Le discours sur le climat en Inde a besoin de récits locaux

, par IDR , LE MEUR Anne (trad.), SAIGAL Neha

Padmini vit dans le district de Koraput, dans le sud de l’Odisha. Elle appartient à la communauté Dongria Kondh Adivasi et décrit la crise climatique en ces termes : « Hagu ahine pu aahine ». Grosso modo, cela signifie « changement des cycles de pluie dû à la déforestation ». Selon elle, depuis des générations, les aîné·es de sa communauté regardent le ciel pour déterminer le climat — lequel a un impact direct sur les récoltes— en fonction de la forme des nuages.

Padmini et de nombreuses femmes comme elle considèrent la crise climatique comme un sujet étroitement lié à leurs conditions sociales, culturelles et économiques. Pour elles, la crise ne se limite pas aux aspects techniques à long terme des changements météorologiques, qui s’expliquent par les émissions de gaz à effet de serre et qui affectent le climat aux niveaux local, régional et mondial. C’est maintenant, au jour le jour, qu’elles doivent s’adapter pour faire face à des pluies non saisonnières ou à une perte de biodiversité. Leur vie et leurs moyens de subsistance en sont impactés de multiples façons.

Malheureusement, le langage et les expressions qui définissent les récits dominants sur cette crise reflètent, pour la plupart, une vision occidentale déconnectée des réalités vécues par les groupes marginalisés du Sud Global. L’un des récits dominants, par exemple, insiste sur le fait que le changement climatique aura un impact sur les générations futures et les jeunes tout au long de leur vie. Toutefois, ce point de vue ne tient pas compte de l’impact immédiat de la crise climatique sur les communautés marginalisées, à la croisée du genre, de la caste et de la classe sociale, et dont la vie en est déjà affectée.

L’Inde, qui est le septième pays le plus vulnérable aux phénomènes climatiques extrêmes, en est un excellent exemple. Selon une analyse du Conseil de l’énergie, de l’environnement et de l’eau (CEEW), trois districts sur quatre en Inde sont des zones à risque face aux précipitations irrégulières, à l’élévation du niveau de la mer et à l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des sécheresses, des inondations et des vagues de chaleur. Pour les personnes pauvres et marginalisées, en particulier pour les femmes, les conséquences de la crise climatique sont disproportionnées. Un rapport récent du Climate Action Network South Asia a conclu que les déplacements et les migrations liés au climat en Inde ont obligé les femmes à passer au moins 12 à 14 heures supplémentaires à travailler sur les terres agricoles et à s’occuper des tâches ménagères.

Il est donc urgent de se demander qui est en capacité de forger les récits sur le changement climatique aujourd’hui. Les solutions qui sont actuellement avancées, qui excluent les voix marginalisées à l’échelle mondiale ou nationale, empêche une grande partie de la population de participer en faveur du climat. En outre, elles nous empêchent de tirer parti de la richesse de la sagesse traditionnelle qui peut contribuer à un impact durable et pérenne. L’approche actuelle de la crise peut déboucher sur des solutions bancales et sur une mauvaise adaptation.

Des récits sur le climat par la communauté et pour la communauté

Les récits sur le changement climatique doivent se concentrer sur les personnes qui sont les premières impactées par cette crise : les récits des groupes autochtones, des ramasseur·ses de déchets et des professionnel·les de santé en première ligne. Et comme le montre l’exemple de Padmini, les communautés elles-mêmes sont les mieux placées pour créer et forger des récits qui reflètent leur réalité, leurs besoins et leurs exigences.

Pour comprendre comment les communautés, et en particulier les femmes, qui vivent dans des zones rurales ou reculées (loin des couloirs de la politique et des tours d’ivoire du monde universitaire) réagissent à la crise climatique, ASAR (en collaboration avec Baimanus, une association qui forme des personnes issues de communautés défavorisées au métier de reporter) a lancé le projet Dharitri au début de l’année 2023. Dans le cadre de ce programme, nous avons travaillé avec dix femmes journalistes de l’État de Maharashtra qui font des reportages sur la crise climatique actuelle dans leurs districts. Ces femmes sont des leaders communautaires et appartiennent à des groupes vulnérables au changement climatique. L’objectif du projet est triple :

  1. Proposer des articles sur les femmes, par les femmes et pour les femmes, autour du sujet du climat.
  2. Permettre à ces femmes journalistes de développer des récits innovants sur le climat pour les médias.
  3. Utiliser ces récits pour créer un collectif de femmes conscientes et engagées dans les panchayats et les quartiers.

Voici quelques exemples d’outils narratifs que ces femmes journalistes ont utilisés afin de communiquer leur vision de la crise climatique et de son impact sur leurs communautés.

L’art warli

Ashwini Sutar, de la communauté Warli du district de Palghar, utilise l’art warli, une forme d’art tribal, pour rendre compte du changement climatique. Une de ses œuvres représente la question du changement climatique d’une manière qui, selon elle, facilitera sa compréhension par des communautés comme la sienne.

Dans [son] œuvre, Ashwini montre que le changement climatique est un problème humain et qu’il a un impact sur la vie et les moyens de subsistance de différentes communautés. Sa peinture illustre comment les précipitations non saisonnières entraînent à la fois des sécheresses et des inondations, mettant en péril la vie humaine et la biodiversité. Le changement climatique a des répercussions sur l’alimentation, le logement et les moyens de subsistance, et il rend le travail des femmes plus pénible. Il accroît également les vulnérabilités, entraînant des problèmes de santé, des dettes, des suicides et des décès. Dans son œuvre Ashwini montre que le changement climatique est un problème principalement lié aux économies extractives qui polluent l’air et les rivières, et empoisonnent le poisson qui constitue souvent l’alimentation de base des personnes.

Cependant, dans toute cette morosité, Ashwini peint aussi l’espoir d’une solution au changement climatique qui rassemble les communautés dans la solidarité, où chacun·e prend soin des autres et nourrit la vie sous toutes ses formes.

Histoires de mer

Alors que le récit d’Ashwini est étroitement lié à la culture warli de sa communauté, Jahnavi, une autre journaliste et dirigeante communautaire du district de Ratnagiri, dans le sud-ouest du Maharashtra, associe dans ses récits le changement climatique aux moyens de subsistance de sa communauté.

Dans cette région, la pêche est la principale source de revenus. Cependant, le temps imprévisible et les catastrophes naturelles fréquentes ont réduit le nombre de jours de pêche. De plus, l’acidification des océans entraîne une baisse de la qualité du poisson pêché. Cette situation affecte gravement les revenus des femmes, qui jouent un rôle central dans la chaîne de valeur en nettoyant et en transformant le poisson. Elles n’ont d’autre choix que de chercher de nouveaux moyens de subsistance comme travailleuses journalières.

Voici un extrait de l’une de ses histoires :

Certaines espèces de poissons ont totalement disparu, ce qui menace directement les moyens de subsistance des plus de 3,15 millions de pêcheur·ses lakhs dans le Maharashtra, dont 70 % sont des femmes. Les bonnes prises sont plus rares, si bien que la corvée des pêcheur·ses est plus lourde, en particulier pour les femmes, qui passent de plus longues heures et des journées plus difficiles en mer. Les revenus ayant considérablement diminué, il n’est plus possible de se contenter de la pêche et de nombreuses femmes ont abandonné cette activité pour travailler dans des secteurs informels et peu rémunérateurs, tels que la construction, la main-d’œuvre, etc. Celles qui sont encore engagées dans la pêche et ses activités connexes s’accommodent de revenus plus faibles et sont confrontées aux difficultés qui en découlent.

Les histoires de Jahnavi sur le changement climatique sont liées à la mer et à la vie des communautés dans les zones côtières où la crise fait des ravages. Jahnavi est absolument convaincue qu’il faut amplifier leur voix.

Photo Climate Center via Flickr - CC BY 2.0

Ce que peuvent faire les organisations qui travaillent sur le changement climatique

Ces exemples montrent comment les communautés peuvent utiliser des outils et des moyens traditionnels pour communiquer sur la façon dont la crise se déroule autour d’elles. Cela peut contribuer à rendre le discours sur le climat plus accessible et plus compréhensible pour les communautés marginalisées et à refléter leur réalité immédiate. Donner la priorité aux expériences des personnes les plus touchées par la crise climatique peut aider à développer des solutions qui répondent à leurs besoins et à leurs défis spécifiques. En outre, ces récits locaux ont le potentiel de faire passer les gens du statut de spectateur·ices passif·ves à celui d’acteur·ices actif·ves sur la question.

Cela ne signifie pas qu’il faut se débarrasser complètement du langage climatique utilisé à l’échelle mondiale. L’objectif est plutôt d’encourager chacun·e d’entre nous à réfléchir de manière créative aux solutions climatiques, à mettre en avant les expériences des communautés dont la sagesse et l’imagination collectives sont essentielles pour résoudre la crise climatique de manière efficace et durable.

L’un de nos plus grands défis — mais aussi l’une de nos plus grandes opportunités — en tant qu’organisations travaillant sur le changement climatique, est de se rassembler pour faire de la place au langage, aux formes d’expression et aux histoires utilisées par des femmes comme Padmini, Ashwini et bien d’autres à travers le pays. Si l’on parvient à modifier le langage et les expressions pour forger des vocabulaires nouveaux et nuancés, il sera possible de recentrer l’approche actuelle de la question climatique autour de la communauté.

Voici quelques façons dont les organisations travaillant sur le changement climatique peuvent faire concrètement de la place aux récits locaux.

1. Écouter ce que les communautés locales ont à dire

Le changement climatique est un défi complexe qui exacerbe les inégalités existantes, notamment celles liées au genre, à la caste, à la classe sociale et à l’orientation sexuelle. Écouter activement les expériences des communautés locales qui sont confrontées, à de multiples niveaux, à la marginalisation en raison de leur contexte socio-économique — et maintenant en raison de l’intensification de la crise climatique — est une première étape essentielle pour remodeler les discours sur le climat. L’une des façons d’y parvenir est de passer du temps avec ces communautés, afin de comprendre vraiment comment elles sont affectées par le changement climatique. Une autre étape cruciale consiste à créer des espaces sûrs pour leur permettre de partager ouvertement leurs expériences, leurs opinions et leurs pensées. Les organisations peuvent jouer un rôle essentiel en facilitant ces conversations, en contribuant à modifier le discours et à le rendre plus inclusif et plus équitable.

2. Porter le débat dans les salles du pouvoir

L’une des principales raisons du fossé entre la façon dont les communautés comprennent le changement climatique et les discussions qui ont lieu dans les salles du pouvoir, est l’absence de ces communautés, de leurs points de vue et de leurs expériences réelles dans les réunions de négociation et de prise de décision. Les organisations, en particulier celles qui travaillent activement sur le terrain, doivent jouer un rôle essentiel pour combler ce fossé et veiller à ce que les voix et les préoccupations de ces communautés soient entendues et prises en compte. Cela contribuera également à rendre visibles les solutions communautaires, qui sont actuellement absentes des politiques climatiques. Ainsi, le projet Dharitri, par exemple, comble le fossé au niveau du district, entre la communauté et les décideurs politiques grâce aux récits des femmes journalistes. Ces récits paraîtront sur les plateformes médiatiques locales et mettront en avant les voix de la communauté.

3. Amplifier les récits locaux

Les différentes communautés ont des traditions culturelles diverses qui témoignent d’une prise de conscience intuitive du changement climatique, et ont leur propre façon de l’exprimer. Les groupes adivasi de Koraput sont conscients du changement climatique du fait de la disponibilité limitée de certains produits forestiers, ce qui affecte leurs festivals annuels et a un impact direct sur leur culture et leur mode de vie. Les organisations qui travaillent sur le changement climatique doivent donc chercher à documenter les récits locaux afin de permettre aux membres de la communauté de sensibiliser leurs propres réseaux. Dans le même temps, si ces récits ont une pertinence locale, la manière dont ils sont documentés doit permettre aux membres de la communauté de partager leurs expériences avec celleux qui n’en font pas partie. Cela peut se faire par le biais de textes, de vidéos et d’œuvres d’art traditionnelles, comme l’ont démontré les femmes journalistes du projet Dharitri. La tradition orale de la narration d’histoires lors des réunions communautaires, des gram sabhas et même lors des réunions de groupes d’entraide sont d’autres moyens efficaces de partager ces expériences.

Ces récits doivent être disponibles dans différentes langues et sous différents formats. En outre, ce matériel devra être contextualisé et compréhensible afin que le changement climatique puisse mieux être lié à la vie quotidienne, aux moyens de subsistance, à la santé et à la culture des gens. Les organisations doivent également collaborer activement avec d’autres parties prenantes, telles que les médias, l’écosystème plus large du secteur du développement et le monde universitaire, l’objectif étant de s’assurer que ces récits expérientiels et culturels soient entendus et amplifiés.

Il est urgent d’adopter un nouveau vocabulaire en ayant recours aux langages et aux art locaux, qui soit à même d’ancrer le changement climatique et ses impacts dans l’imagination, la réalité et les connaissances des personnes qui portent le fardeau de cette crise de manière disproportionnée. Les organisations qui travaillent sur le changement climatique doivent jouer un rôle actif dans le développement et la mise en valeur de ces récits.

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