Internet et la lutte des Intouchables

, par La Vie des Idées , ZASLAVSKY Floriane

Printemps arabes et mouvements des places des années 2010, mouvement #BlackLivesMatter plus récemment, l’avènement d’Internet a permis une démocratisation de la sphère publique en rendant visibles de nombreuses problématiques jusqu’alors passées sous silence. Mais quelle influence Internet est susceptible d’avoir sur la représentation et les capacités d’action des publics dominés ? Pour y répondre, Floriane Zaslavsky, docteure en sociologie spécialisée dans les liens entre sociologie des médias et sociologie des mouvements sociaux, prend l’exemple du mouvement social indien et de la lutte des dalits pour la reconnaissance de leurs droits.
Le texte ci-dessous est une synthèse de son article paru le 8 juin 2021 sur le site La Vie des Idées.

Niru J. Rathod, 8e enfant d’une famille de 11 filles nées d’un ouvrier du bâtiment dalit, utilise la vidéographie pour le changement social depuis 2006. Elle tourne et produit ses propres documentaires. Elle est une militante vidéo engagée, ayant réalisé des centaines de projections de vidéos dans les villages. où elle s’adresse également à des milliers d’hommes, brisant leurs idées sur ce qu’une femme et un Dalit peuvent faire tout en apportant des changements massifs aux communautés qu’elle documente.
Photo : Suzanne Lee / Marie Claire France (CC BY-SA 2.0)
CC BY-SA 2.0

Les dalits - un terme dérivé du sanskrit qui signifie "opprimé", "brisé" - sont aujourd’hui plus de 160 millions en Inde et continuent d’être les victimes de violences et discriminations. Les communautés sont éclatées et inégalement réparties sur l’ensemble du territoire indien, elles n’ont ni la même langue ni la même histoire. Les groupes comptent des centres et ramifications multiples, sont traversés par des courants divers et évoluent à la marge de l’espace dominant des représentations. Ils sont doublement absents de l’espace médiatique traditionnel : absence physique au sein des rédactions et absence des colonnes des journaux ; ou alors, lorsqu’ils et elles y sont représenté·es, c’est systématiquement de façon négative ou victimaire. Le traitement médiatique, qui couvre de façon fragmentaire les atrocités des "crimes de caste", les prive de leur statut d’événement politique et empêche de les inscrire dans l’Histoire, contribuant in fine à rendre plus difficile la structuration d’un discours autour de ces faits.

Avec le développement d’Internet et des outils numériques, une nouvelle élite militante s’est peu à peu constituée au cours des deux dernières décennies, tournée vers ce qu’elle définit comme de "l’activisme médiatique", qui cherche à contrebalancer la longue privation d’un accès aux médias traditionnels. Les plate-formes numériques permettent, en outre, de constituer une narration et un archivage détaillé des luttes. Cette reprise en main de leurs discours s’accompagne de la mise en place d’une nouvelle hiérarchie à mesure qu’y émergent des leaders. L’accumulation de connaissances et d’une maîtrise technologique a permis à certain·es activistes de se professionnaliser dans la cause militante en ligne et de constituer une nouvelle élite militante désignée comme "soft leader".

La massification de la communauté militante liée à l’avènement des réseaux sociaux contribue à la construction d’un discours commun, au fil des posts et des commentaires, et permet la coordination d’actions collectives parfois multi-situées. Ainsi, des manifestations et sit-in ont été organisés aux quatre coins de l’Inde suite au suicide, en février 2016, de Rohith Vemula, un jeune doctorant qui avait vu sa bourse universitaire gelée, avant d’être suspendu puis exclu par son université en raison de son engagement dans un syndicat dalit. Jusqu’à la fin du printemps, l’affaire a fait la une des journaux. Elle a surtout démontré que la massification de la présence en ligne d’un groupe militant permet une diffusion à grande échelle de ses discours.

Des répercussions concrètes donc mais qui s’accompagnent de nouvelles menaces à la fois extérieures, liées aux ennemi·es idéologiques de la cause tel·les les sympathisant·es du nationalisme hindou, et intérieures du fait de la difficulté à maintenir une cohésion au sein d’un groupe de plus en plus large et disparate. La communauté da-lit, d’une grande hétérogénéité, est subdivisée en de nombreuses castes inégalement réparties sur le territoire indien et avec des pratiques de domination au sein même de la communauté, un vecteur de tensions au sein de ce groupe, contraint de gérer des mémoires différenciées et parfois rivales.

Une autre pierre d’achoppement concerne le changement de l’expression de la représentativité : le régime de représentation autrefois cadré – représentant·es désigné·es lors d’assemblées générales ou d’élections plus ou moins formalisées – est passé à un régime d’influence en ligne, par l’agrégation des micro-actions de l’ensemble des internautes (commentaires, partages, likes et retweets) façonnées par les algorithmes. Ceux et celles qui gèrent les comptes ou les sites les plus visibles, ces nouveaux et nouvelles porte-parole assument ainsi des positions d’autorité inédites et se trouvent aussi auréolé·es d’un nouveau statut, celui de passeur tout en n’ayant de cesse de rappeler leur premier objectif : donner une voix à ceux et celles qui en sont dépourvus. Pour se faire une place dans l’espace public traditionnel, ils et elles en ont peu à peu adopté les règles. Cette démarche implique de maintenir des voix et des enjeux internes sous silence pour ne pas fragiliser une communauté déjà marginalisée. Deux sujets restent ainsi peu évoqués : la marginalisation des femmes et les pratiques discriminatoires entre castes répertoriées.

« Malgré les particularités de la société indienne, l’observation du mouvement dalit en ligne permet de saisir des enjeux qui résonnent aujourd’hui partout dans le monde. Internet est autre chose qu’une terre promise pour les "sans-voix", c’est un espace majeur de recomposition des hiérarchies internes aux mouvements subalternes, et de l’espace public qui peine encore à les intégrer ».

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