L’intelligence des désinformé·es

, par Mouvements , DUCOL Loup

La Fondation Jean Jaurès, l’IFOP et la Fondation Reboot, dans un récent rapport sur la désinformation et le complotisme chez les jeunes affirment que la « génération TikTok » est une génération « Toc Toc ». Les moins de 24 ans croient de moins en moins en la science, sont de plus en plus sensibles aux théories du complot et s’en remettent aux influenceurs pour éclairer leurs choix. Pourtant, individualiser de cette manière la question du complotisme permet surtout de la dépolitiser, tandis que pointer du doigt la bêtise des désinformé·es va à l’encontre d’un principe développé par Jacques Rancière qui permettrait d’appréhender cette question différemment : celui du postulat de l’égalité des intelligences.

Photo David Joyce CC BY-SA

Une étude de la Fondation Jean Jaurès

69% des jeunes français·e de moins de 24 ans se disent en accord avec au moins une théorie complotiste [1]. C’est ce que nous apprend le rapport commandé en fin d’année 2022 par la Fondation Jean Jaurès. L’étude dresse un nombre important de constats et « sonne l’alarme » sur la question de la désinformation des jeunes. Pêle-mêle : 19% pensent que « A l’époque antique, les pyramides égyptiennes ont été bâties par des extraterrestres », 20% que « Les américains ne sont jamais allés sur la lune » ; 31% que « Le résultat de l’élection présidentielle américaine de 2020 a été faussé aux dépens de Donald Trump ».

Ces chiffres ont fait l’objet d’une large réappropriation médiatique en France au début de l’année 2023. Alors que Le Figaro retient que « 71% des jeunes affiliés musulmans réfutent la théorie de l’évolution (contre 27% des jeunes affiliés catholiques) » [2] , la plupart des médias reprennent le cœur de l’argumentaire du rapport : « plus la fréquence de consultation des réseaux sociaux est grande, plus l’adhésion aux contre-vérités augmente » [3]. Cette fois, c’est plus de 80% des jeunes qui consultent les réseaux plusieurs fois par jour qui sont d’accord avec au moins une des idées complotistes proposées. « Cette enquête confirme la corrélation déjà observée entre l’adhésion conspirationniste et des usages informationnels privilégiant les réseaux sociaux comme mode d’accès à l’information et à la connaissance [4] », affirme Rudy Reichstadt, auteur du rapport.

Outre les limites méthodologiques de ce type d’enquête (orientation des questions, absence de problématique, auto-administration du questionnaire, etc.), c’est sur le fond qu’il convient d’interroger sa pertinence. D’autant qu’elle se rajoute à la longue liste des études similaires éclairant la vision médiatique de la désinformation et du complotisme.

Une hypothèse – les jeunes sont « Toc Toc » – est initialement favorisée, et tout est fait pour aller dans son sens. En témoigne l’aspect très buzz des questions autour de la « terre plate », des « martiens », des « influenceurs », etc. Dès sa conception, le questionnaire d’enquête est pensé pour produire des résultats spectaculaires, valorisables médiatiquement plutôt que scientifiquement. Alors que l’apparente neutralité des chiffres et des pourcentages laisse croire à l’objectivité, conclusions et postulats de départ se mordent la queue.

« Loin d’être le fruit d’un réflexe « antiscience » isolé, cette défiance à l’égard des bienfaits de la science va de pair avec une vision du monde […] de moins en moins soumise au cadre intellectuel imposé par les vérités scientifiques établies » [5], affirment les auteur·ices. Ils et elles prophétisent également que « si cette tendance ne s’infléchit pas, on ne voit pas ce qui pourrait empêcher notre société de devenir à moyen terme, par « remplacement générationnel », une société plus perméable à l’imaginaire complotiste et à l’irrationnel qu’aujourd’hui – avec toutes les régressions potentielles que cela implique (extrémisme, obscurantisme…) » [6]. Or, aucunes données ne permettent d’établir de telles conclusions générales et, bien souvent, les hypothèses de départ ne sont vérifiées que par d’autres présuppositions. En effet, qu’est-ce qui leur permet d’affirmer qu’un·e jeune de 16 ans qui dit aujourd’hui penser que « Les Américains ne sont jamais allés sur la lune » sera toujours d’accord avec cette même proposition lorsqu’il ou elle aura 30 ans ? Comment prophétiser de tels changements structuraux sur base de si faibles données empiriques ?

La maladie informationnelle

Fondamentalement, ce type qu’enquête passe à côté du problème. Non pas que la question du complotisme ou de l’influence des réseaux sociaux soit anecdotique. Il est clair que la polarisation des opinions politiques, les biais de confirmations, etc., ont de lourdes conséquences. Pourtant, s’y atteler de cette manière – c’est-à-dire en pointant du doigt l’effondrement structurel de l’intelligence d’une jeunesse Toc Toc – participe du problème plus qu’il n’aide à le résoudre. Si ce sont les jeunes qui sont stigmatisé·es ici, les mêmes procédés se retrouvent ailleurs pour parler des complotistes de manière générale. Cette sorte d’énergumène supposément bête qui s’exprime parfois au détour d’une manifestation ou d’un micro-trottoir. Que sa diction soit maladroite et on en fera un benêt qui amusera les plateaux TV type Quotidien ; qu’il ou elle ait le malheur d’être vindicatif·ve et voilà qu’on aura trouvé l’essence même du propagateur·ice de haine sur internet, du ou de la radicalisé·e à surveiller. Notre approche collective du complotisme est hautaine et méprisante. C’est celle d’une maladie qu’il faut soigner.

Pourtant, le complotisme exprime une façon « de répondre aux aléas et aux tourments de l’existence, […] de construire du sens à tout-va lorsque celui-ci fait défaut » [7]. C’est une adaptation plus qu’un dépérissement. Lyotard montrait déjà l’état d’érosion des grands récits structurants (marxistes, religieux ou autres) en tant que caractéristique de nos sociétés post-modernes [8]. Le fait de vivre aux croisements d’un nombre incalculable de ces récits parait être fondamentalement producteur d’aléas et largement destructeur de sens. Le complotisme est donc une adaptation face à ce malaise. Mais pas seulement. Il est aussi un rejet politique. Dans ce grand carrefour de l’information, pointer du doigt les désinformé·es en affirmant que le problème réside dans leurs croyances farfelues et dans leur crédulité revient à fermer les yeux sur leur défiance réelle à l’égard du politique et sur leur légitime rejet de structures médiatiques et politiques auxquels ils n’auront, de toute manière, jamais accès.

« Au lieu de voir en lui un délire sans cause, ou plutôt sans autre cause que l’essence arriérée de la plèbe, on pourrait y voir l’effet, sans doute aberrant, mais assez prévisible, d’une population qui ne désarme pas de comprendre ce qu’il lui arrive, mais s’en voit systématiquement refuser les moyens. » [9] Loin de l’apathie politique, les complotistes cherchent à comprendre. Alors que certain·es, c’est vrai, s’y perdent dans le dédale médiatico-technique des réseaux, confondent blogs d’opinions et sources d’informations, journalistes et idéologues ; d’autres méprisent tout cela, rejettent en bloc ce en quoi ils et elles ne croient plus, refusent de « s’adapter » au monde médiatique et refusent de croire les pédagogues qui leur expliquent qu’ils et elles doivent se « débunker » pour soigner leur « maladie informationnelle ».

Tenir à l’écart les beaufs et les barbares

Ceux-là montrent aussi que cette vision du complotisme-maladie est affaire de classes. Une précédente enquête (2019) menait la Fondation Jean Jaurès à conclure qu’être diplômé·e, avoir un bon niveau de vie et avoir voté pour Emmanuel Macron en 2017 plutôt que pour Jean-Luc Mélenchon ou Nicolas Dupont-Aignan assurait une meilleure résistance au complotisme [10]. Les capitaux culturels et économiques vaccineraient contre les idées complotistes alors que les classes populaires auraient à l’inverse un terreau fertile au développement de la désinformation. Le mouvement des Gilets Jaunes a par exemple régulièrement été traité sous l’angle de ses dérives conspirationnistes. Ce précédent rapport construit selon les mêmes biais méthodologiques que le suivant montre que 62% des affilié.es Gilets Jaunes souscrivent à l’idée selon laquelle « le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins ». Par ailleurs, les non-blancs habitant·es des quartiers populaires seraient, eux et elles aussi, plus sensible au virus du complot. C’est la raison pour laquelle le rapport de la fondation Jean Jaurès initialement cité (2022) distingue les jeunes catholiques des jeunes musulman·es. Les beaufs et les barbares [11], représentant·es matériel·les de la classe populaire, seraient à surveiller car significativement plus à mêmes de répandre des idées complotistes.

Ces explications statistiques permettent des considérations paternalistes autour de la mauvaise éducation de ces classes sociales qui n’ont « pas les mêmes chances que les autres ». La pauvreté les empêcherait de discerner correctement l’origine d’une information alors que le manque de culture les pousserait à propager des fake news. S’ils et elles sont victimes de la désinformation il faut les excuser, mais aussi les rééduquer et, en attendant, les exclure du débat politique. Pourtant, ce sont précisément ces classes populaires qui rejettent massivement la politique institutionnelle et qui paraissent avoir de bonnes raisons de le faire au vu de la manière dont ils en sont de facto exclus (0,9% de l’Assemblée Nationale est composée d’ouvriers), mais aussi au vu de l’existence historique bien réelle de certains « complots » favorisants des intérêts de classes contraires aux leurs [12]. Comme le montrent Selim Derkaoui et Nicolas Framont [13], le monopole de l’explication légitime permet surtout de dépolitiser leur expression de rejet politique en faisant du complotisme un outil de sélection.

Ainsi, les études types fondation Jean Jaurès mettent en avant, dans une perspective clinique individualisante et apolitique, « les réseaux » (propagateurs), les « jeunes » et/ou les « classes populaires » (personnes à risques), les « désinformé·es » (malades) plutôt que de réfléchir aux causes profondes d’une défiance légitime. Combattre le complotisme ainsi, c’est refuser l’accès au politique à une part de la population considérée comme inapte à y prendre part, c’est tenir à l’écart les jeunes, les beaufs et les barbares.

Supposition de bêtise, supposition d’intelligence

Au lieu de présupposer la bêtise des désinformé·es, au lieu d’essayer de les éduquer, de les soigner, de les faire entrer dans les clous de la raison, peut-être devrait-on, au contraire, présupposer leur intelligence ? C’est ce que propose Jacques Rancière : considérer l’égalité des intelligences non pas comme un but à atteindre, mais comme un point de départ essentiel [14].

Nous sommes inégales et inégaux, c’est un fait. Certain·es sont scolaires, d’autres moins ; certain·es manient les chiffres, d’autres en ont peur ; certain·es aiment lire, d’autres préfèrent les discours. Pourtant, « celui qui part d’une inégalité qu’il prend comme un fait l’admet évidemment » [15] Il n’est pas question pour Rancière d’accepter les inégalités comme fait naturel, mais plutôt d’éviter de les centraliser lors de l’élaboration de processus pédagogiques. En évitant ainsi de les mettre au centre, on renonce à ce qu’il y ait des « inférieur·es » qui doivent être rendu·es égales et égaux par les efforts des « supérieur·es ». Supposer l’égalité des intelligences c’est refuser de fonder l’action dans l’impuissance. Pour cela, il faut, selon Rancière, renverser la logique d’apprentissage afin de tenter de limiter l’émergence de liens de dominations dans les processus de partage de connaissances.

Ainsi, en reprenant les expérimentations pédagogiques de Joseph Jacotot, Rancière avance de manière relativement contre-intuitive que l’explication est moins un outil de connaissance que de domination. Expliquer – amener l’ignorant·e au savoir – accomplit une division fondamentale entre celui ou celle qui possèdent le savoir et celui ou celle qui est ignorant·e. L’enseignement classique repose sur cette idée de transmission verticale du Maitre vers l’élève. Or, un enseignement émancipateur repose, lui, sur l’émulsion des intelligences plutôt que sur leurs créations. L’activité d’apprentissage est une construction réciproque qui suppose l’égalité. « Celui qui enseigne en émancipant sait qu’il est aussi en train d’apprendre et les réponses de l’autre sont de nouvelles questions pour lui. »Ibid.

Force est de constater l’aspect structurel de cette logique pédagogique explicative. Lors de manifestations massives, l’exécutif envoie sur les plateaux télé ses expert·es pour expliquer la réforme ; lors d’un plan de sauvegarde de l’emploi, il convient d’expliquer aux salarié·es licencié·es pourquoi ne sont-ils plus compétitifs ; lors de l’identification d’une nouvelle théorie du complot, nous devons expliquer aux complotistes leurs erreurs. Mais ces derniers ne cherchent-ils pas eux-mêmes à nous expliquer en quoi le monde qui nous entoure est fait de fausses explications ?

Confiance politique ou explication

En quoi Rancière nous éclaire-t-il sur le complotisme et sur le rôle des rapports types fondation Jean Jaurès ? D’abord, ces rapports nous expliquent que la situation est catastrophique : l’intelligence des jeunes se réduit à vue d’œil et il est urgent de déployer de grands moyens pour expliquer aux professeur·es comment ils et elles devront expliquer la pensée critique à la nouvelle génération. Par ailleurs, l’éducation nationale est une lourde machine, c’est pourquoi des expert·es privé·es – par exemple, ceux de la fondation Reboot – peuvent assumer cette tâche explicative grâce à des « modules ad hoc » [16]. Identifier les symptômes, isoler la maladie, appliquer le remède.

Pour renverser cette logique médicale, peut-être devrions-nous plutôt nous émanciper de ces considérations bourgeoises quant à la bêtise du petit-peuple. Considérons, avec Rancière, que chacun·e est à même de révéler son intelligence dans la pratique du politique. Nombreuses sont les expérimentations démocratiques et autogestionnaires qui ont démontré l’intelligence du groupe à qui on fait confiance, de la très institutionnalisée Convention Citoyenne pour le Climat, aux plus informelles assemblées générales des Gilets Jaunes.

Cette idée suppose de se débarrasser des moqueries et des humiliations faites au soi-disant groupe constitué « complotiste ». Oui, certaines théories et méthodes de démonstration des faits sont grossières. Mais, non, s’en moquer – comme le fait ici de la plus sérieuse des manières la fondation Jean Jaurès – ne résout aucunement la situation. Pour lutter contre le complotisme, il parait bien plus utile de politiser au sens large que de rééduquer individuellement les complotistes pour leur maladie supposée. Philippe Merlant propose ainsi de développer un réflexe d’autodéfense intellectuelle passant par de l’éducation politique populaire qui permette de « cultiver le doute » [17]. Marie Peltier recommande pour cela de se passer du dogme la neutralité [18] en évitant de cadrer toute expressions politique naissante et en encourageant, au contraire, l’engagement et le positionnement politique. Rappelons-nous que le premier communiqué de l’Assemblée des Assemblées (ADA) des Gilet Jaunes, en 2019, fait de réflexions politiques collectives et de revendications telles que celle de « l’éradication de la misère sous toutes ses formes », était claire sur ce point : « Avec nos gilets jaunes, nous reprenons la parole, nous qui ne l’avons jamais » [19].

Les complotistes ne sont pas une race à part, malade et désespérée qu’il faudrait exclure lorsqu’ils n’acceptent pas nos explications. Au contraire, le développement de la désinformation parait être la conséquence logique d’une exclusion politique et médiatique. Ainsi, le complotisme est processus plus qu’il n’est individus et l’anti-complotisme devrait être fait de confiance et de réflexions politiques ouvertes plus que de méthodes de rééducation personnalisées. Gardons-nous d’écouter ces sondeurs se prenant pour des médecins, trop heureux de nous faire entrer dans leurs tableaux croisés et d’expliquer le monde par la petite lorgnette de leurs statistiques, car « […] dans le dialogue égalitaire des intelligences, il est possible de dire qu’un ignorant peut être émancipateur et un sage un abrutisseur » [20].

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