché pour l’Irlande.) Même un des fonds de Goldman Sachs se prit au jeu en acquérant une part de 70 millions de dollars de Palm Hills Development SAE, un promoteur de biens immobiliers de luxe.

D’autres pays de la région, tels que la Jordanie, où le taux de chômage est de 13,4% et le taux de pauvreté de 14,2% (comme aux États-Unis), ont tenté d’imiter les politiques « d’ouverture » de l’Égypte, à des degrés divers. C’est pourquoi huit des 21 banques opérant en Jordanie sont à présent sous contrôle étranger, et son marché de l’assurance est dominé par la compagnie d’assurance basée aux États-Unis, MetLife American Life. Mais c’est l’Égypte qui a le mieux réussi.

De 2004 à 2009, l’Égypte a attiré 42 milliards de dollars de capitaux étrangers à l’intérieur de ses frontières, ce qui fait du pays l’une des « destinations » les plus prisées du Moyen-Orient et de l’Afrique en matière d’investissement. L’entrée de capitaux spéculatifs a été facilitée. Ainsi il n’y a aucune restriction sur l’investissement étranger comme sur le rapatriement des bénéfices, et aucune taxe sur les dividendes, les plus-values ou les intérêts des obligations. En conséquence, le volume sur le marché des changes égyptien a été multiplié par plus de 12 entre 2004 et la première moitié de l’année 2009.

L’Égypte et les Émirats Arabes Unis ont même supprimé les conditions de capital minimum pour investir, ce qui signifie que les spéculateurs ont pu acheter tout ce qu’ils voulaient, sans arrhes, une pratique qui ne les a pas exactement incités à rester longtemps dans les parages.

Pourtant, comme on l’a appris aux États-Unis, ce qui s’élève avec de l’hélium artificiel s’effondre sous la gravité réelle. À compter de la seconde moitié de 2009, les prix du pétrole ont chuté et les banques étrangères ont considérablement réduit leurs prises de participations au capital dans les nations arabes. Les capitaux spéculatifs ont connu un ralentissement. Même dans les Émirats Arabes Unis riches en pétrole, la rapidité de sortie de capitaux étrangers les a ramenés au niveau de 2004, montrant à quel point le capital spéculatif international est temporaire, trompeur, inconstant et irresponsable. Lorsque les capitaux spéculatifs connaissent un ralentissement, ils se déplacent, laissant un énorme désastre économique dans leur sillage.

Pas étonnant que ces stratégies de spéculation étrangère n’aient pas réduit la pauvreté, ni même généré davantage d’emplois. En fait, l’insatiable chasse aux bonnes affaires, que ce soit par les banques, les hedge funds ou les fonds de capital-investissement, ont eu l’effet inverse.

Chaque fois que les capitaux spéculatifs sont concentrés sur un point géographique ou un produit financier, cela provoque une apparence d’amélioration économique (comme avec notre croissance du PIB basée sur des services financiers par exemple). Mais, lorsqu’ils repartent, le mirage est remplacé par un sévère déclin.

En mars 2010, dans le cadre d’un effort pour continuer à faire venir les capitaux étrangers, le Ministère de l’Investissement égyptien a présenté les avantages du pays aux investisseurs dans une brochure clinquante « Investir en Égypte ». Le document citait fièrement l’Égypte comme étant l’un des dix meilleurs « réformateurs » au monde selon la Banque mondiale et la Société financière internationale. La définition du « réformateur » par la Banque mondiale n’a rien à voir avec les conditions de vie des citoyens et tout à voir avec le degré et la rapidité à laquelle les capitaux spéculatifs internationaux peuvent zoomer sur un pays ou s’en désintéresser. L’Égypte avait figuré sur la liste des 10 meilleurs « réformateurs » pendant quatre des cinq années précédentes (une distinction partagée avec la Colombie, où le chômage urbain a atteint plus de 13%).

L’ironie, c’est que la brochure du Ministère vantait les mérites de la forte population de diplômés de l’enseignement supérieur entrant sur le marché du travail chaque année – 325 000. Ces mêmes diplômés constituent le noyau dur de la révolution actuelle. Ils n’ont pas réussi à trouver un emploi approprié et sont confrontés à un taux de chômage officiel d’à peine 10% (bien que, comme aux États-Unis, ce chiffre ne tient pas compte du sous-emploi, des mauvaises conditions de travail ou des perspectives d’avenir). En attendant, 20% de la population égyptienne vit dans la pauvreté (contre 14% aux États-Unis, un chiffre en constante augmentation) et 10% des habitants contrôlent 28% du revenu des ménages (contre 30% aux États-Unis).

Lorsqu’un pays remet son système financier et le bien-être économique de sa population entre les mains de quelqu’un d’autre en quête de « bonnes affaires », les retombées en sont considérables. Les prêts « subprime » n’ont probablement pas été l’un des problèmes de l’Égypte comme ce fut le cas aux États-Unis, mais la dégradation de l’investissement immobilier étranger indéniablement. En outre, les banques étrangères ont convaincu l’Égypte d’émettre des valeurs mobilières complexes incluant des produits dérivés insensés (ce qui rappelle la Grèce). Ces valeurs mobilières ont été dévaluées à mesure que les spéculateurs étrangers les rejetaient. Aujourd’hui, les « spreads de crédit » des couvertures de défaillance (CDS) sur la dette égyptienne (et celle d’autres pays arabes) ont considérablement perdu de la valeur, alors que les spéculateurs internationaux parient sur une nouvelle agitation, considérant simplement l’Égypte comme une autre cible d’un jeu de fléchettes.

Les citoyens qui manifestent dans les rues de la Grèce à l’Angleterre et, plus fortement encore, de la Tunisie à l’Égypte, se révoltent certainement pour des raisons nationales et contre les gouvernements particuliers, mais ils partagent des traits communs. Ils se révoltent contre un monde qui remplit les poches de ceux, déjà enrichis, qui concluent des affaires, tout en laissant l’addition aux gens ordinaires. Ce lien est global. De telles manifestations pourraient toucher la Colombie ou le Ghana, et peut-être, un jour, les États-Unis.

Concernant les États-Unis, les statistiques ne sont guère meilleures. Selon certains indicateurs, comme l’inégalité de revenus, elles sont pires qu’en Egypte. Néanmoins, nous n’avons pas de dictateur diabolique qui représente un objectif commun déclencheur d’une révolution économique américaine. Ici, nous élisons librement les hommes politiques qui font campagne avec des fonds en provenance des entreprises et déréglementent notre système financier, qui renflouent le secteur bancaire au lieu des particuliers détenteurs d’hypothèques, et qui maintiennent les recettes provenant de l’impôt sur les sociétés à un niveau bas, tandis qu’ils étendent les audits sur les petites entreprises et combattent les particuliers. Ici, nous élisons des dirigeants qui président à la croissance des inégalités de revenus, et nous nous demandons comment Wall Street peut payer une autre série de bonus record.

A cet égard, aussi difficiles que soient les conditions au Moyen-Orient, il se peut qu’il y ait davantage d’espoir de changement économique en provenance de ces populations révoltées. Cela ne viendra probablement pas d’un simple renversement du régime en place, étant donné les stratégies établies de « libéralisation », mais c’est certainement un excellent début.

Nomi Prins est membre de Demos et auteur de It takes a Pillage : Behind the Bailouts, Bonuses, and Backroom Deal from Washington to Wall Street.