État des lieux du contexte numérique pour les défenseurs des droits humains dans 10 pays africains

Sécurité numérique au Tchad

, par AEDH, ritimo, Tournons La Page , DUVAL Virginie, POURCHIER Mathieu

Contexte politique

Selon le point sur la situation du Tchad en 2019 par Amnesty International, « les droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique ont été restreints et le système judiciaire a été utilisé pour réprimer la dissidence. Des manifestations pacifiques ont été régulièrement interdites ou réprimées par les autorités. La liberté d’expression a cette année encore été bafouée. En juillet, le président Idriss Déby Itno a annoncé avoir demandé aux services compétents de lever les restrictions pesant sur les réseaux sociaux en ligne. Les autorités avaient pourtant nié être la cause des blocages constatés depuis mars 2018 ».

Lorsque le président tchadien ordonne le rétablissement de l’accès à tous les réseaux sociaux, après 16 mois de coupures, il a alors expliqué que « la censure était intervenue pour empêcher le mauvais usage des plateformes Internet, notamment pour commettre des attentats terroristes, ou diffuser la haine ». Bien que la durée de cette coupure soit un record, ce n’est pas la première du pays. En effet, en 2016, l’accès aux réseaux sociaux avait été coupé pendant 235 jours.

Dans un communiqué publié en août 2019, le gouvernement tchadien a annoncé qu’il allait renforcer le contrôle et la surveillance des réseaux sociaux en précisant que « cette mesure vise à lutter contre, la cybercriminalité, le cyberharcèlement, et la “mauvaise utilisation des réseaux sociaux” en général ».

Selon l’ONG Freedom House, « Internet et les médias sociaux sont fortement réglementés et restreints. À partir de mars 2018, peu de temps après les manifestations contre les modifications constitutionnelles proposées, les autorités de l’État ont fait pression sur les fournisseurs d’accès Internet au Tchad pour qu’ils bloquent l’accès aux plateformes de médias sociaux et aux applications de messagerie, et ils sont restés inaccessibles à la fin de l’année. En octobre 2019, les tribunaux ont confirmé le pouvoir de l’État de réglementer l’accès à Internet. »

Selon Amnesty, « le 30 septembre 2016, le blogueur Tadjadine Mahamat Babouri (connu sous le nom de Mahadine) est arrêté à N’Djamena. Quelques temps avant son arrestation, Mahadine avait posté des vidéos sur son compte Facebook dans lesquelles il critiquait la gestion des finances publiques. Arrêté par des agents de l’agence nationale de sécurité il aurait été détenu dans des centres de détention non officiels, torturé, privé d’eau et d’alimentation, sans contact avec sa famille ou son avocat. Il sera finalement poursuivi pour avoir porté atteinte à l’ordre constitutionnel, à l’intégrité territoriale, à la sécurité nationale et pour intelligence avec un mouvement insurrectionnel ».

Le Collectif des Associations des Droits de l’Homme (CADG), le Collectif des Organisations de la Société Civile et l’Union des Jeunes Avocats du Tchad ont bénéficié d’une formation sur la Loi 009 du 15 Mars 2015 sur la cybercriminalité au Tchad et la sécurité de nos mails (via les mots de passe). Cette formation a été organisée par Amnesty International.

Une association suisse, Utopie Nord Sud », s’intéresse depuis 2009 « aux questions de communication et d’information en lien avec la promotion de la paix au Tchad ». Elle a ainsi soutenu, en 2012, l’association tchadienne pour la non-violence (ANTV) basée à Moundou, dans son projet de développement d’un parc informatique. L’association Utopie Nord Sud fait partie des quatre ONG ayant soumis, en 2018, un rapport au Conseil des Nations-Unies pour les droits humains contre les coupures internet au Tchad.

S’il ne semble pas y avoir d’association spécialisée dans la défense des droits numériques au Tchad, l’accès à internet semble avoir été régulièrement un motif de mobilisation de la société civile.

En 2018, dix organisations ont appelé à manifester contre les opérateurs télécoms, « pour protester contre les prélèvements abusifs des taxes sur les coûts d’appels téléphoniques, la spoliation des unités d’appels, la mauvaise qualité du réseau, le coût exorbitant de communication qui est le plus cher de l’Afrique, les sonneries improvisées, la médiocrité et la cherté du service internet, les publicités mensongères, les messages non désirés spontanés ».

Contexte légal

Selon Internet sans frontières, « le préambule de la constitution tchadienne s’engage explicitement à respecter les textes internationaux et régionaux de défense des droits humains. Son préambule garantit aussi la liberté e communication, d’expression, de la presse, d’assemblée et d’association (article 27), ainsi que le « droit inviolable aux communications privées (article 45) ».

Les lois dans le domaine des communications électroniques sont très récentes, la première est la Loi N°014/PR/2014 portant sur les Communications Électroniques qui a pour objet, selon son article 4, de « déterminer les modalités d’établissement et d’exploitation des structures et réseaux de communications électroniques, ainsi que la fourniture de services de communications électroniques en République du Tchad. »

L’année suivante est créée l’Agence Nationale de Sécurité Informatique et de Certification Électronique (ANSICE) par la Loi N°006/PR/2015 et modifiée par l’Ordonnance N°002/PR du 1er mars 2019, placée sous la tutelle de la Présidence. Cette dernière a notamment pour mission « de concevoir et de mettre en œuvre les politiques de lutte contre la cybercriminalité telles que définies par la loi ».

La loi mentionnée est la Loi N°009 PR/2015 portant sur la Cybersécurité et la Lutte Contre la Cybercriminalité.
L’article 13 de cette loi permet aux agent habilités par l’ANSICE d’« ordonner à toute personne connaissant le fonctionnement du système informatique ou les mesures appliquées pour protéger les données informatiques qu’il contient de fournir toutes les informations raisonnablement nécessaire […] ». L’article 26 confirme ce droit et l’article 90 punit « d’un emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amende d’un million de francs à dix millions de francs, ou l’une de ces deux peines seulement, toute personne, autre que le mis en cause, qui omet intentionnellement, sans excuse légitime ou justification de se conformer à une injonction des officiers de police judiciaire et des agents habilité par l’ANSICE ».

Au même moment que les deux lois précédentes est adoptée laLoi N°007/ R/2015 portant Protection des Données à Caractère Personnel et la Loi N°008/PR/2015 portant sur les Transactions Électroniques.

Contexte « technologique/industriel »

En 2018, le pays avait l’un des taux de pénétration internet les plus bas (1,7%). Deux opérateurs de téléphonie mobile existaient, mais l’un d’entre eux aurait cessé ses activités en 2004 du fait d’un conflit avec le gouvernement. Toujours selon ISF, un 3e opérateur sera finalement agréé en fin d’année 2004. Le très petit nombre d’opérateurs de téléphonie empêchant de mener des activités de plaidoyer conséquentes. En 2018, il est annoncé que le gouvernement tchadien « a décidé d’enrichir son marché télécoms d’un 4ème opérateur de téléphonie mobile », « avec un appel d’offre international publié en juin 2018 par le ministère de Postes et des nouvelles technologies de l’information et de la communication » (Jeune Afrique précise en décembre 2020 que l’appel d’offres n’avait toujours pas, à cette date, permis de trouver de 4e opérateur).

Dans le dernier rapport de l’observatoire du marché des télécommunications (daté de juin 2020, qui porte sur l’année 2019), l’ARCEP note depuis plusieurs années une « croissance négative du secteur des télécommunications, à l’exception de l’internet ». « Le nombre d’abonnés du secteur des télécommunications au Tchad a connu une croissance de 9,7 % entre 2018 et 2019 » : il y a désormais 7,6 millions d’abonnés (7,6 millions d’abonnés mobile et 2,1 millions d’utilisateurs internet).

Les abonnés se répartissent entre plusieurs entreprises : Airtel, Tigo, Salam (Sotel), Tawali (fixe, Sotel).
Airtel compte 47,9 % des abonnés. Tigo : 51,8 %. Sotel est la société publique tchadienne de télécommunications.
Tigo est la filiale tchadienne de la multinationale basée au Luxembourg, Millicom. En 2016, Millicom « annonce sa sortie du marché africain en raison d’une rentabilité insuffisante et de contraintes réglementaires trop importantes ». En 2020, Tigo est rachetée par Maroc Telecom.
Il a été un temps évoqué qu’Orange rachète la filière tchadienne d’Airtel, mais cela ne semble pas avoir été concrétisé, « à cause de problèmes sanitaires et de l’instabilité politique ».

Le taux de pénétration de la téléphonie mobile est désormais de 40,2 % (En ce qui concerne le taux de pénétration d’internet, les taux varient de 5 % à 12 % selon les sources).

En 2018, l’entreprise soudano-tchadienne, SudaChad, obtient du gouvernement tchadien la concession pour « gérer, exploiter, entretenir et étendre les actifs de fibre pendant 20 ans ».

Sur son site, l’entreprise explique que « l’infrastructure actuelle de SudaChad consiste en 1142 km de fibre entre N’Djamena et Elianna (ville frontalière Tchad-Soudan) avec 48 cœurs et une capacité de réseau de transport jusqu’à 100 G (en service). » Elle précise dans un « message du PDG » que « bien que le Tchad soit un pays sans littoral et que cela affecte fortement l’accès à la communication, sauf par le biais de satellites et la volonté des pays voisins de fournir des capacités Internet puisqu’ils disposent des seuls fournisseurs d’accès à Internet, SudaChad s’est efforcé d’amener une meilleure connexion des capacités Internet au Tchad depuis le Soudan et le Cameroun ».

Pour DigitalBusinessAfrica, « l’attribution de ce marché intervient dans un contexte tchadien marqué par une censure sans précédente des services Internet par le gouvernement. Une situation assez dommageable à l’ouverture du Tchad sur le monde. Ceci, alors que déjà, le pays n’affiche pas de très bons résultats en matière d’inclusion numérique, se classant parmi les derniers en Afrique. Alors que la moyenne africaine en termes d’accès à Internet est de 37,4%, ce taux n’est que de 5% au Tchad. Dans la même veine, alors que le nombre d’utilisateurs de médias sociaux est en augmentation dans d’autres pays africains, au Tchad, c’est plutôt l’inverse. Au cours des douze mois précédant janvier 2019, l’utilisation des médias sociaux a diminué de 150 000 utilisateurs, soit 54%. Ainsi, pour pouvoir permettre à Sudachad de réaliser du bénéfice, il faudra inévitablement procéder à la levée de la suspension d’Internet ».

En juillet 2020, le Tchad a adopté un « plan stratégique de développement du numérique et des postes 2020-2030 ».

Si en juillet 2019, un réseau de fibre optique est inauguré à N’djamena, (la ligne parcourt 1200 kilomètres et doit « couvrir 12 villes de la partie septentrionale du pays »), le Tchad ne dispose pas d’une dorsale nationale, (en décembre 2020, le pays dispose d’un réseau national long de 2200 Km). Le Tchad devrait profiter de la dorsale transsaharienne à fibre optique. Selon l’AFD, le déploiement de cette dorsale sera l’occasion de déployer « un centre de données dans la capitale, l’installation de plateformes d’administration électronique et la mise en œuvre de systèmes intégrés de gestion de l’identification électronique des personnes ». « 503 Km de réseau à fibre optique vont être réalisés sur l’axe Massaguet, Massakory, Mao, Rig-Rig, Daboua, jusqu’à la frontière avec le Niger. »

Lors du lancement officiel du « projet de modernisation des infrastructures des communications », le 7 juillet 2020, « le Directeur général de Huawei Technologie Tchad, M. Kong Ling Yu a présenté les trois composantes du projet à savoir la construction d’un centre de données national, la réalisation d’un réseau à fibre optique sur une distance de 1200 km traversant le pays du Sud à l’Est suivant l’axe Doba-Koumra-Sarh-KyabéAmtiman-Abéché-Amzoer-Guéréda-Iriba ; Maillage de la ville de N’Djaména par la fibre optique sur une boucle de 50 Km et la modernisation du réseau du groupe Sotel Tchad par la construction de 200 sites 2G/3G/4G, un nouveau cœur du réseau ». Dans le même discours, Huawei a annoncé vouloir « accompagner le Tchad dans sa politique économique et social à travers son programme de formation de formateurs en TIC ».

Selon France Info, « suspect en Europe, bloqué aux Etats-Unis, le chinois Huawei triomphe en Afrique (…) Seul le secrétaire kényan du ministère de l’Information et des Télécoms Joseph Mucheru s’est ému des soupçons qui pèsent sur Huawei, selon RFI. Courant décembre, il a demandé à l’Autorité africaine des Télécoms d’enquêter sur l’entreprise chinoise pour vérifier s’il y a ou non un risque d’espionnage des citoyens africains. Une interrogation qui ne part pas de rien puisqu’une affaire d’espionnage au siège de l’Unité africaine, impliquant la Chine, mais démentie par Pékin, avait été dénoncée. »

Parmi les « câbles » diffusés par Wikileaks, on peut lire que Gaby Peretz, CEO de AD. Consultants, une entreprise régulièrement mentionnée dans la vente d’équipements militaires et de technologies de surveillance en Afrique, cite le Tchad parmi ses clients.

En décembre 2019, « le directeur général de l’Agence nationale de sécurité informatique et de certification électronique (ANSICE), Mahamat Aware Neissa, a expliqué que la structure étatique tchadienne a désormais la possibilité de tracer l’origine de la diffusion frauduleuse de documents, photos ou informations sur Internet jusqu’à l’auteur des faits. L’ANSICE a déjà mis en place en son sein, une cellule qui est chargée de la lutte contre la cybercriminalité. La cellule est composée entre autres de policiers, gendarmes, juristes, techniciens en communication et d’informaticiens.
« Supposons qu’aujourd’hui sur internet, les gens filment des images et ils les envoient à 1000 personnes ; nous sommes capables de déterminer le premier et le dernier. Si on a le dernier, on peut déterminer celui qui a filmé, le propriétaire même de l’appareil. Cela veut dire qu’on peut traquer ».

Quelques mois avant, le 12 août 2019, lors de la Journée internationale de la jeunesse, le ministre de la Promotion des jeunes, des Sports et de l’Emploi, Mahamat Nassour Abdoulaye, « avait expliqué que le chef de l’État a « consenti d’énormes sacrifices pour garantir et préserver le Tchad, la sécurité et stabilité, la cohésion sociale ainsi que la concorde nationale entre les différentes couches et communautés ». Le directeur général de l’ANSICE, Mahamat Awaré Neïssa, a réitéré la disponibilité de son institution à « coopérer sans faille avec toutes les institutions nationales œuvrant dans le domaine des TICs pour une lutte plus efficace. » Il a appelé la jeunesse tchadienne à être très vigilante quant à l’utilisation des réseaux sociaux tels que Facebook, WhatsApp ou encore Imo. « L’ANSICE est outillée pour identifier et traquer les criminels qui mettent à mal la cohabitation pacifique au Tchad et les mettre à la disposition de la justice », a-t-il rappelé ».

A l’été 2020, AccessNow explique que « le gouvernement du Tchad a bloqué l’accès à WhatsApp, et jusqu’au 18 août, les autorités ont également coupé l’accès ou ralenti Internet dans certaines parties du pays. Invoquant la nécessité d’empêcher la diffusion de messages “incitant à la haine et à la division” sur les réseaux sociaux, les autorités gouvernementales auraient pris ces mesures drastiques pour empêcher la diffusion d’une vidéo et d’images, prises le 14 juillet 2020, montrant un officier militaire tchadien ouvrant le feu sur un mécanicien qui l’a également attaqué avec un couteau lors d’une dispute ». Selon AccessNow toujours, WhatsApp est toujours coupé à ce jour, en anticipation des élections du 11 avril 2021.

Dans son rapport légal, Facebook annonce qu’entre 2016 et juin 2020, une seule procédure judiciaire et une demande de pouvoir obtenir les informations sur un compte Facebook a été lancée par le Tchad. Sans succès semble-t-il.
Aucune coupure internet n’est comptabilisée chez Facebook pour la période de janvier à juin 2020. Une (longue) coupure est constatée entre le 28 mars 2018 et le 13 juillet 2019.

Les recherches de Marielle Debos montrent que la biométrie prend de plus en plus de place au Tchad.

Points d’attention pour la protection numérique des défenseurs des droits humains

  • Coupures internet
  • Recours à la biométrie
  • Surveillance des réseaux sociaux