La dette de l’Égypte, nouvelle arme d’Israël contre la Palestine

, par OpenDemocracy, Progressive International , PÉREZ Alfons, SCHERER Nicola

L’économie égyptienne traverse une crise aiguë et sa dépendance aux importations ne cesse de croître, limitant ainsi son autonomie vis-à-vis des États-Unis et de l’Europe. Le partenariat stratégique d’Israël avec ces derniers lui permet de faire pression sur l’Égypte pour qu’elle accueille les Palestiniens déplacés en échange d’un allègement de sa dette.

Bien que cet article mentionne le soutien de la Palestine par de nombreux pays, notamment celui de la Colombie en faveur de la plainte de l’Algérie contre Israël devant la Cour pénale internationale, il ne fait pas état de la requête présentée par l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ), déposée le 29 décembre 2023 à La Haye. Vous pouvez consulter ici la requête soumise à la CIJ par l’Afrique du Sud.*

Paysage de la bande de Gaza après un raid israélien, 2009.

Fin octobre 2023, alors que la guerre dévastait Gaza, la fuite d’un rapport rédigé par Gila Gamaliel, le ministre israélien du Renseignement, a été révélée.

Le document proposait de transférer les habitants de Gaza vers le désert du Sinaï, en Égypte, une solution « qui produirait des résultats stratégiques positifs à long terme ». Mais pourquoi l’Égypte accepterait-elle cette mesure, alors que la majorité de sa population semble propalestinienne ?

La réponse est macroéconomique : la dette.

Suite à sa révélation par le journal israélien Calcalist et WikiLeaks, cette proposition a attiré les critiques de la presse israélienne et égyptienne. Il semblerait que Tel-Aviv soit en pourparlers avec le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi pour que l’Égypte accueille la population de Gaza afin de l’installer dans le désert du Sinaï, en échange de l’annulation de la totalité de sa dette auprès de la Banque mondiale.

Le gouvernement israélien pourrait ainsi prendre en charge les dettes de l’Égypte envers des créanciers multilatéraux (tels que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, etc.) ou, avec le soutien des États-Unis, convaincre les pays occidentaux alliés d’effacer les dettes contractées auprès de leurs institutions financières nationales.

Dans le même temps, la possibilité d’une aide économique pour des opérations concrètes a fait l’objet de négociations, comme la proposition du secrétaire d’État américain Anthony Blinken de financer un camp de réfugiés (qui serait plus tard transformé en bâtiments résidentiels) présentée au gouvernement égyptien lors de sa tournée d’octobre dans la région.

Cette ouverture de l’Égypte à la population palestinienne, sous prétexte d’aide humanitaire, dissimule le véritable objectif de la « solution à la crise » imaginée par l’État hébreu : le nettoyage ethnique et la colonisation d’un territoire en échange de faveurs financières, en l’occurrence l’annulation de la dette d’un pays voisin.

L’Égypte, un pays asphyxié par la dette

D’un point de vue macroéconomique, la proposition pourrait être une bénédiction pour le gouvernement d’Abdel Fattah al-Sissi. L’Égypte, un pays de 105 millions d’habitants, est actuellement confrontée à une crise de la dette historique que remarque à peine l’Occident. Bloomberg Economics classe l’Égypte au deuxième rang mondial, juste derrière l’Ukraine, en ce qui concerne la fragilité de sa capacité à rembourser ses dettes. Deux des principales sources de revenus du pays (le tourisme et les droits de transit du canal de Suez) ont augmenté mais pas suffisamment pour honorer ses dettes extérieures, qui s’élevaient à 164,7 milliards de dollars en juin 2023. Une partie de cette dette est détenue par des acteurs régionaux, tels que les Émirats arabes unis, les alliés de l’Égypte dans le golfe Persique. Le reste est dû à des créanciers moins cléments : l’Égypte devait rembourser 2,95 milliards de dollars au Fonds monétaire international (FMI) et 1,58 milliard de dollars à des détenteurs d’obligations étrangères pour la fin de l’année 2023.

L’Égypte, l’un des plus grands importateurs mondiaux de blé et également tributaire de l’importation d’autres aliments de base et de carburant, continue de subir les conséquences de la guerre en Ukraine, d’une inflation croissante, d’une hausse des prix sans précédent et d’un accès réduit à un crédit abordable. En conséquence, le pays est entièrement assujetti aux prêts internationaux octroyés par le FMI et les riches États du Golfe. Cette subordination limite les possibilités d’action de l’Égypte en matière de politique étrangère, rendant difficile et improbable toute initiative menée indépendamment des États-Unis qui, avec les pays européens, dominent la prise de décision au sein des institutions multilatérales telles que le FMI et la Banque mondiale.

On a laissé entendre qu’une décision d’Abdel Fattah al-Sissi de céder à la proposition du gouvernement israélien d’extrême droite de déplacer de force le peuple palestinien en échange de l’annulation de ses dettes pourrait nuire encore à sa popularité et à ses chances dans les urnes. Mais al-Sissi a aujourd’hui remporté les élections, en dépit d’une « solution » en porte-à-faux avec l’opinion largement propalestinienne de sa population, qui descendait dans les rues le 18 octobre en solidarité avec les palestiniens, aux cris de « Pas de déplacement, pas de relocalisation, cette terre appartient aux Palestiniens ».

L’opposition et la population égyptienne sont bien conscientes que les États-Unis constituent un allié, dont le soutien à un gouvernement autoritaire et à ses mesures répressives est en grande partie soumise à l’existence d’Israël. Les États-Unis comptent sur l’Égypte pour endiguer une population massivement antisioniste. Si la situation économique du pays ne s’améliore pas et qu’Israël continue de bombarder les Gazaouis avec la brutalité dont il a fait preuve ces dernières semaines (tuant des milliers d’enfants et de civils), il est possible que l’Égypte n’ait d’autre choix que d’accepter de facto le déplacement de réfugiés sur son territoire en échange d’une aide financière et d’un allègement partiel de ses dettes.

La dette « odieuse », une stratégie de colonisation pas vraiment nouvelle

Les principes qui sous-tendent la proposition du gouvernement israélien, à savoir offrir l’annulation de la dette en échange de faveurs politiques, n’ont rien de nouveau. Il s’agit, hélas, d’un type de pratique fréquemment employée par les riches pays du Nord dans un monde marqué par des systèmes de domination financière néocoloniaux. Les États en difficulté qui contractent des prêts auprès des pays du Nord et des institutions financières multilatérales (comme le FMI, la Banque mondiale, etc.) subissent un sort largement similaire à celui des anciennes colonies. En plus de la problématique économique, la dette peut également être utilisée comme outil d’oppression et d’extorsion : le créancier influence les décisions politiques du débiteur grâce au pouvoir qu’il détient sur lui.

Si l’on prend l’exemple de l’Égypte, ce ne serait pas la première fois que les États-Unis recourent à l’annulation de la dette comme levier pour l’amener à se plier à ses propres exigences politiques. En 1991, les États-Unis et leurs alliés, membres fortunés du Club de Paris, ont renoncé à la moitié des 20,2 milliards de dollars que l’Égypte leur devait en échange de sa participation à la deuxième guerre du Golfe, dans le cadre de la coalition anti-irakienne.

De nombreuses mobilisations sociales (à commencer par la campagne Jubilé dans les années 2000) ont entrepris de dénoncer cette dette « odieuse » en tant que mécanisme d’asservissement et de diffusion de politiques néolibérales hautement préjudiciables à l’environnement et aux droits humains. En tant que riches occidentaux, nous ne devons pas nous taire face à des accords financiers qui encouragent l’épuration ethnique et la colonisation des territoires palestiniens par un gouvernement israélien d’extrême droite.

Heureusement, tous les membres de la communauté internationale ne restent pas silencieux face au massacre en Palestine.

Des pays comme la Bolivie, la Colombie, le Brésil, l’Argentine, le Mexique, l’Afrique du Sud et l’Algérie ont adopté des positions résolument critiques à l’égard des frappes israéliennes. Le président bolivien Luis Arce a rompu les relations diplomatiques avec le gouvernement de Netanyahu, et la Colombie, le Chili et l’Afrique du Sud ont rappelé leurs ambassadeurs d’Israël. Ces mesures ont accompagné la condamnation par l’Argentine et le Mexique de l’attaque du camp de réfugiés de Jabalia à Gaza. En outre, le président colombien Gustavo Petro a annoncé le 9 novembre 2023 que la Colombie appuiera la plainte déposée par l’Algérie contre Israël devant la Cour pénale internationale (CPI). Des voix critiques s’élèvent également au sein de l’Union européenne. Fin novembre 2023, au cours de leur visite au poste-frontière de Rafah entre l’Égypte et Gaza, le président espagnol Pedro Sanchez et le Premier ministre belge Alexander De Croo se sont exprimés contre le massacre par Israël de civils innocents, dont des milliers d’enfants, ce qui a conduit à une crise diplomatique toujours en cours.

Bien tardivement, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France se sont eux aussi joints aux appels en faveur d’un cessez-le-feu en Israël. Le 12 décembre 2023, les Nations Unies ont adopté une résolution non contraignante appelant à un cessez-le-feu humanitaire à Gaza, avec 153 pays votant pour, 23 s’abstenant et 10 contre. L’Ukraine, en guerre contre l’invasion russe, s’est abstenue. Israël et les États-Unis figurent parmi les nations ayant voté contre le cessez-le-feu.

Voir aussi : Pour The Internationalist, Nihal El Aasar parle de la récession économique en Égypte et explique pourquoi il faut mettre l’accent sur le peuple palestinien dans l’évocation du génocide en cours.

Voir l’article original en anglais sur le site de OpenDemocracy