La force du nombre

, par Red pepper , MARTINS FREITAS Cintia

Dans le Brésil de Bolsonaro, la résistance démocratique a entraîné un certain essor des initiatives politiques relevant d’un « nouveau municipalisme ». Cintia Martins Freitas examine le potentiel des candidatures collectives et des mandats partagés.

Lancement de la pré-candidature d’Áurea Carolina, dans le cadre des élections législatives fédérales à Belo Horizonte (Brésil), représentant la plateforme Muitas ("nombreuses") et du mandat collectif Gabinetona. Crédit : Mídia NINJA (CC BY-NC-SA 2.0)

À la suite de l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence du Brésil en 2018, les institutions démocratiques ont fait face à une série d’attaques, allant de tentatives de dissolution du congrès national et de modification du processus électoral aux menaces contre la Cour Suprême et aux allusions à une intervention militaire. Malgré ces défis, les institutions démocratiques demeurent et les élections locales de novembre [2020] ont permis aux Brésilien·nes d’élire des maires, des vice-maires et des conseiller·es à travers les près de 5 500 municipalités du pays.

Les résultats des élections montrent que l’extrême-droite a perdu de sa force. Le Parti social libéral (PSL) auquel Bolsonaro était affilié lors de l’élection de 2018 a subi une défaite importante, en ne faisant élire que 90 de ses 731 candidat·es à la mairie. Sur les 13 candidat·es soutenu·es directement par Bolsonaro, deux seulement ont été élu·es. Cependant, ce sont les partis de centre-droite traditionnels qui sont sortis victorieux, alors que le Parti des travailleurs (PT) a poursuivi son déclin spectaculaire.

Pour la gauche, s’il y a de l’espoir, elle réside dans la prolifération d’initiatives de nouveau municipalisme, qu’elles soient indépendantes ou affiliées au Parti Socialisme et Liberté (PSOL). En effet, la crise politique que Bolsonaro a exploitée pour se hisser au pouvoir s’est avérée être un terrain fertile pour des expérimentations politiques populaires. Au sein desquelles, les groupes militants remettent en question non seulement ce que la politique peut faire, mais comment la politique peut être faite à travers des candidatures collectives et des mandats partagés. Ils offrent une voie pour un renouveau de la gauche au Brésil, autant qu’une leçon pour la gauche à l’international afin de s’affranchir des structures rigides des partis.

Candidatures collectives

Les élections municipales de 2020 ont été témoins d’une explosion des candidatures collectives. Le concept est simple : un groupe de militant·es choisi un·e de ses membres pour se présenter à un poste législatif, mais indique clairement pendant la campagne et en interne que les décisions seront prises collectivement. Dans le système électoral brésilien, il n’y a pas de différence entre un·e candidat·e présenté·e par un parti ou un·e candidat·e indépendant·e qui se présente soutenu·e par un groupe de militant·es, de sympathisant·es ou de membres du personnel. Mais dans un pays marqué par les inégalités et des politicien·nes professionnel·les qui considèrent leur siège comme des fiefs personnels, cette suppression délibérée du pouvoir de décision d’un individu est une manière efficace d’envisager une politique centrée sur les problèmes.

Les candidat·es sont membres d’un ou plusieurs partis nationaux (les candidat·es doivent êtres affilié·es à un parti pour se présenter aux élections brésiliennes), et la façon dont chaque groupe gère son mandat collectif et différent dans chaque cas. Les groupes les plus horizontalistes partagent leurs salaires de manière égale et ont développé une façon d’organiser leur travail législatif et leur processus de prise de décision de la façon la plus collective possible. D’autres peuvent développer certain niveau de verticalisation en interne ou même finir par se dissoudre dans le modèle habituel d’un·e représentant·e accompagné·e de conseiller·es ou membres du personnel. Le niveau d’horizontalité et de transparence que ces candidatures collectives peuvent atteindre est toujours en cours d’expérimentation, mais ces expériences ont inspiré de nombreux nouveau groupes à adopter des approches similaires.

Jusqu’à récemment, les candidatures collectives étaient rares, avec seulement 13 candidatures de ce type en 2016. Cependant – dans ce qu’il faut comprendre comme une poussée pour « hacker » un système électoral qui n’était pas prévu pour accueillir de telles innovations démocratiques – 2020 a vu 257 candidatures de ce type se présenter aux élections. Bien que cette pratique ait été reproduite dans tout le spectre politique, elle a été particulièrement importante à gauche et au centre-gauche, et l’explosion de 2020 est probablement due aux plateformes politiques qui forment des groupes de militant·es aux tactiques électorales par le biais de guides et d’ateliers en ligne.

Les plateformes politiques les plus connues mettant en œuvre ces innovations au Brésil sont Bancada Ativista à São Paulo et Juntas à Pernambuco, qui ont donné une voix législative au niveau de l’État à des militant·es lié·es à un éventail de mouvements sociaux, tel que l’antiracisme, la lutte contre la pauvreté, la lutte pour les droits autochtones, les LGBTQ +, le féminisme et l’environnementalisme.

Mandats collectifs

D’autres formes de mandats collectifs ont également fait leur apparition au Brésil. Gabinetona (littéralement « grand bureau ») est un collectif de quatre représentantes travaillant aux niveaux local, étatique et fédéral, soutenu par une campagne de base. Tout a commencé avec une plateforme politique appelée Muitas (« nombreuses ») qui a présenté plusieurs candidates au conseil municipal de Belo Horizonte en 2016, parvenant à en faire élire deux. La candidate de Muitas qui avait obtenu le troisième plus grand nombre de voix a été invitée à rejoindre le collectif en tant que co-conseillère avec le même niveau de pouvoir décisionnel que les deux autres, bien qu’elle n’ait pas de poste officiel.

Lors des élections de 2018, le collectif a réussi à faire élire deux représentant·es au niveau régional et fédéral. Depuis lors, Gabinetona fonctionne comme un mandat collectif qui travaille à la fois dans les trois sphères pour promouvoir les agendas des mouvements sociaux représentés par le groupe.

Áurea Carolina, l’une de ses membres, a fait partie de Gabinetona en tant que conseillère municipale de 2016 à 2018 et en tant que représentante fédérale depuis 2018. En 2020, elle s’est présentée au poste de maire de Belo Horizonte, ce qui aurait pu conduire le mandat collectif à un poste exécutif. Elle a réussi à obtenir la quatrième place avec plus de 100 000 voix, certainement un résultat très prometteur.

Une autre plateforme, Bancada Ativista, a soutenu une candidature collective de neuf militant·es qui occupe désormais un siège dans une assemblée législative. En 2020, elle a réussi à faire élire la militante transgenre noire Erika Hilton au conseil municipal de São Paulo.

Approche intersectionnelle

Ces approches novatrices présentent un intérêt particulier pour la gauche, car elles représentent un moyen viable d’amener les mouvements sociaux à des positions de pouvoir sans passer par les intermédiaires politiques consacrés. En mettant l’accent sur l’organisation collective et l’horizontalité, mais sans rejeter l’impératif de s’engager dans des structures de pouvoir formelles, ces nouvelles initiatives municipalistes tendent à abolir les hiérarchies habituelles des partis politiques et les formes de leadership axées sur la personnalité.

Ces initiatives font preuve d’une approche intersectionnelle, s’appuyant fortement sur les questions d’identité et l’environnementalisme, au-delà des approches marxistes traditionnelles. Pour cette raison, le nouveau municipalisme au Brésil offre une voie vers une représentation politique réellement diversifiée. La conséquence en est une rénovation de l’environnement politique, qui place des corps et des expériences de vie diversifiés au centre des décisions politiques.

Dans ce contexte, le nouveau municipalisme offre de grandes possibilités pour la préservation et l’expansion de la démocratie au Brésil, ainsi que des modèles qui peuvent être imités ailleurs.

Voir l’article original en anglais sur le site de Red Pepper

Commentaires

Cintia Martins Freitas est étudiante en master au Centre d’études latino-américaines et caribéennes de l’Université de l’Illinois.

Cet article a été publié pour la première fois dans le numéro 231, People, power, place. Paru en anglais sur le site de Red Pepper en Mai 2021, il a été traduit vers le français par Charlotte Lily Fouillet, traductrice bénévole pour ritimo, et il est republié avec l’autorisation explicite de Red Pepper.