La condition des migrants

, par BELLO Walden

 

Cet article a été publié initialement en anglais par le Transnational Institute. Il a été traduit par Martine Balzot, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

L’expérience du travailleur migrant est de plus en plus partagée. Commençons avec ma propre expérience. Je suis maintenant de retour aux Philippines, mais j’ai été exilé politique aux États-Unis pendant environ 20 ans durant la dictature de Marcos.

À cette époque, j’ai survécu en exerçant divers métiers. J’ai été journaliste, j’ai enseigné, fait des recherches ainsi que des petits boulots dans différentes villes américaines.

De multiples lieux de travail, des identités multiples

Cette expérience de lieux multiples de travail durant la vie active n’est pas très différente de celle d’un ingénieur palestinien qui revient en Cisjordanie ou à Gaza après avoir travaillé au Koweït, en Égypte et aux États-Unis ; ou de celle d’un paysan mexicain qui se rend aux États-Unis pour occuper différents postes, revient dans sa ferme au Morelos pendant de longues périodes pour retourner ensuite à Chicago ; ou encore celle d’une personne originaire du Kérala qui, lorsqu’elle rentre au pays, peut tenir un petit magasin grâce à l’argent gagné par son travail d’agent d’entretien dans les pays du Golfe.

Les multiples lieux de travail engendrent des identités multiples. Au fil du temps, en plus de notre identité d’origine, nous considérons le pays où nous travaillons avec affection, comme notre propre pays, même si celui-ci n’est pas très accueillant avec nous. Et au-delà des identités créées par la nationalité et le lieu de résidence, il y a l’identité de rang social - qui consiste à être conscient de la condition que nous partageons avec tant d’autres personnes de différentes nationalités, et donne le sentiment de faire partie d’une classe laborieuse internationale.

Des réalités négatives et positives

Mais n’idéalisons pas le sort des travailleurs migrants dans une économie mondialisée. La plupart d’entre eux vivent dans l’instabilité et l’insécurité. L’ère néolibérale et son capitalisme détruit les emplois locaux et en crée d’autres ailleurs, obligeant un grand nombre de gens à se lancer dans des voyages transfrontaliers dangereux pour trouver du travail. Le capitalisme tel qu’il est actuellement, déréglementé, est marqué par des périodes d’expansion et de récession. Quand la récession s’installe, le sort des migrants devient périlleux, car les politiciens opportunistes font de cette population des boucs émissaires, les tenant pour responsables des emplois perdus par les travailleurs locaux. Telle est la situation actuelle dans les pays développés, où la discrimination, la répression policière et les expulsions sont omniprésentes. En Europe, ces agissements sont accompagnés d’une stigmatisation culturelle, les migrants d’origine musulmane étant définis comme « les autres ».

Mais ne soyons pas trop critiques non plus à propos des sociétés qui nous accueillent. Ce sont souvent des pays démocratiques où existent des droits et des libertés officielles. Bien sûr, de nombreux migrants sont privés d’un certain nombre de ces droits et libertés mais, à de nombreux égards, ces politiques montrent un modèle de ce qui est possible dans nos pays d’origine, où les droits et libertés sont fragiles voire inexistants, et où la corruption est omniprésente. Les femmes en provenance des pays les moins avancés trouvent dans le pays qui les accueille un niveau de respect et une égalité homme-femme officiellement reconnue qui manquent cruellement dans leur pays d’origine.

Les femmes philippines par exemple ont, en Europe et aux États-Unis, les moyens d’affirmer leur droit à la liberté reproductive par la contraception, mais des réticences séculaires rendront difficile l’accès à ces droits lorsqu’elles rentreront dans leur pays d’origine. A l’étranger, elles ont également le droit de divorcer de maris violents, un droit dont elles sont légalement privées aux Philippines, pays qui est encore régi par un code du mariage médiéval.

La crise économique du pays d’origine

Quand tout a été fait et dit, certainement que s’ils trouvaient les emplois qui leur assureraient une vie décente, la plupart des travailleurs migrants préféreraient vivre et travailler dans leur pays d’origine. C’est pourquoi il est primordial que les défenseurs des migrants comprennent les conditions qui ont rendu l’émigration en provenance des pays les moins avancés aussi répandue durant les trente dernières années.

Les conditions de pauvreté et la détresse économique excluent les personnes de leur propre pays. Ces situations ne sont pas naturelles. Elles ont été créées. Depuis la fin des années 80, les politiques d’ajustement structurel menées par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, ainsi que la libéralisation des marchés promue par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et les accords de libre-échange tel que l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) ont été les plus gros moteurs d’expansion de la pauvreté et de la détresse économique des pays les moins avancés.

Promus sous prétexte d’efficacité, ces programmes ont détruits l’agriculture et l’industrie dans tous les pays les uns après les autres. Au Mexique, les réductions drastiques des aides de l’état, les efforts déployés pour la réforme agraire, et la libéralisation des marchés imposée par l’ALÉNA ont conduits l’agriculture à devenir un secteur déficitaire. Ceci a forcé comme on dit les paysans mexicains à s’expatrier causant un déplacement massif de population vers les Etats-Unis. Aux Philippines, l’ajustement structurel a détruit le socle industriel du pays et, avec lui, des centaines de milliers d’emplois dans le secteur de la production et de l’industrie ; la libéralisation des marchés imposée par l’ALÉNA a rendu l’exploitation agricole peu attrayante pour les paysans dont les produits ne peuvent pas rivaliser avec les marchandises subventionnées déversées par les États-Unis, l’Europe et d’autres pays. Pour un grand nombre de ces fermiers déplacés et leurs enfants, la délocalisation vers une ville est suivie d’une émigration.

L’économie des transferts d’argent

Même si les politiques néolibérales ont participé à la destruction de notre socle industriel et agricole, ce sont souvent les travailleurs migrants qui, maintiennent l’économie locale à flot grâce aux transferts d’argent gagné à l’étranger qu’ils effectuent - c’est sans exagération aucune le cas des Philippines. Les transferts d’argent sont primordiaux, et il faut remercier nos travailleurs migrants pour leur rôle héroïque, même si ce type d’économie ne peut se substituer à une économie locale dynamique. Aux Philippines, malheureusement, nos décideurs ont considéré le transfert de fonds en provenance de l’étranger comme un substitut à la production locale.

La guerre sur deux fronts

Ainsi, pour s’attaquer sérieusement aux problèmes auxquels ils sont confrontés, les migrants et leurs défenseurs ne peuvent pas faire autrement que d’être impliqués dans une guerre ayant deux fronts distincts. Sur le premier front, notre pays d’origine, nous devons nous battre pour mettre fin aux mesures d’ajustement structurel, à la libéralisation des marchés et autres politiques néolibérales qui ont endommagé notre industrie et notre agriculture et détruit des milliers d’emplois. Nous devons dire au gouvernement américain et à l’Union européenne que nous n’avons pas besoin d’aide ; ce dont nous avons besoin, c’est qu’ils cessent de nous imposer leurs accords commerciaux bilatéraux ainsi que leurs accords de partenariat économique. Nos pays réclament un arrêt des programmes d’ajustement structurel toujours en cours dans de nombreux pays d’Afrique. Nous leur demandons également de mettre un terme à la libéralisation du commerce par l’OMC et aux accords commerciaux bilatéraux et multilatéraux. Bien évidemment, le développement passe par d’autres nécessités, mais stopper l’ajustement structurel et libéraliser le commerce sans discrimination est une condition sine qua non, une condition sans laquelle d’autres initiatives de développement locales ne pourront jamais s’épanouir.

Sur le deuxième front, le pays qui nous accueille, l’ordre du jour est clair. Nous devons affirmer avec véhémence la vérité telle qu’elle est : les migrants apportent une contribution très positive à l’économie et à la culture du pays qui les accueille. Nous devons combattre fermement la répression des États envers les migrants et affronter les partis politiques d’extrême droite qui les stigmatisent. Nous devons exiger que cesse l’expulsion des migrants sans papiers, que ceux qui ont des papiers et leurs enfants se voient octroyer rapidement les pleins droits de citoyenneté, et que les sans papiers obtiennent un statut juridique à part entière.

La résolution des problèmes des migrants passera par des avancées sur ces deux fronts. Il n’est pas certain que notre action aboutisse, mais si nous ne relevons pas les défis de part et d’autre, nous sommes sûrs de ne pas atteindre nos objectifs.

Discours prononcé lors de la conférence de l’Action Mondiale des Peuples à l’occasion du Forum Mondial sur la Migration et le Développement, Athènes, Grèce, 1er novembre 2009